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Les forces syriennes à Afrin – délivrance pour les Kurdes ou pacte avec le diable ?

Un accord de partage du pouvoir entre Damas et les Kurdes pourrait exposer ces derniers à la pression d’Assad
Un combattant de l’Armée syrienne libre soutenue par la Turquie transporte des jumelles militaires, au nord de la ville d’Afrin (Reuters)

QAMICHLI, Syrie – L’arrivée à Afrin des forces gouvernementales syriennes ne signifie pas nécessairement un conflit syro-turc, mais pourrait avoir des conséquences majeures sur la guerre civile syrienne et les rapports de force régionaux, selon des analystes et des acteurs du conflit situés dans l’enclave kurde.  

Des responsables kurdes ont déclaré dimanche que des pourparlers de quatre jours les avaient rapprochés d’un accord sur la présence du gouvernement syrien à Afrin, assiégée depuis plus de trente jours par les rebelles soutenus par Ankara et l’armée turque, laquelle éloigne sa « ligne de contrôle » de la frontière turque pour la faire avancer en Syrie.

Lundi, les médias officiels syriens ont déclaré que ce n’était qu’une question d’« heures » avant que le gouvernement n’envoie des forces dans la région pour « repousser » les forces turques, et mardi, des unités pro-régime sont entrées sur le territoire d’Afrin pour, selon Damas, défendre l’intégrité du territoire syrien.

« Nous, les FDS, appelons le régime à remplir son devoir »

– Nouri Mahmoud, porte-parole des YPG

Ankara cible à Afrin les forces des YPG (Unités de protection du peuple, kurdes), qu’il décrit comme une « force terroriste » liée au PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, avec lequel la Turquie est en conflit depuis plusieurs décennies. Les YPG ont démenti les liens, accusant à son tour la Turquie de travailler avec des groupes comme l’État islamique.

Le gouvernement syrien a affronté les forces kurdes par le passé, mais a largement épargné le territoire kurde et a accepté des accords de partage du pouvoir, comme à Qamichli, alors que ses forces combattent les rebelles révolutionnaires et des groupes tels que l’État islamique.

Nouri Mahmoud, porte-parole des YPG, qui font partie des Forces démocratiques syriennes (SDF), a déclaré à Middle East Eye qu’il attendait du gouvernement syrien qu’il « rempli[sse] son devoir » en défendant le territoire syrien contre l’incursion turque.

« Nous, les FDS, appelons le régime à remplir son devoir, a-t-il déclaré. S’il y a des attaques extérieures, nous devrons oublier nos différences internes et protéger la Syrie. Mais le régime n’a pas encore rempli son devoir à Afrin.

« Si nous réglons ce problème, nous pourrons résoudre nos différends. »

Un combattant rebelle syrien soutenu par la Turquie monte la garde récemment sur une route menant à Afrin (AFP)

« Pas de conflit direct »

Néanmoins, un déploiement du gouvernement syrien n’est pas vu en Turquie comme l’étincelle d’un conflit direct entre Ankara et Damas.

Ahmet Kasım Han, professeur de relations internationales à l’Université Kadir Has d’Istanbul, a déclaré que tout effort déployé par le PYD/les YPG pour présenter l’arrivée des forces syriennes comme une victoire allait « au-delà du ridicule ».

« Ils finissent par céder du territoire qu’ils espéraient utiliser comme monnaie d’échange pour obtenir des concessions majeures du gouvernement syrien et ce, pour rien », a-t-il précisé.

« Cela permet également de valider la position de la Turquie selon laquelle l’opération Rameau d’olivier prône l’intégrité territoriale de la Syrie. »

« La Turquie et l’ASL […] seront très heureuses de consolider et de maintenir cette nouvelle ligne de contrôle »

– Ahmet Kasım Han, professeur de relations internationales

Han, qui a été l’un des premiers analystes à avoir prévu l’offensive turque à Afrin, a indiqué que l’arrivée potentielle des troupes gouvernementales syriennes à Afrin ne changeait pas sensiblement la situation.

« La Turquie et l’Armée syrienne libre sont satisfaites des gains qu’elles ont réalisés jusqu’à présent. Elles seront très heureuses de consolider et de maintenir cette nouvelle ligne de contrôle », a-t-il affirmé.

Selon le chercheur, si le risque d’escalade régionale existe toujours, il est à Afrin bien moins élevé que dans d’autres régions de Syrie.

« Les forces du gouvernement syrien seraient très stupides d’attaquer les troupes turques au nom du PYD/des YPG », a-t-il indiqué.

« Je n’ai aucun doute quant au fait que les forces syriennes finiront par prendre le contrôle d’Idleb, par exemple. Des endroits comme celui-ci et d’autres lieux en Syrie pourraient s’avérer plus importants quant à une escalade du conflit régional.

« En ce qui concerne Afrin, la position russe constituera le facteur déterminant. »      

Han a également affirmé qu’il était probable que ce soient les forces soutenues par l’Iran plutôt que les troupes régulières du gouvernement syrien qui entrent à Afrin.

Kurdes syriens en deuil dans la ville septentrionale d’Afrin, lors de funérailles de combattants tués au cours d’affrontements, le 18 février (AFP)

« La Turquie va quitter la Syrie »

Qu’apporterait donc aux Kurdes un accord avec le gouvernement syrien ?

Selon la Firat News Agency (ANF), une agence de presse semi-officielle proche des YPG, des négociations ont eu lieu entre les YPG et des commandants de l’armée syrienne ces derniers jours ; celles-ci ont initialement calé en raison d’interruptions russes.

L’accord comprendrait une zone d’exclusion aérienne au-dessus d’Afrin et permettrait au gouvernement syrien d’établir une base, selon l’ANF. Les Kurdes céderaient également des points frontaliers à l’armée syrienne, a ajouté l’agence de presse. 

Sihanouk Dibo, conseiller de la présidence du PYD – la branche politique des YPG –, a déclaré à MEE qu’il pensait qu’un tel accord laisserait à la Turquie le choix entre quitter la Syrie et affronter une autre faction sur le champ de bataille.

« Nous n’accepterons pas que la situation à Afrin retourne à ce qu’elle était en 2011, comme le veut le parti Baas à Damas »

– Sihanouk Dibo, conseiller du PYD

« La question n’est pas de savoir si nous aurons un accord tactique ou stratégique avec le régime [syrien]. La question est de savoir si la Turquie l’acceptera – et elle ne l’acceptera pas, car la Turquie ne pourrait alors plus rester en Syrie », a ajouté Dibo.

Cependant, il a indiqué que le gouvernement syrien ne serait pas autorisé à prendre le contrôle de la région ; il faudrait notamment que Damas accepte une administration locale dans le nord de la Syrie et partage les ressources naturelles et les services, a-t-il poursuivi.

« Nous n’accepterons pas que la situation à Afrin retourne à ce qu’elle était en 2011, comme le veut le parti Baas à Damas, a soutenu Dibo. Il y aura des négociations et des compromis. »

Les Kurdes ont déjà rejeté une proposition russe de transfert du contrôle d’Afrin à Damas, faite avant le début de l’incursion turque.

Shahoz Hassan, le chef du PYD, a déclaré qu’il rejetait les options russes.

« La Russie dit : soit la Turquie vous attaquera et occupera Afrin, soit le régime viendra et entrera à Afrin. Et nous n’acceptons pas cela », a-t-il affirmé.

« Nous affirmons qu’au sein du système fédéral en Syrie, nous pouvons parvenir à un accord et que le régime protégera ses frontières à Afrin, mais nous ne ferons aucun compromis sur son administration. »

Une femme porte une couronne de rameaux d’olivier sur la tête en défilant avec un drapeau orné d’un portrait d’Abdullah Öcalan, chef du PKK, lors d’une manifestation contre l’opération Rameau d’olivier dans la ville kurde de Jandairis

La question américaine

Un tel accord soulèverait également des questions quant à la présence militaire américaine dans le nord de la Syrie et à son alliance continue avec les YPG/FDS dans la lutte contre l’État islamique.

En janvier, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson a déclaré que les troupes américaines resteraient en Syrie, non seulement pour combattre les militants de l’État islamique, mais aussi pour contrer le président syrien Bachar al-Assad et son allié, l’Iran.

Selon Aaron Stein, chercheur au Centre Rafic Hariri pour le Moyen-Orient du think tank Atlantic Council, les États-Unis pourraient finalement accepter un accord entre le gouvernement de Damas et les groupes kurdes.

« Cela dépend des termes, bien entendu, mais dans l’abstrait, le régime reprend le contrôle du territoire qu’il avait perdu », a-t-il indiqué.

« Les États-Unis pourraient acquiescer calmement. Si les YPG le veulent, que peuvent faire les États-Unis ? Ils doivent gérer cette relation au profit de la lutte contre l’État islamique », a-t-il ajouté.

Un accord éventuel entre les Kurdes et les États-Unis pourrait également offrir aux Américains une échappatoire pour quitter la Syrie, dans la mesure où ils ne souhaitent probablement pas maintenir éternellement leurs troupes sur le sol syrien.

Aron Lund, chercheur à la Century Foundation, estime qu’un accord éventuel nuirait aux rebelles syriens, qui détiennent encore certaines zones à la frontière turco-syrienne.

« Il se peut que l’objectif ne soit pas de reprendre les zones capturées par la Turquie et ses alliés rebelles, mais simplement de les arrêter.

« Les YPG essaient de vendre cela comme une concession limitée sur la sécurité des frontières, mais je soupçonne qu’Assad se sera servi sur la bête – peut-être sous la forme d’un certain niveau de contrôle politique et administratif, malgré les démentis des YPG, ou de concessions en rapport avec leurs relations en dehors d’Afrin », a-t-il indiqué.

Char turc en attente à la frontière avec Afrin, avant le début de l’offensive (Reuters)

Des gagnants et des perdants

Lund a déclaré que la question principale serait de savoir si la Russie était prête à approuver un accord de compromis entre Damas et les Kurdes.

L’accord « arrêterait de manière décisive la Turquie dans son élan », a-t-il estimé. 

« Ils ne peuvent pas affronter une combinaison entre Assad et les YPG si la Russie met ses défenses et ses avions à la disposition d’Assad », a-t-il affirmé.

À LIRE : Pourquoi la Russie a-t-elle abandonné Afrin ?

« Mais surtout, selon ce qui a été convenu, la Turquie pourrait juger comme étant assez convenable une solution où Assad prendrait en main l’enclave kurde. »

Ils préféreraient que les YPG soit anéantis, mais si Assad peut exploiter cette opportunité pour enchaîner les Kurdes à l’État syrien, alors peut-être que cela satisfera les besoins sécuritaires et politiques les plus urgents d’Ankara.

Les grands perdants dans cette équation, bien entendu, seraient les rebelles syriens – qui se rendraient alors compte qu’ils ont dans l’absolu joué le rôle du méchant face au gentil Assad, qu’ils laisseraient repartir avec le butin. »

– Suraj Sharma a contribué à ce reportage depuis Istanbul.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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