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Le nouveau « Courant indépendant » libanais

Un ancien général exilé a lancé un nouveau parti politique opposé à toute intervention étrangère au Liban
Beyrouth, la capitale libanaise (AFP)

BAABDA, Liban – Dans le grand salon d’un appartement de Baabda, une banlieue de Beyrouth située à proximité du palais présidentiel, le général Issam Abou Jamra est assis dans un fauteuil confortable, vêtu d’un costume bleu marine. Un plateau contenant deux tasses de café arabe trouble et une part de knafeh sucré se trouve sur une table voisine. Dehors, le soleil du milieu de matinée brille sur le paysage urbain de Beyrouth, se reflétant sur les eaux calmes de la Méditerranée.

Début mars, Issam Abou Jamra (78 ans) a fondé le Courant indépendant, un parti politique naissant ostensiblement opposé à l’ingérence étrangère dans la politique intérieure. L’ancien général n’est toutefois pas un nouveau venu dans la vie politique libanaise.

Issam Abou Jamra a commencé sa carrière dans les forces armées libanaises dans les années 1950 avant de se faire connaître en tant que vice-Premier ministre d’un gouvernement militaire établi dans l’est de Beyrouth par le général Michel Aoun en septembre 1988, pendant les dernières années de la guerre civile au Liban (1975-1990). A cette époque, la légitimité de Michel Aoun était contestée par un gouvernement civil rival soutenu par la Syrie dans Beyrouth-Ouest, qui l’accusait d’extorquer plus de 125 millions de dollars de fonds publics.

Contraint à l’exil en France en 1990 (par un accord négocié par l’ancien président français François Mitterrand), Issam Abou Jamra est revenu au Liban aux côtés de Michel Aoun quinze ans plus tard, en 2005, suite à la fin des trente années d’occupation du Liban par la Syrie. Ensemble, ils ont créé le Courant patriotique libre (CPL), un parti politique chrétien qui a depuis prospéré jusqu’à devenir le deuxième plus grand parti au parlement libanais.

« Les Français voulaient que nous restions et mettions en place un parti politique, mais j’étais contre cette idée », a déclaré Issam Abou Jamra, racontant son expérience au cours des dernières années de la guerre civile. « Je savais que nous nous serions tout simplement faits arrêter puis mettre en prison par le régime syrien. »

« Nous avons décidé de partir en exil, d’attendre et de revenir quand l’occupation syrienne serait terminée, » a-t-il raconté.

Malgré le succès rencontré par le CPL, Issam Abou Jamra a quitté le parti en 2010 pour marquer son opposition à ce qu'il appelle « le style de direction de plus en plus autocratique de Michel Aoun ». L’affiliation du parti avec le Hezbollah et ses alliés étrangers (l’Iran et le gouvernement syrien de Bachar al-Assad) ont également été cités comme des facteurs motivant ce départ. Le Courant indépendant a le soutien d’un certain nombre d’autres anciens hauts responsables du CPL qui ont également pris leurs distances vis-à-vis de Michel Aoun.

Depuis la fin de l’occupation par la Syrie en 2005, la politique libanaise a évolué jusqu’à être dominée désormais par deux blocs politiques : d’un côté, l’Alliance du 14 mars, une coalition soutenue par les Américains, financée par les Saoudiens et dirigée par le Courant du futur sunnite, et de l’autre, l’Alliance du 8 mars, une coalition pro-syrienne soutenue par l’Iran et dirigée par le Hezbollah. En 2006, malgré l’opposition antérieure de Michel Aoun à la présence syrienne au Liban, le CPL a rejoint la coalition du 8 mars.

« Lors les élections de 2009, Michel Aoun a nommé deux candidats n’appartenant pas au parti à des postes ministériels », a déclaré Issam Abou Jamra, revenant sur les raisons de son départ du CPL. « J’étais le numéro deux du parti et on ne m’a même pas consulté. Nous avions 70 000 partisans, certains avaient été emprisonnés pour avoir manifesté leur soutien envers nous pendant notre exil. Et nous avons nominé des personnes extérieures au parti ! »

« Il (M. Aoun) a également créé une chaîne de télévision (OTV) aux noms de sa femme et de sa fille », a poursuivi Issam Abou Jamra.

« Maintenant, je reprends là où j’en étais lors de mon départ en 2010. »

Issam Abou Jamra soutient que la dichotomie actuelle entre les coalitions du 14 mars et du 8 mars qui domine la vie politique libanaise est source de division, d’autant que les partis politiques sont asservis aux intérêts particuliers de leurs soutiens étrangers au lieu de donner la priorité aux intérêts de l’Etat libanais.

« Des partis politiques libanais sont attachés à des puissances étrangères. Cela conduit à des divisions au sein du pays parce que si vous prenez de l’argent de puissances étrangères, il vous faut en fin de compte servir leurs intérêts », a affirmé Issam Abou Jamra, gesticulant pour marquer son incrédulité.

« Certains partis ont davantage de pouvoir que l’Etat lui-même. Je veux créer une nouvelle ligne politique, différente de celles offertes par les blocs du 14 et du 8 mars, une ligne qui professe la prédominance des Libanais. »

L’intervention militaire du Hezbollah en appui au gouvernement de Bachar el-Assad en Syrie a exacerbé les tensions politiques entre les blocs du 14 mars et du 8 mars, et en particulier entre le Courant du futur et le Hezbollah. Les menaces de sécurité accrues que posent des groupes militants le long de la frontière du Liban avec la Syrie (en particulier depuis que des hommes armés affiliés à l’Etat islamique et Jabhat al-Nosra ont temporairement envahi la ville frontalière d’Arsal en août 2014) ont forcé les deux groupes à dialoguer dans l’intérêt de la sécurité nationale.

Cependant, les succès tangibles de ce dialogue sont à ce jour limités à une campagne visant à retirer tout visuel politique susceptible de créer des divisions dans les quartiers démographiquement mixtes de Beyrouth et d’autres grandes villes libanaises.

Pendant ce temps, l’immobilisme touche le parlement.

Le Liban est resté sans président pendant dix mois, les blocs du 8 mars et du 14 mars n’étant pas parvenus à s’entendre sur un candidat consensuel. En outre, en novembre dernier, le parlement a étendu son mandat jusqu’en 2017, un acte qui, selon Issam Abou Jamra, a compromis sa légitimité.

« Au début de la guerre en Syrie, le gouvernement n’a fait aucun effort pour empêcher les gens d’aller se battre », s’est exclamé Issam Abou Jamra. « Nous aurions dû envoyer nos forces armées à la frontière et demander l’aide des Nations unies. Je ne vois aucun inconvénient à ce que le Hezbollah soutienne l’armée libanaise le long de la frontière et, sous son commandement, défende le territoire libanais. Mais cela devient un problème si le Hezbollah ainsi que les sunnites libanais se battent à l’étranger. »

« Le dialogue (entre le Courant du futur et le Hezbollah) n’est rien. Les députés de ces groupes se battent en même temps les uns contre les autres au parlement. Ils ne font probablement que se disputer sur la façon de se répartir les futurs bénéfices des ressources gazières et pétrolières présentes au large des côtes », a-t-il déclaré.

La priorité actuelle du Courant indépendant, fait remarquer Issam Abou Jamra, est d’établir des bureaux dans les municipalités locales dans tout le Liban avant les élections législatives repoussées en 2017. Des efforts seront également faits pour toucher la communauté des expatriés libanais vivant à l’étranger, une tactique mise en œuvre par le CPL dans le passé.

« Nous voulons qu’ils se sentent impliqués dans les affaires du Liban », explique Issam Abou Jamra. « En 2017, nous visons à obtenir des sièges au parlement et à redynamiser la politique libanaise – comme lorsque le CPL a été fondé et que les gens ont commencé à quitter Ahrar (le parti national libéral) et le Parti Kataeb pour le rejoindre. »

Malgré les proclamations d’Issam Abou Jamra selon lesquelles tous les Libanais sont les bienvenus dans le Courant indépendant, ses détracteurs ont allégué que – comme le CPL – le parti attirera davantage la population chrétienne du Liban. Ce que conteste Issam Abou Jamra.

« Il ne devrait y avoir aucune religion en politique. Jusqu’à présent, des sunnites, des chiites, des druzes et des chrétiens m’ont contacté, beaucoup me connaissent du temps où j’étais au CPL et dans les forces armées », a-t-il répondu d’un ton dédaigneux.

Retournant aux préoccupations les plus pressantes, Issam Abou Jamra fait observer que quelles que soient les aspirations du Courant indépendant, le parlement libanais doit absolument élire un nouveau président (une fonction qui, selon la constitution, revient obligatoirement à un chrétien maronite) pour garantir la légitimité de l’Etat.

« Il y a d’autres questions qui devront être abordées à l’avenir, certains déséquilibres. Par exemple, il est inscrit dans la constitution qu’un président doit se retirer après un mandat de six ans, mais le président du parlement (une fonction qui, selon la constitution, revient obligatoirement à un musulman chiite) peut chercher à se faire réélire immédiatement après un mandat de quatre ans. Cela en fait une sorte de position féodale », s’est exclamé Issam Abou Jamra.

« Toutefois, la priorité est désormais de changer impérativement la constitution de sorte que, à la fin du mandat du président, celui-ci continue à jouer son rôle fondamental de chef d’Etat jusqu’à l’élection de son successeur. »

« Cela va créer plus de dynamisme parce que l’objectif de ses opposants sera de l’évincer. Nous avons connu de telles vacances présidentielles en 1988 et en 2007, et encore aujourd’hui. Le système politique doit être critique, vous ne devez pas envoyer les gens dans le mur », a-t-il lancé.

La vacance présidentielle actuelle du Liban est due en grande partie à l’intransigeance des blocs du 14 mars et du 8 mars qui persistent à présenter les candidatures de deux candidats symbolisant les divisions de la guerre civile. Plus de vingt-deux sessions visant à élire un nouveau président ont été tenues depuis mai 2014. Aucun des candidats actuels n’est susceptible de gagner le nombre de voix requis pour assumer cette fonction. Michel Aoun, ancien allié d’Issam Abou Jamra, est le candidat proposé par la coalition du 8 mars.

« Ces candidats paralysent l’Etat », note Issam Abou Jamra, refusant de commenter davantage la question.

Au cours du dernier mois, Issam Abou Jamra a multiplié les réunions et les entretiens avec les chaînes de télévision et les journaux locaux et régionaux, désireux de promouvoir la création du Courant indépendant. Cependant, les médias locaux n’avaient pas tous très envie de tendre le micro à l’ancien général. Les réseaux de médias affiliés au CPL et aux aounistes n’ont pas abordé le sujet. Issam Abou Jamra semblait perplexe.

« Chaque parti au Liban possède ses propres chaînes de télévision et de radio et des journaux affiliés, donc s’ils ne veulent pas parler de moi alors ils n’ont pas à le faire », a conclu Issam Abou Jamra, un sourire entendu sur le visage.

« Je vais continuer à faire ce que j’ai à faire. »


Traduction de l'anglais (original).

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