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Le coup d’état d’urgence permanent : l’assignation à résidence en France

Les députés français ont approuvé le mois dernier une autre prolongation de l’état d’urgence. Parmi les mesures que permet cet état d’exception, l’assignation à résidence suscite l’inquiétude des défenseurs des droits de l’homme, qui parlent de discrimination à l’encontre des musulmans
Les forces de l'ordre montent la garde à la tour Eiffel suite aux attaques contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher à Paris début janvier 2015 (AFP)

PARIS – C’est la cinquième prolongation depuis que l’état d’urgence a été instauré le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats de Paris et de Saint-Denis. Défini par une loi de 1955 adoptée pendant « les événements d’Algérie », il consiste en douze mesures de police, mises à la disposition des autorités pour prévenir « une menace à l’ordre et la sécurité publics ». Outre les perquisitions de nuit ou de jour, les interdictions de manifester, les fermetures de lieux de réunions (dont des mosquées), l’une de ces mesures dérogeant aux libertés publiques est l’assignation à résidence d’un citoyen.

Prise par arrêté par le ministère de l’Intérieur, l’assignation à résidence suppose, pour la personne visée, l’obligation de demeurer à son domicile à des heures définies, le pointage au commissariat de la ville où elle habite, et l’interdiction de sortir de cette ville sauf autorisation des autorités donnée sous la forme d’un sauf-conduit.

Le ministère de l’Intérieur et ses relais locaux que sont les préfets peuvent assigner à résidence, selon la loi, toute personne à « l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

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Interrogé par Middle East Eye, Dominique Raimbourg, député socialiste, président de la commission des Lois et co-auteur du rapport de contrôle de l’état d’urgence, indique que « 434 personnes ont été concernées par ces assignations [depuis novembre 2015]. En décembre 2016, au moment de renouveler l'état d'urgence, il restait 95 personnes, dont 47 qui y étaient soumises depuis plus d'un an. En janvier 2017, il ne reste plus que 52 personnes assignées ».

Au-delà des chiffres impersonnels, l’assignation à résidence, et plus largement l’état d’urgence tel qu’il se pérennise, interrogent la société française et l’État de droit dans le pays. Ils sont nombreux, juristes, intellectuels mais aussi hommes politiques à s’inquiéter d’un état d’urgence qui dure, banalisant ainsi des mesures d’exception qui par définition doivent rester circonscrites dans le temps.

L’assignation à résidence, un Patriot Act à la française ?

Sihem Zine, présidente de l’ONG Action Droits des Musulmans (ADM), reste indignée par ce qu’elle qualifie de « Patriot Act à la française ». Elle peut témoigner des vies gâchées des assignés à résidence que l’ADM a aidés, démunis qu’ils étaient devant la machine administrative et policière mise en branle dans une France tétanisée par les attentats.

« On en arrive à mettre les gens en prison chez eux. Ils n’ont plus le droit de travailler. Il est pourtant précisé dans la loi sur l’état d’urgence que les autorités doivent pourvoir à leur besoin. Mais quand on fait des demandes spécifiques dans ce sens, la réponse du ministère de l’Intérieur est de dire que cela n’est possible que si, entre autres, la personne n’est pas assignée à résidence chez elle. Pourtant, nombre de personnes ont perdu leur emploi à cause de ces mesures », indique-t-elle à MEE.

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L’avocat Asif Arif, qui défend actuellement six assignés à résidence, pointe aussi un système tellement dérogatoire au droit commun qu’il ne peut qu’alerter sur le danger qu’il fait peser sur les libertés des citoyens. « L’assignation à résidence limite plusieurs libertés : celle d’aller et venir, d’expression, religieuse, à la vie privée familiale. Et l’assignation s’oppose à un grand principe de droit pénal, la personnalité des peines. Ce principe signifie qu’on n’est responsable pénalement que si on a commis personnellement une infraction », détaille-t-il.

L’assignation à résidence est en effet souvent décidée sur la base des fameuses « notes blanches » des services de renseignements. Ni signées, ni datées, ces notes énumèrent non pas des faits qui pourraient être pénalement qualifiés en crimes ou délits mais des soupçons rendant la personne visée susceptible de constituer « une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

« Par cette manière de faire, les autorités françaises laissent à penser que les musulmans sont coupables du terrorisme en raison de leur appartenance ethnico-religieuse alors même qu’ils en sont aussi victimes […], ce qui fait qu’ils subissent une double peine »

- Sihem Zine, présidente de l’ONG Action Droits des Musulmans (ADM)

Définition large s’il en est, car comme le note pour MEE Laurence Blisson, magistrate et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, « l'assignation se fonde sur une sorte de vague suspicion, sur des critères qui sont extrêmement flous puisque ce dont il est question, c'est d'un comportement susceptible de troubler l'ordre public ».

En outre, l’assignation à résidence, qui est une mesure administrative et non judiciaire, ne permet l’intervention d’un juge administratif qu’a posteriori. « Dans un système classique, une personne ne peut être privée de sa liberté que si un juge judiciaire constate qu'il existe des indices graves et concordants que la personne a commis une infraction pénale. Mais la personne peut se défendre devant le juge. Avec l'état d’urgence, il y a un déplacement sur tous les points de vue. Ce n’est plus un juge judiciaire indépendant mais c'est l'exécutif qui décide, sans débat contradictoire pour la personne », explique Laurence Blisson.

Le seul moyen de contester l’assignation est donc de saisir le juge administratif contre la décision d’assignation. « Nous avons constaté que toutes les personnes assignées n'ont pas saisi le juge administratif. Le contrôle de la légalité de la mesure a donc été aléatoire et n'a jamais été systématique, alors même qu'on parle d'une privation de liberté. Même en cas de saisine du juge administratif, ce dernier a été contraint par le texte de loi, puisque le critère pour pouvoir ordonner une assignation est large », indique la magistrate. En d’autres termes, le contrôle du juge administratif est moins efficace.

Même du côté politique, on en convient, l’assignation à résidence qui dure sans déboucher sur aucune mise en examen pose des questions sérieuses de justice. Jean-Frédéric Poisson, député Les Républicains (LR) et également auteur du rapport sur l’état d’urgence, le concède aisément pour MEE : « Ce qui pose des questions lourdes est le fait qu’un an après, un certain nombre de ces personnes sont toujours assignées à résidence. Cela veut dire que la justice depuis un an soit n'a pas enquêté sur ces personnes pour savoir si oui ou non elles représentent un réel danger, soit a enquêté mais n'a rien trouvé ».

Manifestations contre l’attaque de Charlie Hebdo, Marseille, le 10 janvier 2015 (AFP)

Le risque d’un ciblage religieux et ethnique

Les assignés à résidence l’ont-ils été pour certains car tout simplement musulmans ? La question doit être posée au regard des constats faits par les ONG de défense des droits de l’homme et les juristes. Human Right Watch (HRW), par la voix du directeur de son programme « Terrorisme et contre-terrorisme », Nadim Houry, détaille à MEE : « On a eu connaissance de cas de gens très affectés par les assignations, sans recours. Ces assignations se faisaient de façon discriminatoire, les gens se sentant visés car musulmans. Il y a aussi un manque de transparence des raisons qui les motivent. Les recours possibles sont insuffisants et du fait que ce soit une mesure liée à l’état d’urgence, les standards utilisés sont plus bas que ceux utilisés dans les procédures judiciaires ».

Nils Muiznieks, commissaire aux Droits de l'homme du Conseil de l'Europe, avait d’ailleurs très vite exprimé des inquiétudes relatives à un possible profilage ethnique : « J’ai des doutes sérieux sur leur efficacité [les mesures prises dans le cadre du régime d’exception], j’espère que l’état d’urgence cessera bientôt, car les risques d’abus et de remise en cause de droits sont là, les risques de stigmatisation et d’atteinte à la cohésion sociale sont là ».

Les autorités peuvent ordonner une assignation à résidence pour des « raisons sérieuses » et pour « menace à la sécurité et l'ordre publics. Or, comme le note Asif Arif, « si par exemple, on reproche la fréquentation d’une mosquée considérée comme radicale à une personne qui n’a commis aucun acte de terrorisme, cela la rend-il pour autant coupable de terrorisme ? ».

« Ce qu'on a vu concrètement ce sont des phénomènes de discrimination. Il y a une focalisation et une confusion entretenue entre ce qui peut relever par exemple de pratiques rigoristes de l'islam et une supposée appartenance ou proximité avec les réseaux terroristes »

- Laurence Blisson, secrétaire générale du syndicat de la magistrature

HWR, dans un rapport qui dresse un bilan « catastrophique » des assignations à résidence, donne l’exemple de « Kamel », d’origine maghrébine, assigné à résidence dans une ville de la banlieue de Paris. L’arrêté d’assignation l’accusait « d’être fortement impliqué dans la mouvance islamiste radicale » et de faciliter le départ de recrues pour un djihad violent effectué par des groupes terroristes.

« Si je suis un recruteur, comme se fait-il que je ne sois pas en prison ? » plutôt qu’assigné à résidence, a-t-il déclaré à HRW. « Je pense que c’est la barbe. Quand les politiques visent l’islamisme radical, c’est la barbe. Même un policier m’a dit : ‘’La barbe c’est mal vu’’ ».

Sihem Zine, de l’ADM, ne dit pas autre chose à MEE ; pour elle, « l’état d’urgence en France vise les musulmans en apparence pratiquants ». Elle ajoute : « par cette manière de faire, les autorités françaises laissent à penser que les musulmans sont coupables du terrorisme en raison de leur appartenance ethnico-religieuse alors même qu’ils en sont aussi victimes […], ce qui fait qu’ils subissent une double peine ».

Dès le début de son instauration, le syndicat de la magistrature avait lui aussi fait part de son inquiétude : « Ce qu'on a vu concrètement ce sont des phénomènes de discrimination. Il y a une focalisation et une confusion entretenue entre ce qui peut relever par exemple de pratiques rigoristes de l'islam et une supposée appartenance ou proximité avec les réseaux terroristes », rappelle sa secrétaire générale.

L’état d’urgence, un mal nécessaire ?

Depuis les attentats de novembre 2015 qui ont fait 130 morts et des centaines de blessés, l’état d’urgence semble s’être imposé comme une nécessité. Mais Bernard Cazeneuve, alors ministre français de l’Intérieur, avait averti : les pouvoirs liés à l’état d’urgence « ne signifient pas l’abandon de l’État de droit ». Le 25 novembre, il avait ainsi publié une circulaire à l’attention des préfets les mettant en garde contre tout abus.

Pourtant, lors des débats parlementaires à l’occasion de l’examen du premier projet de loi de prorogation, Manuel Valls, alors Premier ministre, posait que « la sécurité est la première des libertés ».

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Mais une première question se pose : l’état d’urgence et l’assignation à résidence ont-ils montré leur efficacité ? Si l’on s’en tient au seul critère de l’ouverture des instructions judiciaires, le chiffre est faible. Le député Dominique Raimbourg affirme ainsi qu’« en décembre dernier, on était à 4 292 perquisitions qui ont débouché sur 670 procédures judiciaires, parmi ces 670, 61 étaient pour terrorisme, dont 20 pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Ces poursuites n’ont débouché que sur 6 mises en examen, selon le chiffre indiqué à MEE par le syndicat de la magistrature.

Dès lors, faut-il comprendre que 98,6 % des perquisitionnés n’étaient pas liés, au final, au terrorisme ? Que seuls 9 % des procédures judiciaires l’ont été ? Et que seul 0,9 % de ces poursuites a abouti à une mise en examen, ce qui ne signifie pas d’ailleurs condamnation ? Les simples mathématiques l’indiquent en tout cas.

Faut-il comprendre que 98,6 % des perquisitionnés n’étaient pas liés, au final, au terrorisme ? Que seuls 9 % des procédures judiciaires l’ont été ? Et que seul 0,9 % de ces poursuites a abouti à une mise en examen, ce qui ne signifie pas d’ailleurs condamnation ?

Pour le député LR Jean-Frédéric Poisson, cependant, l’état d’urgence a eu son utilité sur la période allant « des attentats du Bataclan à fin février, donc de mi-novembre 2015 à février 2016 ». Pour lui, il y a clairement une période utile. Les mesures adoptées ayant produit « des effets de déstabilisation d'un certain nombre de réseaux ».

Même tonalité chez son collègue du Parti socialiste (PS) Dominique Raimbourg, pour qui l'état d'urgence « a permis une meilleure coopération entre les services de renseignement, la police, la gendarmerie, la préfecture, le procureur, la pénitentiaire, les services éducatifs des mineurs et parfois l'éducation nationale ».

Mais du côté de la police, le ton est moins positif. Le surmenage des effectifs est ainsi pointé par Anthony Caillé, policier et secrétaire général de la CGT police. « Désormais, l'état d'urgence a un effet inverse à celui visé par la lutte contre le terrorisme. Il crée un traumatisme au niveau des fonctionnaires de police, de par les résultats demandés et de par la charge de travail supportée. Au lieu de mettre des policiers dans la rue, là où aujourd'hui on en a besoin, certains doivent rester au poste pour s'occuper des assignations à résidence », fait-il observer à MEE.

Autre question, l’état d’urgence était-il nécessaire pour suppléer à la législation française de lutte contre le terrorisme ? Pas forcément, note Laurence Blisson, pour qui « l'arsenal pénal antiterroriste français est l'un des plus développés en Europe, voire au monde. On a des possibilités d'utiliser un nombre extrêmement important de mesures intrusives qui fait que l'état d’urgence n'était pas nécessaire. Par contre, cet arsenal pénal exigeait un minimum de lien avec la recherche d'une infraction pénale, ce dont le gouvernement a voulu se passer ». 

Même constat du côté du policier Anthony Caillé qui note qu’« aujourd'hui, cet état d'urgence est contre-productif et constitue une grave dérive démocratique. Il fatigue les troupes, alors que l’arsenal juridique de droit commun fonctionnerait tout aussi bien ».       

La police française a été massivement déployée suite aux attaques de Paris en novembre 2015 (AFP).
    

Le coup d’état d’urgence permanent

Pour la cinquième fois en décembre dernier, l’état d’urgence a été reconduit. Des voix s’élèvent, parmi les intellectuels, pour dénoncer une pérennisation d’une exception dangereuse.

De cela les députés interrogés en conviennent aussi : l’état d’urgence a trop duré. Jean-Frédéric Poisson interroge ainsi ouvertement « l'efficacité d’un état d'urgence qui dure ».

Son collègue, Dominique Raimbourg, précise cependant : « On avait pensé que l'état d'urgence allait cesser en juin 2016. Puis est venu l’attentat du 14 juillet à Nice. Désormais, on entre dans une période électorale. Donc il nous a paru préférable de poursuivre l’état d’urgence et d'envisager sa cessation après les élections législatives de juin prochain ».  

« Aujourd’hui, cet état d'urgence est contre-productif et constitue une grave dérive démocratique. Il fatigue les troupes, alors que l’arsenal juridique de droit commun fonctionnerait tout aussi bien »

- Anthony Caillé, policier et secrétaire général de la CGT police

Laurence Blisson se dit pour sa part « inquiète », notant que la France est dans la quasi impossibilité d’en sortir désormais car il s’est « banalisé, tout comme l'idée qu'on puisse priver une personne de liberté sur des bases floues et sur une durée aussi longue ».

Car le problème de la pérennisation de l’état d’urgence n’est pas simplement sa durée, mais un effet moins voyant mais tout aussi inquiétant : l'introduction dans le droit  de dispositifs qui s'en inspirent très largement. Le député Poisson remarque ainsi que « des dispositions qui relevaient de l'état d'urgence, comme la perquisition des coffres de voitures par exemple, ou bien les perquisitions de nuit, ont été intégrées dans le droit commun ».

Cette capillarité insidieuse et invisible rend de fait encore plus difficile la sortie de l’état  d’urgence. Or, si celui-ci devient peu à peu le droit commun, s’« il n'y a plus désormais de réelle différence entre l'état d'urgence et l'État de droit », qu’en sera-t-il si un autre attentat se produit ?

La société française s’habitue doucement à un état d’urgence permanent, en raison précisément des chocs qu’ont constitués les attentats. Une mithridatisation lente mais sûre. Or, comme le notait le rapport parlementaire, « ce n’est que parce que l’état d’urgence a vocation à disparaître qu’il peut s’inscrire pleinement au sein de l’État de droit ».          

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