Les juifs, l’argent et l’antisémitisme : comment est née la haine mythique du juif
À première vue, il est difficile de faire lien entre le dessin animé américain à grand succès Les Griffin et une exposition traitant de l’antisémitisme. Mais si vous vous rendez au Musée juif de Londres, vous risquez de tomber sur des extraits de la série.
Si vous visitez l’exposition qui se tient jusqu’au 17 octobre, « Jews, Money, Myth », à un autre moment, vous pouvez aussi tomber sur South Park ou Borat ou sur des personnalités politiques comme Donald Trump ou Nigel Farage (leader du Parti du Brexit).
Tous ces personnages ont un rôle dans une vidéo tournée par l’artiste lauréat du prix Turner, Jeremy Deller. Celle-ci rassemble des scènes – satiriques et franchement terrifiantes – véhiculant des stéréotypes colportés de longue date qui ne sont pas prêts de disparaître : les juifs sont avides et aiment l’argent par-dessus tout.
À travers des manuscrits, des tirages, des objets de culte, des œuvres d’art et des pièces éphémères du patrimoine culturel, comme des jeux de société et des costumes, l’exposition retrace l’histoire complexe des stéréotypes qui se sont construits au fil des deux derniers millénaires.
Ces clichés remontent au fondement de la théologie qui fait le parallèle entre les juifs fortunés et les mythes et la réalité des usuriers juifs au Moyen Âge. Le visiteur est ensuite transporté dans le monde moderne du commerce et du capitalisme, à une époque où l’existence des juifs appartenant à la classe ouvrière est souvent occultée et où les conspirations antisémites selon lesquelles le monde serait dirigé par une cabale de banquiers juifs malveillants continuent d’empoisonner le discours politique aux États-Unis, au Moyen-Orient et ailleurs.
Judas, pièces d’argent et trahison
L’histoire commence, plus ou moins, à l’époque de Jésus, et du destin de son disciple Judas Iscariote, qui selon la Bible a trahi le Christ en le dénonçant auprès des grands prêtres juifs en échange de 30 pièces d’argent.
À l’instar de Jésus et de ses disciples, Judas était juif. Mais à partir du XIIe siècle, ce dernier devient l’incarnation de tous les juifs, à une époque où ils sont amenés à endosser des rôles économiques impopulaires en Europe, comme usuriers (celui qui prête de l’argent avec intérêt) - activité considérée comme un péché par l’église catholique dominante.
Cette personnification n’avait rien de positif : Judas était devenu l’archétype du traître, le symbole de la cupidité et de l’hérésie. Il incarnait l’homme qui avait le mauvais rôle dans la Bible, car d’après l’évangile selon Matthieu : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ».
Plutôt qu’aux richesses spirituelles, Judas était attaché aux biens matériels, en lien avec ce bas monde plutôt qu’avec l’au-delà. Considéré comme le plus proche confident de Jésus selon certains, ce dernier était dépeint de manière grossière dans des caricatures macabres de juif diabolique et cupide, affublé d’un sac d’argent, d’une pèlerine jaune vif et de cheveux roux.
Certains aspects de son apparence ont continué de revêtir une portée symbolique. La couleur jaune était utilisée pour distinguer les juifs (et autres non-musulmans) des musulmans dans le califat omeyyade, et à certaines époques du Moyen Âge, les juifs et les musulmans étaient priés de porter des vêtements distincts dans l’Europe dominée par les catholiques. L’étoile jaune désignait les juifs comme des traîtres envers Jésus, un symbole qui sera plus tard réintroduit par les nazis.
Mais la pièce maîtresse de l’exposition du Musée juif est un portrait magnifique, séduisant et beaucoup plus complexe de Judas. Le Judas repentant, rendant les 30 pièces d’argent peint en 1692 par Rembrandt, montre le disciple en train de rendre l’argent qu’il s’était vu remettre pour avoir dénoncé Jésus.
Agenouillé au sol, les mains jointes, le crâne en sang à force de s’arracher les cheveux, meurtri par l’angoisse, Judas est tourmenté par l’acte qu’il a commis – et pourtant son regard est tourné vers les pièces de monnaie qu’il a jetées par terre. Il n’a pas tout à fait renoncé à la tentation fatale qu’il éprouve pour l’argent. Les prêtres ne se laissent pas émouvoir. Ils rejettent Judas. Ce dernier quitte le temple et se pend.
Un jeu basé sur la haine
Au Moyen Âge et au début des temps modernes, l’usurier juif était la plupart du temps représenté d’une manière grossière à l’instar des descriptions de Judas, affublé de sacs d’argent et d’une barbe rousse.
Et pourtant, il n’y avait pas que les juifs qui travaillaient comme usuriers, même si prêter de l’argent avec intérêt était considéré comme un péché par le judaïsme et la chrétienté.
Les juifs se sont souvent retrouvés à pratiquer cette activité, car les sociétés antisémites dans lesquelles ils vivaient ne leur laissaient pas beaucoup d’alternatives en matière d’emploi.
Ce concept de juif usurier en Europe – dont les plus célèbres incarnations sont Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare (présenté pour la première fois en 1605), et plus tard Fagin dans Oliver Twist de Charles Dickens (1839) – est au cœur des préjugés sur les juifs et l’argent, comme en témoignent les nombreuses traces du passé.
À partir de 1807, un jeu de dés pour enfants : la « Nouvelle combinaison moderne du jeu du juif » est livrée avec l’illustration d’un vieil homme, la tête recouverte d’un turban, correspondant au stéréotype du banquier juif vêtu de robes raffinées, thésaurisant son argent, prêt à arnaquer de la manière la plus sournoise tous ces braves jeunes garçons et filles non juifs. Pour le compositeur juif américain Stephen Sondheim, qui en possède un exemplaire, ce jeu « enseignait l’antisémitisme aux enfants ».
Quelques années auparavant en 1798, Nathan Mayer Rothschild débarquait sur le sol londonien en provenance d’Allemagne. Le nouveau venu allait connaître un succès phénoménal en créant la première filiale de la banque familiale Rothschild et en finançant une série de campagnes militaires pour la Grande-Bretagne.
Une sculpture de ce dernier qui a été réalisée par Jean-Pierre Dantan est présentée dans cette exposition parmi les nombreuses œuvres d’art, emblèmes sordides de l’antisémitisme. Il s’agit d’un banquier juif représenté sous la forme d’une figure extrêmement déshumanisée, recouverte de bourrelets, aux lèvres charnues et aux yeux globuleux.
C’est le succès de Rothschild devenu tout puissant qui est à l’origine des théories sur le pouvoir d’influence entourant sa famille qui sont encore aujourd’hui accréditées et prolifèrent sur YouTube et les réseaux sociaux.
Le développement du commerce aux XVIIIe et XIXe siècles a transformé la situation économique de certains juifs et a encouragé la propagation de deux stéréotypes majeurs et contradictoires : celui du banquier juif et celui du mendiant juif.
La crainte et le dégoût que peut inspirer la cruauté du capitalisme risquent de se traduire trop souvent en antisémitisme, avec des personnalités comme Rothschild utilisées comme le symbole d’un système qui a oppressé des millions d’individus non seulement parce qu’ils étaient de puissants capitalistes, mais également parce qu’ils étaient juifs. Naturellement, certaines victimes du capitalisme étaient des juifs eux-mêmes et souvent des migrants économiques vivant dans des conditions précaires.
Mais les stéréotypes ne sont pas rationnels : alors que les juifs étaient présentés comme des porcs capitalistes extrêmement fortunés, ils étaient également dépeints comme des mendiants désespérément sournois, des parasites pour la société.
Race et capital
Au moment où le spectre du communisme est venu hanter l’Europe, on a ressorti les mêmes stratagèmes : les juifs, à la fois riches capitalistes et perfides bolcheviques, nourrissaient le dessein de renverser l’ordre salutaire et naturel des choses.
En Allemagne dans les années 1930, les nazis se sont installés au pouvoir en colportant ces deux stéréotypes, en décrivant le communisme comme une autre forme de conspiration juive, tout en accusant du même coup les juifs de voler le pain du peuple aryen, honnête et bon.
Ce phénomène ne se limitait pas à l’Allemagne : dans l’édition de 1933 du Oxford English Dictionary, le verbe « tricher » apparaissait dans l’une des définitions du mot « juif ».
Ces mythes et stéréotypes persistent encore aujourd’hui. Les débats sur le capitalisme peuvent encore et toujours se déplacer sur le terrain de la xénophobie. Des critiques justifiées à l’encontre de l’État et du gouvernement israélien peuvent se transformer de manière abjecte en complots contre le pouvoir et la prospérité des juifs.
Le succès financier relatif des communautés juives dans le monde se teinte de nuances inquiétantes. Les difficultés que connaissent les citoyens juifs ordinaires ne sont pas reconnues.
Au Musée juif de Londres, les faits sont remis en contexte et sont séparés de la fiction.
Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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