« Maîtresses de leurs choix » : au Moyen-Orient, la lingerie change les regards sur le corps féminin
Au Liban, dans une allée du vieux souk de Tripoli, une poignée d’hommes traînent, le nez dans leur téléphone.
Ils évitent tout contact visuel les uns avec les autres, faisant mine de ne pas remarquer le string « nid d’amour » rouge à plumes duveteuses (et son petit secret : un cœur en chocolat qui y est normalement caché) ni l’inévitable push-up à guirlande clignotante, article à succès en cette période de fêtes de fin d’année.
« C’est une erreur que les Occidentaux commettent souvent : croire que le monde arabe n’a pas d’imaginaire sexuel parce que la femme y est voilée ou parce que la sexualité n’est pas un sujet dont on parle ouvertement »
- Rana Salam, designer libanaise
« Cette lingerie à la fois sexy et kitch est incroyable », confie à Middle East Eye la designer libanaise Rana Salam, auteure de The Secret Life of Syrian Lingerie, ouvrage paru en 2008. En comparaison, le push-up rembourré de la marque américaine Victoria’s Secret, qui a connu son heure de gloire dans les années 2000, semble complètement dépassé.
Rana Salam a raison. Si la scène se déroule dans un souk libanais, cette boutique de lingerie pourrait se trouver, en réalité, dans presque n’importe quelle ville du Moyen-Orient : cette lingerie érotique s’est en réalité imposée de longue date comme l’expression d’une « fantaisie sexuelle » populaire.
« C’est une erreur que les Occidentaux commettent souvent : croire que le monde arabe n’a pas d’imaginaire sexuel parce que la femme y est voilée ou parce que la sexualité n’est pas un sujet dont on parle ouvertement. Ce marché florissant de la lingerie érotique est là pour rappeler le contraire », explique à MEE la créatrice libanaise.
Dans des pays où le patriarcat maintient son emprise, faire plaisir à son époux reste certes un devoir féminin, mais « il ne faut pas ignorer que les femmes en jouent aussi », affirme Rana Salam.
Pourtant, une nouvelle tendance gagne du terrain : l’arrivée d’une lingerie plus confortable, plus proche des vêtements de yoga que des dessous de grand-mère.
Dans un marché mondial de la lingerie qui devrait atteindre les 250 milliards de dollars d’ici 2022 selon l’organisme spécialisé Allied Market Research, cette évolution n’est pas à prendre à la légère.
Évolution marketing ou révolution sociale ?
« L’émergence d’une nouvelle demande est particulièrement vraie sur le segment moyen à haut de gamme », relève Salma Haddad, spécialiste du luxe qui vit et travaille aux Émirats arabes unis, lors d’un entretien accordé à MEE.
Culottes et soutiens-gorge standards en coton traditionnels existent bien évidemment depuis toujours. « C’est le marché de masse », reprend Rana Salam.
De fabrication syrienne, cette large production est, depuis le début des années 2000, concurrencée par le « Made in Turkey », qui inonde les marchés arabes avec des marques comme Penti ou Anil.
« D’une façon générale, nous accordons davantage d’importance à notre propre ressenti lorsque nous choisissons un vêtement. Auparavant, c’était le regard de l’homme et de la société qui déterminait l’acte d’achat »
- Sarag Paillan, activiste féministe installée à Dubaï
« À Damas, ce sont les mêmes ateliers détenus par des entrepreneurs issus de milieux conservateurs religieux qui fabriquent les dessous en coton et les sous-vêtements érotiques », relève encore Rana Salam.
Les choses changent toutefois progressivement. La demande pour une lingerie féminine plus confortable s’est accélérée avec la pandémie de COVID-19.
Confinées, les femmes ont souvent troqué leurs push-up pigeonnants pour des brassières de sport, leur abaya pour des leggings et leurs talons stilettos pour des baskets.
« C’est le grand moment de l’athleisure [contraction des termes athlète et leisure, “loisir”] où les Yoga pants griffés et leggings de marque s’imposent dans les garde-robes comme la pièce dynamique et indispensable à porter en toute occasion », reprend Salma Haddad, depuis Dubaï.
Cette évolution s’accompagne d’une redéfinition du sex-appeal féminin.
Portée par l’émergence du « Body positive », un mouvement féministe américain en faveur de l’acceptation de toutes les beautés et qui fait également des émules au Moyen-Orient, cette interrogation relève – en partie du moins – d’un acte militant contre l’hypersexualisation des corps féminins.
« D’une façon générale, nous accordons davantage d’importance à notre propre ressenti lorsque nous choisissons un vêtement. Auparavant, c’était le regard de l’homme et de la société qui déterminait l’acte d’achat. D’ailleurs, dans certaines sociétés comme celle d’Arabie saoudite, la femme ne pouvait pas acheter ses propres sous-vêtements. Elle n’y a été autorisée qu’en 2012 », rappelle à Middle East Eye Sarag Paillan, une jeune activiste féministe installée à Dubaï.
De ce point de vue, l’un des lancements les plus marquants reste celui de Skims, la marque de lingerie de l’influenceuse et milliardaire américaine Kim Kardashian. Aux Émirats, où elle a débarqué fin 2020 via la boutique de luxe en ligne Ounass, le succès a été immédiat : lors de son lancement, Skims a été en rupture de stock sur cette plateforme régionale.
Conquérir le marché saoudien
D’autres ont suivi, comme Embody, une marque française spécialisée notamment dans les vêtements intimes postopératoires (chirurgie esthétique, grossesse, etc.) et dont le lancement vient d’avoir lieu aux Galeries Lafayette de Dubaï, au début du mois de décembre 2021.
« L’habillement et les signes extérieurs de richesse représentent ici des leviers d’affirmation sociale forts », assure à MEE Stéphanie Romanet, sa PDG.
Mais c’est surtout grâce à des marques 100 % numériques, souvent portées par des entrepreneuses, que cette tendance s’impose.
La Palestinienne Christina Ganim, qui a lancé avec une associée Kenz Woman en 2017 pour le marché saoudien, est en cela une pionnière.
Son site de lingerie, dont le trafic a grossi de plus de 60 % pendant les confinements et où se retrouve une majorité de 25-35 ans, entend être davantage qu’un portail d’e-commerce : on y trouve de nombreux conseils sur le choix des tailles et les formes les plus adaptées aux différentes morphologies féminines.
Ce n’est pas un hasard si la plupart des créateurs cherchent à s’imposer en Arabie saoudite : estimé à un milliard de dollars, le marché saoudien a de multiples atouts, parmi lesquels une population jeune, près des deux tiers de la population active ayant en effet moins de 35 ans.
Le royaume s’est surtout lancé dans un ambitieux programme de modernisation, le fameux plan « Vision 2030 », qui entend sortir l’économie locale de sa dépendance aux hydrocarbures.
Au cœur de sa réflexion, la question de la place et du rôle des femmes, qui représentent 42 % de la population. En l’espace de quelques années, leur participation au marché du travail a crû : en 2020, elles constituaient 33 % de la population active, selon les statistiques officielles. Et logiquement, cette plus grande présence des femmes dans le monde du travail renforce leur pouvoir d’achat.
« Les Saoudiennes achètent deux fois plus de sous-vêtements que les Françaises, avec une préférence marquée pour la lingerie haut de gamme et les marques de luxe européennes », reprend Stéphanie Romanet d’Embody, qui propose également ses modèles sur internet.
Leur appétence pour le numérique est un avantage dont la nouvelle génération de femmes, à la fois entrepreneures et activistes, a parfaitement conscience.
Une poignée d’entre elles travaillent ainsi à une meilleure connaissance du corps féminin, à l’image de Ketish, qui propose des lingettes intimes ainsi qu’une potion pour aider à supporter les douleurs menstruelles, ou de Mauj, première plateforme pour le bien-être sexuel et reproductif.
En juin dernier, cette équipe a même lancé Deem, le premier sextoy créé par des femmes arabes pour des femmes arabes.
« Deem a été conçu pour le plaisir et l’exploration. C’est une façon de découvrir son corps, de se connecter à ses envies et ses désirs, et d’apprendre à communiquer avec son partenaire », expliquent ses conceptrices au site African Argument.
Ces évolutions, la Libanaise Rana Salam les associe à un véritable mouvement d’émancipation, qu’il serait vain d’ignorer.
« Dans leurs choix vestimentaires, les femmes affirment plus fermement aussi que leur corps leur appartient. Peu importe qu’elles se retrouvent dans des phantasmes populaires de strings à paillettes ou qu’elles se revendiquent du mouvement “no bra” [sans soutien-gorge]. Ce qui est important, c’est qu’elles soient maîtresses de leurs choix. »
En matière de sous-vêtements ou de sexualité, le combat est finalement le même.
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