« L’ère des femmes » en Syrie : la guerre a vidé le pays de ses hommes
DAMAS – Dans les rues de la capitale syrienne, dans les magasins et les universités, une question à laquelle il est difficile de répondre taraude : où sont les hommes ?
Avant les sept années de guerre en Syrie, il était peu courant de voir des femmes conduire des taxis ou servir des boissons dans les cafés, des emplois occupés traditionnellement par des hommes.
Mais désormais, les femmes, à l’instar de la conductrice de taxi Jamila Ashkar (40 ans), se retrouvent de plus en plus souvent derrière le volant ou le comptoir, remplissent les couloirs des universités et travaillent dans les champs de Syrie.
Les raisons sont nombreuses. Des millions d’hommes ont fui le pays pour échapper aux combats ou pour concrétiser leur rêve de vivre à l’étranger. D’autres – de tous côtés du conflit – sont restés et ont perdu la vie au combat, certains par choix, d’autres contraints et forcés.
Des centaines de milliers de personnes sont mortes au cours de la guerre en Syrie, en grande majorité des hommes.
Pendant des années, de nombreux Damascènes quittaient rarement leur domicile, redoutant les bombardements rebelles quasi-quotidiens visant les quartiers résidentiels de la capitale.
Aujourd’hui, cette menace s’est atténuée, les banlieues de la capitale étant retournées aux mains du gouvernement.
Mais de nombreux autres Syriens se cachent toujours chez eux pour tenter d’échapper à la conscription dans l’armée et à l’envoi sur le front.
De nouveaux rôles
Alors que la répartition de la population était relativement équilibrée avant la guerre, on compte aujourd’hui un homme pour sept femmes selon la Commission syrienne des affaires familiales, une ONG qui s’intéresse aux questions démographiques.
Les chiffres officiels dépeignent une situation légèrement différente. D’après Tishreen, un journal d’État, sans compter les hommes qui combattent et ceux qui ont émigré, 65 % des Syriens sont des femmes contre 35 % d’hommes.
« Il n’y a pas de honte à travailler, la honte survient quand on commence à mendier »
- Jamila Ashkar, conductrice de taxi
Tandis qu’Ashkar parcourt la ville, portant une casquette noire par-dessus son hijab, les passagers sont amusés de la voir derrière le volant. Mais comme elle le dit, son travail n’est pas aussi étrange que la guerre.
« Mon mari a été tué pendant la guerre », a-t-elle confié à Middle East Eye. « J’ai perdu ma maison, j’ai des enfants et je dois les nourrir. J’ai donc décidé de travailler en utilisant le taxi de mon mari. »
Pour travailler, elle a été contrainte de s’endurcir pour clouer le bec aux chauffeurs de taxi qui essaient de la harceler ou de se moquer d’elle.
Sa détermination à subvenir aux besoins de ses trois enfants, explique-t-elle, est plus forte que les quelques regards de travers de ceux qui ne sont pas habitués à voir une femme faire ce qui est considéré comme un travail d’homme en Syrie.
« Il n’y a pas de honte à travailler, la honte survient quand on commence à mendier », affirme-t-elle.
Jamila Ashkar refuse de se faire photographier – non parce qu’elle a honte, mais parce qu’elle ne veut pas être considérée comme un phénomène étrange.
Une ville sans hommes
Dans la petite ville de Sheikh Badr, dans la province côtière de Tartous, à quelques heures de la capitale, des photos des hommes tués pendant la guerre recouvrent pratiquement tous les murs.
Il y a également des photos de soldats disparus, accompagnées de mentions telles que « Puisse Dieu le ramener sain et sauf ».
Chaque jour, alors qu’Alia se rend dans les champs s’occuper des oliviers, elle voit les photos de ses anciens amis sur les murs. Désormais, il ne lui reste que ses amies.
« J’ai peur de rester seule toute ma vie, il n’y a plus d’hommes dans notre ville. Qui épouserai-je ? », demande cette étudiante de 23 ans.
« J’ai peur de rester seule toute ma vie, il n’y a plus d’hommes dans notre ville, qui épouserai-je ? »
- Alia, étudiante
Au début de la guerre, lorsque les rebelles gagnaient du terrain, de nombreux Syriens qui restaient fidèles au président Bachar al-Assad craignaient que les combattants atteignent leurs villes et villages et les ravagent.
En conséquence, beaucoup ont rejoint les forces du gouvernement pour combattre, tandis que d’autres ont été contraints de s’engager, n’ayant pas les moyens de payer pour échapper au service militaire.
La situation n’était pas meilleure dans les zones contrôlées par les forces de l’opposition syrienne : à mesure que la guerre avançait, combattre n’était plus une cause idéologique mais une nécessité pour gagner sa vie.
Alia et bon nombre de ses amies à Sheikh Badr redoutent de rester célibataires.
Désormais, elles ont toutes repris les rôles réservés traditionnellement aux hommes. Alia rapporte que dans son groupe d’amies, toutes ont l’impression d’être devenues des hommes elles-mêmes.
La guerre a fatigué la population syrienne.
Alia porte un large chapeau de paille et son visage semble fatigué. Elle confie ne pas s’être épilé les sourcils depuis longtemps.
« Pourquoi prendre soin de moi et pour qui me maquiller ? Personne ne me regarde. »
« Seules les photos me regardent, mais elles ne me sentent pas », ajoute-t-elle en regardant les photos des jeunes morts de Tartous.
« C’est ma chance d’être à ma place »
Un, deux, trois jeunes hommes, pas plus. Bienvenue à l’université de Damas.
« Ce sont des années où il n’y a que des femmes, c’est l’ère des femmes. Non seulement au travail, mais aussi à l’université », constate Mirella Ahmad, une étudiante de 27 ans.
Les statistiques fournies par l’Université de Damas montrent que dans chaque collège ou faculté, à l’exception de la faculté de médecine, le nombre d’étudiantes excède celui des étudiants.
La jeune femme regarde ses doigts, puis ceux de son amie à côté d’elle. Elle cherche une bague, le signe de fiançailles ou d’un mariage.
« Les doigts sont nus, aucune ne porte de bague et il n’y a aucun homme pour les tenir », déclare Ahmad.
Le point positif, c’est que les Syriennes expliquent que la situation leur a donné une chance de prouver leur force et leurs capacités, et qu’elles sont au niveau de leurs pairs masculins.
Catherine est l’une de ces femmes. Depuis cinq ans, elle travaille en tant que photographe pour une agence de presse internationale.
« Tout n’est pas mauvais dans la guerre. Il y a des aspects positifs. Elle m’a donné l’opportunité, à moi et à bien d’autres femmes, de venir sur le devant de la scène »
Catherine, journaliste
Le journalisme est l’une de ces professions autrefois dominées par les hommes.
Mais, Catherine, qui ne souhaite pas donner son nom de famille, est l’une des nombreuses femmes qui ont trouvé la liberté et l’indépendance en couvrant la guerre.
Elle dit aimer s’habiller comme ses collègues hommes et être accompagnée par les forces pro-gouvernementales lorsqu’elle se rend sur le front. « C’est ma chance d’être à ma place », déclare-t-elle à MEE.
« Tout n’est pas mauvais dans la guerre. Il y a des aspects positifs. Elle m’a donné l’opportunité, à moi et à bien d’autres femmes, de venir sur le devant de la scène. »
Traduit de l’anglais (original).
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