Les Phéniciens ont découvert l’Amérique 2 000 ans avant Christophe Colomb
Dans le soleil de fin d’après-midi sur la côte tunisienne, le Phoenicia, une élégante réplique en bois d’un navire fabriqué il y a plus de 2 000 ans, a hissé sa voile à rayures violettes et blanches et s’est dirigé vers Gibraltar.
La mise à l’eau, samedi 21 septembre, a eu lieu à seulement dix kilomètres de l’ancien port phénicien de Carthage, marquant le début de Phoenicians Before Columbus Expedition, en route vers les Amériques après des années de planification.
L’expédition espère arriver en décembre, en fonction des conditions météorologiques, avec des escales – après Gibraltar – à Cadix, Essaouira et Tenerife.
Philip Beale, le chef du projet, explique : « Cette expédition espère démontrer que les Phéniciens auraient pu être les premiers marins de l’Antiquité à traverser l’Atlantique, bien avant Christophe Colomb. Il ne s’agit pas d’établir si Christophe Colomb a été le premier à traverser l’Atlantique, mais en fait qu’il était probablement l’un des derniers. »
Quant à leur destination probable, Philip Beale souligne que l’idée n’est pas de viser un endroit en particulier. Au contraire, ils iront là où les vents et les courants les emmènent naturellement, pour mieux recréer la route probable des Phéniciens.
Les seigneurs des mers antiques
La civilisation phénicienne a été l’une des plus influentes de la Méditerranée, fondant des comptoirs commerciaux dans toute la région et au-delà.
Originaire du Levant, elle s’est propagée à travers la Méditerranée entre 1 500 avant J-C et 300 avant J-C et s’étendait, à son apogée, du nord d’Israël et du sud de la Syrie à l’ancienne Carthage (Tunisie) et Cadix, en Espagne.
Ses cités-États indépendantes et principalement côtières – Tyr, Byblos et Sidon (au Liban moderne) – comptaient parmi les plus importantes.
Craints et haïs par les Romains, les Phéniciens étaient moins un empire terrestre que des seigneurs des mers, que les compétences de marins et la capacité de voyager en mer ont conduits à initier le commerce mondial.
« Les Phéniciens fabriquaient des navires très solides », affirme Philip Beale, qui a quitté la marine britannique pour travailler comme banquier à la City de Londres avant de devenir aventurier et écrivain. « Ils furent aussi les premiers à utiliser des clous en fer dans la construction navale, ce qui leur permit de dominer le commerce maritime. Et ils ont réussi grâce au commerce et à de bonnes relations, pas par la colonisation ou la militarisation. »
Qualifiant Christophe Colomb – qui a débarqué aux Amériques en 1492 – de « criminel de guerre », Philip Beale ajoute que selon les sources historiques, les Vikings (sous Leif Erikson) sont arrivés en Amérique du Nord vers 1 000 après J.-C., suivis, quelques siècles plus tard, par des pêcheurs basques au Moyen Âge. Les légendes disent que le moine irlandais Saint Brendan a également effectué la traversée dans un bateau en cuir et que l’empereur malien Aboubakri II a abdiqué pour traverser l’Atlantique en 1311.
Mais pour Philip Beale, les Phéniciens ont été les premiers.
« Les Phéniciens ont assemblé l’une des plus grandes flottes et il est quasi-certain qu’ils ont vogué vers l’Amérique. Il ne semble pas y avoir d’archive concernant un retour de navires, mais il existe des histoires de cultures africaines découvertes dans les jungles du Brésil. Peut-être qu’ils ont atteint les côtes, mais n’ont pas pu revenir », estime-t-il.
Les Phéniciens ont-ils également atteint le Brésil ?
Le Phoenicia a été construit sur l’île syrienne d’Arwad par six constructeurs navals qui, travaillant presque exclusivement le bois, utilisent encore des méthodes traditionnelles de construction navale.
Arwad a été colonisée par les Phéniciens au début du deuxième millénaire avant J-C. D’énormes pierres – les restes de la digue phénicienne d’origine – bordent encore ses rives. Tout au long de l’histoire de l’île, selon les locaux, ses habitants n’ont jamais cessé de construire des bateaux.
Asma al-Assad, l’épouse du président, a visité le navire à deux reprises, lors de sa construction puis lors de son voyage inaugural en 2008. D’ailleurs, trois Syriens se trouvaient parmi son premier équipage.
La construction de ce navire de 20 mètres et 50 tonnes construit par les charpentiers d’Arwad, dirigé par Khalid Mohamad Hamoud, a pris plus de neuf mois. Ce bateau est inspiré des dessins de Philip Beale, eux-même inspirés des vestiges du Jules Verne 7, un navire phénicien vieux de 2 000 ans retrouvé par des archéologues à Marseille. Sa construction a requis 40 mètres cubes de cinq essences de bois d’œuvre d’origine régionale.
« Le mât [de seize mètres] a été fabriqué à partir du plus grand arbre de Syrie, du moins c’est ce qu’ils ont dit. C’était certainement le plus grand qu’ils avaient pu trouver », précise le chef de projet.
« Nous nous pensons plus intelligents que les civilisations plus anciennes, il est donc difficile pour les gens d’accepter que les Phéniciens aient pu traverser l’océan Atlantique »
- Yuri Sanada, écrivain brésilien
Le résultat final, assure-t-il, est ce qui se rapproche le plus proche d’une réplique assez précise d’un navire phénicien. Philip Beale a été le capitaine de son premier voyage – un tour d’Afrique de deux ans entre 2008 et 2010 – démontrant une référence présente dans les Histoires de l’historien grec antique Hérodote selon laquelle les Phéniciens prétendaient avoir fait ce voyage en 600 avant J-C.
Il a été accompagné sur ce voyage par Yuri Sanada, un marin, plongeur, écrivain brésilien et le réalisateur d’un documentaire à bord du Phoenicia.
« C’était fascinant de prouver que ce voyage était possible dans une réplique de navire phénicien et de changer notre compréhension de l’histoire », commente Yuri Sanada. « Les gens pensent que l’histoire est déjà écrite, mais ce n’est pas vrai, et contribuer à réécrire l’histoire est une grande leçon d’humilité. Nous nous pensons plus intelligents que les civilisations plus anciennes, il est donc difficile pour les gens d’accepter que les Phéniciens aient pu traverser l’océan Atlantique. »
La traversée de l’Atlantique lui tient à cœur. En 2000, il a publié un livre, Solomon’s Gold – un best-seller au Brésil –, qui postule que les mentions bibliques de la terre d’Ophir, d’où l’or a été apporté, était en fait le Brésil moderne et que les commerçants étaient phéniciens.
Yuri Sanada lui-même avait l’intention de faire une réplique de navire phénicien pour voguer du Liban au Brésil, un projet qui devait être financé par les gouvernements israélien et libanais. Mais il y a eu le 11 septembre, et chacun des gouvernements a refusé d’être impliqué à moins que l’autre se retire. L’entreprise est tombée à l’eau.
« Je savais que quelqu’un d’autre réaliserait ce projet et plus tard j’ai trouvé Philip », explique Yuri Sanada. « Je pensais qu’il était beaucoup trop dangereux de naviguer sur un navire expérimental autour de l’Afrique, mais j’y suis allé quand même. Et c’était très dangereux, mais c’était une aventure. »
Yuri Sanada prévoit que le voyage vers le continent américain sera un peu moins dangereux, mais admet : « Quand on est en mer, on ne sait jamais ce qui va se passer. »
Philip Beale a prévenu : l’expédition affrontera des vagues « grandes et puissantes » de dix à quinze mètres de haut, une houle normale sur l’Atlantique.
« Lors des tempêtes, elles sont très dangereuses, mais le navire devrait, nous l’espérons, être en mesure de gérer ça, même s’il a onze ans aujourd’hui et qu’il n’est plus aussi fort qu’autrefois. »
Wanted : équipage pour navire antique
L’équipage diversifié du Phoenicia, qui compte habituellement environ douze personnes, a presque toujours inclus au moins un marin d’origine moyen-orientale. L’un des objectifs de Philip Beale est d’offrir aux jeunes de la région la possibilité de participer.
« L’une des choses passionnantes à propos de cette expédition est la diversité internationale de l’équipage, qui vient de nombreux pays, cultures et religions », relève-t-il. « Nous sommes un peu comme l’ONU. »
Sheimaa Oubari, membre d’équipage libanaise, a travaillé sur le projet Phoenicians Before Columbus Expedition ces quatre dernières années, d’abord en travaillant pour l’ONG libanaise Fondation Tyr, puis en tant que bénévole indépendante, avant d’aider le Phoenicia à naviguer depuis l’Europe jusqu’en Tunisie.
« Je suis allée à l’école française donc je ne connaissais pas l’histoire phénicienne. C’était incroyable d’apprendre les découvertes et les réalisations des Phéniciens avant Jésus-Christ », explique-t-elle à MEE.
« Depuis que j’ai commencé à travailler sur ce projet, je n’avais qu’un seul souhait – faire partie de l’équipage – et finalement j’ai réussi. Je n’avais jamais navigué avant et c’est la chose la plus difficile et la plus incroyable que j’ai jamais faite. Ce navire change tous ceux qui montent à son bord. »
Quelques membres de l’équipage actuel feront toute la traversée vers l’Amérique, mais beaucoup se joindront à une étape du voyage, pour quelques semaines ou un mois, bravant les conditions de vie spartiates – y compris des toilettes extérieures surplombant le côté du navire, qu’Oubari décrit comme « les pires toilettes avec la meilleure vue » – et les fréquentes intempéries en mer.
Parmi les anciens membres d’équipage, trois Syriens ont demandé à quitter le navire au port suivant après avoir souffert du mal de mer.
Il y a eu aussi cinq marins de la marine omanaise, détachés sur le navire en 2009, qui croyaient à tort qu’ils passeraient deux semaines sur un bateau de croisière et une quinzaine de jours de plus en congés payés à Zanzibar (anciennement sous le contrôle d’Oman).
Mais les difficultés inattendues en mer sur un voilier en bois, ainsi que l’impossibilité d’accoster à Zanzibar en raison de l’activité des pirates somaliens et les pénuries de nourriture et d’eau qui en ont résulté, ont manqué de provoquer une mutinerie.
L’Atlantique attend
Pour la petite marina de Gammarth, située à vingt kilomètres de Tunis et occupée principalement par des yachts de luxe et des hors-bords, l’arrivée d’un navire aussi remarquable a été un moment passionnant.
Alors que l’équipage affalait la voile de 90 mètres carrés du Phoenicia, le capitaine du port, Anis Zarmouk, s’est précipité pour accueillir le navire et le guider en toute sécurité jusqu’au port.
« Nous sommes ravis de recevoir le Phoenicia ici. C’est formidable qu’ils aient choisi de commencer l’expédition depuis la Tunisie, qui était l’ancienne Carthage », confie-t-il à MEE. « C’est formidable pour la Tunisie et pour la marina. »
La présence du navire en Tunisie au cours de la semaine dernière a attiré un flot de curieux, en particulier après des apparitions à la télévision et à la radio tunisiennes. Mais l’expédition a également suscité l’intérêt d’historiens, de chercheurs, de marins et d’amateurs du monde entier.
L’écrivain et cinéaste Lindsay McCauley s’est rendu en Tunisie depuis l’Australie. En faisant des recherches pour un livre sur l’architecture maya, il a établi des parallèles entre les systèmes de mesure utilisés par les Mayas, les anciens Israélites et les anciens Égyptiens. « Je ne vois pas comment ce système de mesure aurait atteint le Mexique autrement que par l’intermédiaire d’un navire phénicien, cette expédition est un élément crucial de mes recherches. »
« Je ne vois pas comment ce système de mesure aurait atteint le Mexique autrement que par l’intermédiaire d’un navire phénicien »
- Lindsay McCauley, écrivain
Le Club Didon de Carthage, une ONG tunisienne qui promeut la culture phénicienne, et l’Association tunisienne de la marine marchande ont organisé des visites culturelles pour l’équipage de certains des sites phéniciens importants du pays. Cette dernière a également fait don de provisions, y compris une grande quantité de harissa en conserve, et a organisé la venue à bord de hauts responsables tunisiens.
Hichem Ben Ahmed, le ministre tunisien des Transports, a déclaré à MEE que le fait que l’expédition a choisi la Tunisie pour son lancement a été un coup de pouce important pour le secteur du tourisme du pays, qui bat encore de l’aile après d’importantes attaques contre des touristes étrangers qui ont fait des dizaines de morts en 2015.
« Ce qui s’est passé il y a quatre ans aurait pu se produire dans n’importe quel pays et nous recevons déjà deux fois plus de touristes qu’il y a deux ans », relativise-t-il depuis le pont du Phoenicia. « Nous encourageons également les navires de croisière et les petits bateaux à visiter la Tunisie et à explorer nos monuments historiques. »
Le ministre du Tourisme René Trabelsi a également qualifié le Phoenicia et son équipage d’« atout indéniable pour le tourisme tunisien ».
L’expédition, soumise aux vents dangereux de l’Atlantique, espère atteindre l’autre côté de l’océan en décembre.
Le succès de l’expédition dépend en grande partie de la façon dont le navire résistera à ces vents violents, mais l’équipage est prêt.
Oubari regarde vers la mer.
« Je crois vraiment en ce projet, car les Phéniciens étaient les plus grands marins de l’histoire », affirme-t-elle. « Ils repoussaient toujours les limites et naviguaient partout, alors comment auraient-ils pu ne pas traverser l’Atlantique ? J’espère que cette expédition clarifiera cette question. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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