Le 22 mars, les Algériens aussi se souviennent de leurs morts
ALGER – « On voudrait comprendre pourquoi entre deux jeunes, qui ont grandi dans le même quartier, fréquenté les mêmes écoles, l’un est devenu islamiste et a égorgé l’autre. Il y a vingt ans, c’était une problématique algérienne. Malheureusement, aujourd’hui, elle est d’actualité ailleurs dans le monde », se désole Nazim Mekbel, contacté par Middle East Eye.
Quand en 2010, Ajouad (les justes, les généreux), le mouvement citoyen dont il est président, cherche une date pour rendre hommage aux victimes algériennes de ce qu’on appelle « la décennie noire », ces dix années de 1990 à 2000 où l’islamisme armé a plongé l’Algérie dans l’horreur, personne ne se doute encore que cette date aurait autant d'écho aujourd'hui. À l'époque, le 22 mars est choisi en référence aux deux marches qui se sont tenues en 1993 et 1994 dans plusieurs grandes villes d'Algérie « pour dire non à l'intégrisme et oui à la démocratie ».
« Nous essayons de donner une identité à toutes ces victimes qui ne sont référencées que par des chiffres »
-Nazim Mekbel, président du mouvement Ajouad
Depuis l’an dernier, ce jour est aussi devenu une date de commémoration pour la Belgique, frappée par trois attentats-suicides qui ont fait 32 morts à Bruxelles. Et depuis hier, le 22 mars sera aussi un jour de recueillement pour le Royaume-Uni où quatre personnes ont été tuées dans une attaque près du parlement à Londres.
« En Algérie, on dit toujours qu’il y a eu 200 000 morts, mais c’est faux », souligne Nazim, dont le père, Saïd Mekbel, ex-directeur du quotidien Le Matin, a été assassiné en décembre 1994. « On ne sait même pas combien il y a eu d’enfants ou de femmes. À Ajouad, nous essayons de les recenser, comme si on rassemblait les morceaux d’un puzzle, pour en faire une base de données. Et surtout, nous essayons de donner une identité à toutes ces victimes qui ne sont référencées que par des chiffres. »
Mais cette journée de commémoration décidée par le mouvement « comme les Juifs l’ont fait pour la Shoah » n’a pas été officialisée par l’État, pour lequel un tel hommage ne pourrait que raviver des clivages dont est arrivée à bout la politique de réconciliation nationale, le projet du président Bouteflika. Pourtant, un militaire assure qu'en privé « de hauts gradés organisent des hommages pour les militaires qui sont tués encore aujourd'hui ». Mais pour que cela ne nourrisse pas un discours « anti-réconciliation nationale », les cérémonies sont tenues secrètes.
D’ailleurs, Ajouad avait prévu d’organiser une conférence à Alger. Mais une autorisation du ministère de la Culture lui a été réclamée, et comme les membres du mouvement ne l'ont pas obtenue, l’événement a été annulé.
« Ce désir de commémoration, pour la décennie noire comme pour la guerre d'indépendance, montre que nous n'avons pas de récit national »
-Adlène Meddi, auteur de polars sur la décennie noire
« Le problème, c'est que les gens ont le sentiment que l'État ne fait pas assez. Il n'y a qu'à voir comment, dès que des appelés sont tués lors d'opérations antiterroristes ou dans des embuscades, les photos sont diffusées sur les réseaux sociaux en un espèce d'hommage informel. Cela renvoie à une véritable demande de reconnaissance du combat contre le terrorisme », analyse Adlène Meddi, auteur de polars sur la décennie noire.
« Ce désir de commémoration, pour la décennie noire comme pour la guerre d'indépendance, montre que nous n'avons pas de récit national », poursuit-il. « La Charte pour la paix et la réconciliation a en même temps imposé les amnisties et refusé les principes de justice et de vérité. Elle a réécrit l'histoire depuis le début des années 1990 selon une version officielle et a "expédié" toute une période en usant du terme "tragédie nationale" et en interdisant légalement de remettre en cause cette version. »
« La nouvelle génération ne doit pas oublier »
Alors qu’en 2011, la démarche d'Ajouad a été plutôt timidement relayée par la société civile, pour la première fois cette année, des inconnus s’en emparent.
À Ighil Nacer, près d'Akbou, en Kabylie, une association de jeunes a organisé un recueillement au cimetière, sur la tombe d'Omar Ourtilane, le rédacteur en chef du quotidien El Khabar tué en octobre 1995, et celle d’un policier, suivi par une conférence animée par Saïd Salhi, de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme.
« Entre 100 et 150 personnes se sont déplacées », relève B. Massinissa, 22 ans, satisfait de cette première édition. Cet étudiant en microbiologie, syndicaliste et militant, explique à MEE que même s'il est né en 1994 et n'a donc que très peu de souvenirs de cette période, « la nouvelle génération ne doit pas oublier les drames des années 1990, au même titre que toutes les victimes et tous les martyrs du combat démocratique en Algérie ».
« À Constantine [dans l’est], des étudiants en ont parlé avec un de leur professeur. Et ce soir à Oran [ouest], une journée contre l’oubli est organisée par plusieurs associations avec la projection d’un film, de la poésie, de la musique, etc. », énumère Nazim Mekbel en se réjouissant de cet engouement. « Détail intéressant : ces jeunes n’avaient même pas 6 ans pendant les années 1990. »
À Montréal, la communauté algérienne se réunit depuis sept ans
À Montréal, où la communauté algérienne s'apprête pour la septième année, à se retrouver pour l'occasion lors d'une soirée « à la mémoire des victimes du terrorisme intégriste en Algérie » vendredi 24 mars, Samir Ben, contacté par MEE, qui dit n'avoir « jamais accepté la Charte pour la paix et la réconciliation qui revient à une absolution totale des terroristes » va plus loin et estime que l'hommage aux victimes doit s'accompagner « d'une commission vérité comme celle qui a été mise en place en Afrique du Sud à la fin de l'apartheid. »
Nazim Mekbel tient à nuancer : « Notre questionnement n’est pas ''directement" politique mais sociétal. Nous aimerions d’ailleurs mettre sur pied un groupe de réflexion transdisciplinaire avec des sociologues, des psychologues, des urbanistes… pour comprendre les mutations de la société algérienne, qui est devenue si violente », précise-t-il en émettant le souhait de voir cette date institutionnalisée comme « journée de la mémoire ». Selon lui, aujourd’hui, la société est « sortie de son deuil », et « prête à parler ».
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