Dominique Vidal : confondre antisionisme et antisémitisme est une « erreur majeure »
C’était un jour de mémoire en France. Le 16 juillet 2017, Emmanuel Macron fait un discours à l’occasion des commémorations de la rafle du Vél d’Hiv, en région parisienne. Au détour d’une phrase, le président de la République lâche soudain : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme ».
Il n’en fallait pas plus pour que Dominique Vidal, journaliste et historien, réplique avec un nouvel ouvrage, Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, qui vient de paraître aux éditions Libertalia.
Pourrait-on condamner l’antisionisme un jour en France ? Que signifie cet amalgame ? Est-il spécifique à la France ? Et quel impact sur la liberté d’expression ? L’auteur répond aux questions de Middle East Eye.
Middle East Eye : On comprend bien que c’est la déclaration d’Emmanuel Macron, qui confond antisionisme et antisémitisme lors des commémorations du 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, d’ailleurs en présence de Benyamin Netanyahou, qui vous a poussé à écrire Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui vous a indiqué qu’un livre était justement la meilleure réponse à apporter ?
Dominique Vidal : J’étais déjà surpris, la veille, le 15 juillet 2017, d’apprendre que Benyamin Netanyahou avait été invité. C’est quand même la première fois qu’un Premier ministre israélien est convié à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv. C’était déjà étrange… J’étais donc d’autant plus attentif et j’ai écouté en direct tous les discours, dont celui d’Emmanuel Macron, que j’ai trouvé excellent. C’était pédagogique et remarquable.
On pourrait le considérer dans le prolongement du discours de Chirac [le premier président français à reconnaître la responsabilité du pays dans la rafle du Vél d’Hiv, en 1995] qui tenait en deux phrases [« (…) ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français »]. Alors que là, Macron expliquait pourquoi la France était responsable de la déportation et du génocide des juifs qui vivaient alors en France. D’ailleurs, on dit souvent des juifs français, mais il y a avait beaucoup d’étrangers. La majorité des 75 000 juifs de France déportés, c’était des juifs étrangers.
On ne peut laisser traîner l’idée que le délit d’opinion pourrait être instauré en France. Ce serait contraire à la Constitution, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à toutes les lois, y compris européennes
Donc j’étais très content de suivre ce discours. Et à la fin, j’entends cette phrase : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme ». Je me dis que j’ai mal entendu et me précipite sur les sources officielles. Je vois que la phrase existe, que donc l’antisionisme est une forme réinventée d’antisémitisme !
J’ai donc décidé le soir-même d’écrire un livre. Dans cette phrase de Macron, il y a, d’une part, une erreur historique majeure sur les rapports entre les juifs et le sionisme, et d’autre part, une faute politique, qui consiste à ouvrir la voie à un délit d’opinion, qui n’existe plus en France depuis la guerre d’Algérie [entre 1954 et 1962]. Je me souviens encore des journaux de l’époque avec les espaces blancs, parce que la censure faisait disparaître des articles !
On ne peut laisser traîner l’idée que le délit d’opinion pourrait être instauré en France. Ce serait contraire à la Constitution, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à toutes les lois, y compris européennes. On est dans quelque chose d’absurde historiquement et politiquement.
Middle East Eye : Le sionisme était-il majoritaire à ses débuts auprès des communautés juives de par le monde ?
DV : Dans différentes périodes, à des degrés divers, le sionisme a été une idéologie marginale parmi les juifs. C’est un point étonnant pour beaucoup de monde. Visiblement, le président de la République ne sait pas qu’entre 1897, date du premier congrès sioniste mondial, et 1939, l’immense majorité des juifs, soit 90 à 95 % des juifs du monde entier, ne veulent pas du projet de Théodore Herzl [journaliste et écrivain austro-hongrois considéré comme « le père du sionisme »].
Dans différentes périodes, à des degrés divers, le sionisme a été une idéologie marginale parmi les juifs
Le projet des communistes juifs, c’est la révolution. On a vu ensuite que c’était plus compliqué… Le projet des bundistes [de l’Union générale des travailleurs juifs, présente dans l’Empire russe], c’est l’autonomie culturelle des juifs là où ils vivent, et c’était surtout à l’est.
À l’ouest, le problème ne se posait quasiment plus dans ces termes. On avait une émancipation qui avançait. Et puis, il y a avait des juifs orthodoxes, donc religieux, pour qui l’établissement d’un État juif, où que ce soit, était un blasphème. Pour eux, il ne pouvait y avoir un État juif que le jour où le messie viendrait.
MEE : Le génocide aurait donc changé la donne pour le sionisme ?
DV : Il y a le génocide, et je dirais surtout l’après-génocide. Des centaines de milliers de survivants se retrouvent dans l’impossibilité de rentrer chez eux. Il y a des pogroms en Pologne. Le retour est très difficile à imaginer.
Ils veulent tous aller aux États-Unis mais il n’y a plus de visas depuis la loi Johnson-Reed de 1924 [qui autorise l’entrée aux États-Unis d’un contingent égal à 2 % seulement de la population de chaque groupe ethnique recensé en 1890], donc une bonne partie d’entre eux part en Palestine. D’abord illégalement, puis légalement après la proclamation d’Israël en mai 1948.
Aujourd’hui, la majorité des juifs continue à ne pas vivre en Israël. Faut-il les qualifier d’antisionistes et donc d’antisémites ?
Mais lorsqu’on fait les comptes, la plupart des migrations ne sont pas des choix sionistes, elles sont obligées, par exemple pour les juifs des pays arabes. Aujourd’hui, la majorité des juifs continue à ne pas vivre en Israël. Faut-il les qualifier d’antisionistes et donc d’antisémites ? Des millions de juifs seraient antisémites par refus du projet sioniste ? Ça n’a strictement aucun sens historiquement ! Emmanuel Macron s’est pris les pieds dans le tapis.
MEE : Pourquoi avez-vous tenu à développer ces points dans votre livre ?
DV : Cette partie est importante parce qu’elle montre pourquoi certaines aberrations et certains dérapages idéologiques peuvent amener à nier la réalité de l’Histoire. Le fait que le sionisme est minoritaire ne le condamne pas. C’est un point de vue qui se défend. Je ne le partage pas, d’autant moins que je suis d’origine juive, que mon père était à Auschwitz et que je ne pense pas pour autant – ni lui d’ailleurs – qu’on doive quitter la France pour aller vivre en Israël.
MEE : Vous dénoncez cette phrase d’Emmanuel Macron comme étant inappropriée historiquement mais aussi politiquement. En quoi l’est-elle sur ce second plan ?
DV : Si vous ajoutez les questions politiques elles-mêmes, on est là dans quelque chose de grave. Certains conseillers disent à qui veut l’entendre : « Nous n’avons pas invité Benyamin Netanyahou à la cérémonie ». Il se serait invité comme il l’avait fait à la manifestation du 11 janvier 2015. Mais on lui a donné la parole. Pourquoi, s’il n’était pas invité ?
On lui confère une parole officielle… en plus de tout confondre et de donner l’impression que les juifs victimes de la rafle seraient aujourd’hui représentés par le Premier ministre israélien, l’un des pires de l’Histoire d’Israël ! C’est quand même une drôle de confusion. J’ajoute au passage que lorsque le président Macron s’adresse à Netanyahou, il dit « Cher Bibi », ce qui instaure une certaine intimité. Imagine-t-on que l’autre réponde « cher Manu » ? C’est assez gênant.
Concernant cette fameuse phrase, des conseillers expliquent qu’elle n’y était pas dans le discours initial et aurait été ajoutée, possiblement par un conseiller. Mais Emmanuel Macron l’a dite, je l’ai entendue ! Je veux bien le croire, mais cela conduit alors à une réflexion sur la fonction de président de la République. Est-ce qu’il s’agit de lire des textes avec lesquels on ne serait pas d’accord ? Rétrospectivement, on sent qu’il y a une certaine gêne autour de cet événement. Donc raison de plus, selon moi, pour enfoncer le clou. L’Histoire, c’est l’Histoire, qu’elle plaise ou non à Benyamin Netanyahou et à l’extrême-droite israélienne.
MEE : En France, sommes-nous dans une période où l’on confond tout pour ne pas justement critiquer la politique d’Israël, qui cherche, par exemple, à tout simplement annexer les territoires colonisés (ce que permettrait la loi du 6 février 2017, actuellement gelée par la Cour suprême) ?
DV : On est, en Israël, dans une évolution législative qui veut dire en clair : jamais deux États. Et surtout, vu qu’on parle d’annexer les Palestiniens avec leurs terres, c’est une forme d’apartheid à l’israélienne, et assumée.
En tant que journaliste depuis 1973, je constate qu’il n’y a plus le même enthousiasme à travailler sur cette question. On sent que les confrères et les consœurs ont peur
On va, ou on veut, créer une espèce d’interdiction de critique de la politique israélienne. Mais à mon avis, ça ne passera jamais.
En France, avec toutes les pressions possibles à l’intérieur comme à l’extérieur, on n’imagine pas que le Conseil constitutionnel valide la création d’un délit d’opinion, qui est anticonstitutionnel. On n’imagine même pas que le gouvernement puisse accepter qu’un tel projet puisse être discuté.
Le projet de loi de Francis Khalifa, le président du CRIF [Conseil représentatif des institutions juives de France], visant à sanctionner l’antisionisme est un projet qui n’est pas dicible pour un ministre. Toutes les pressions n’y feront rien. Il n’y aura pas de loi créant un délit d’opinion. En revanche, toute l’agitation autour de ce projet va faire pression sur les gens. Et, en tant que journaliste depuis 1973, je constate qu’il n’y a plus le même enthousiasme à travailler sur cette question. On sent que les confrères et les consœurs ont peur.
MEE : Le CRIF, justement, estime aussi que le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) est illégal…
DV : Je crois que cette discussion de loi contre l’antisionisme vise, en réalité, à contrer le mouvement BDS. Le CRIF a beau dire que c’est interdit, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de loi qui interdise le boycott en France. Une directive a été signée en ce sens par Michèle Alliot-Marie [ancienne ministre de la Justice entre 2009 et 2010, sous Nicolas Sarkozy], mais ce n’est « qu’une » directive au parquet. En plus, la plupart des parquets n’ont pas suivi. Il y a eu très peu de procès.
Je crois que cette discussion de loi contre l’antisionisme vise, en réalité, à contrer le mouvement BDS
La directive disait que le BDS constituait « une forme d’incitation à la haine raciale [qu’il faut] donc poursuivre ». Christiane Taubira [ancienne ministre de la Justice de 2012 à 2016, sous François Hollande], pour qui j’ai beaucoup d’estime, n’a pas eu le courage de l’abroger, ce qu’elle aurait pu faire sans la moindre difficulté. Je le regrette beaucoup…
Outre cela, il y a un arrêt de la Cour de cassation sur l’affaire de Colmar [2009], mais ça n’a pas de valeur générale. Et les avocats ont porté l’affaire devant la Cour de justice européenne. On n’a pas encore le résultat, mais Federica Mogherini, la chef de la diplomatie européenne, a déclaré à plusieurs reprises que pour l’Union européenne, le BDS entre dans le cadre de la liberté d’expression. Ça ne garantit pas le jugement, mais ça donne une idée.
MEE : Pourquoi la vraie cible serait-elle le mouvement BDS ?
DV : Quand on dit BDS, on pense au bon petit militant qui entre dans son supermarché et va refuser d’acheter des oranges de Jaffa ou des dattes de la vallée du Jourdain. C’est tout à fait légitime et sympathique. Mais ce n’est pas ça, le BDS ! La réalité, c’est que le fond de pension de la Norvège, le plus grand d’Europe, s’est retiré des territoires occupés et d’Israël. Et il y en a d’autres ! C’est quelques-unes des plus grandes entreprises mondiales qui se retirent. La plupart des grandes banques des pays nordiques sont partis.
L’ancien ministre israélien des Finances, Yaïr Lapid, qui n’est pas du tout un révolutionnaire, a estimé en 2015 que le mouvement BDS ferait perdre 44 milliards de dollars en dix ans à Israël. La limite à la spirale de folie des dirigeants de l’extrême-droite israélienne, c’est ça. Et c’est aussi ce qui permet de faire réfléchir les gouvernements.
MEE : Pour revenir à la France, Emmanuel Macron n’est pas le premier à faire l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, Manuel Valls le fait depuis quelques années… Est-ce une particularité française ?
DV : C’est la particularité de deux pays en Europe, ce sont d’ailleurs les seuls pays au monde, puisqu’aux États-Unis, le débat est ouvert. Là-bas, deux voix se font entendre : l’une qui est pro-israélienne, et une seconde, plutôt critique de la politique d’Israël, exprimée par J Street, par exemple.
Autre point perturbant, c’est qu’Israël devient l’enfant chéri de toute l’extrême droite européenne. Ils sont engagés contre l’islam, contre les migrants… et Israël est au premier rang contre l’islam
En France, ces deux voix existent mais elles n’ont pas le même écho. Le CRIF, c’est quelques milliers de personnes non représentatives de la majorité. En face, il y a l’Union juive française pour la paix, mais c’est une petite association. Il y a aussi des intellectuels, des groupes, mais il est vrai que les deux courants ne s’expriment pas de manière égale.
L’autre pays où l’on rencontre ces difficultés, c’est l’Allemagne, mais pour des questions historiques évidentes. C’est très difficile pour un Allemand de critiquer Israël.
« Autre point perturbant, c’est qu’Israël devient l’enfant chéri de toute l’extrême droite européenne. Ils sont engagés contre l’islam, contre les migrants… et Israël est au premier rang contre l’islam. C’est très effrayant d’entendre les partis d’extrême-droite en Europe, de voir des gens qui sont ou ont été antisémites, être pro-israéliens.
Dominique Vidal, Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron (Libertalia, février 2018)
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