Aller au contenu principal

En Libye, un accident mortel sur une plateforme offshore met à nu un secteur pétrolier négligé

Selon des travailleurs de l’industrie pétrolière, le manque d’entretien, l’absence de sécurité et la vétusté des infrastructures constituent des défis majeurs pour ce secteur clé
Un ouvrier de la raffinerie de pétrole de Zaouïa, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli, sur une plateforme surplombant l’installation, le 27 octobre 2011 (AFP) 
Un ouvrier de la raffinerie de pétrole de Zaouïa, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli, sur une plateforme surplombant l’installation, le 27 octobre 2011 (AFP) 

La mort de quatre Tunisiens survenue le mois dernier sur une plateforme pétrolière offshore en Libye met en lumière les préoccupations relatives aux infrastructures pétrolières vieillissantes du pays, accablées par une décennie de négligence et de fermetures répétées. 

Le 5 novembre, les quatre ouvriers ont été tués et un cinquième a été grièvement blessé alors qu’ils travaillaient sur la plateforme pétrolière offshore libyenne de Bouri (à 120 km des côtes libyennes), où ils tentaient de détacher une cuve flottante obsolète.

Voyage au cœur de la guerre pour le pétrole libyen
Lire

L’infrastructure reliant la cuve à la plateforme s’est effondrée après la rupture d’un câble métallique, emportant les ouvriers et plusieurs tonnes d’acier dans la mer.

La cuve flottante, nommée Suluq – du nom de la ville libyenne où le héros de la résistance Omar al-Mokhtar fut exécuté par les colonisateurs italiens en 1931 –, était hors service depuis son remplacement il y a quatre ans.

Elle a été vendue, en vue de sa destruction et de sa mise au rebut, à un homme d’affaires libyen qui a fait appel à une société tunisienne pour détacher Suluq et la ramener sur la terre ferme.

Mellitah Oil & Gas, une joint-venture entre la compagnie italienne Eni et la Compagnie pétrolière nationale libyenne (NOC), qui exploite la plateforme de Bouri, a confirmé que malgré l’assistance et le soutien apportés à la suite de l’incident, elle n’était pas directement impliquée dans la mesure où le navire appartenait à un tiers. 

Manque d’entretien

Selon une source libyenne du secteur maritime interrogée par Middle East Eye, Suluq était rattachée à la plateforme depuis 1988, ce qui signifie que les raccordements étaient très probablement figés par la rouille.

Un plan décrivant les procédures de retrait, y compris les facteurs de sécurité et les mesures anti-pollution, aurait dû être soumis avant toute intervention. D’après la source, ce plan était inadéquat, n’a pas été étudié avec soin ou n’a pas été correctement mis en œuvre, ce qui a entraîné l’accident mortel. 

Un mois plus tôt, un important déversement de pétrole s’est produit sur une plateforme pétrolière voisine exploitée par la société libyenne Mabruk Oil Operations à la suite d’un manquement aux normes de sécurité.

Des images satellites étudiées de manière indépendante indiquent que le déversement de pétrole n’a pas été contenu aussi efficacement que la NOC le prétend (CEOBS)
Des images satellites étudiées de manière indépendante indiquent que le déversement de pétrole n’a pas été contenu aussi efficacement que la NOC le prétend (CEOBS)

« Il y avait une fuite dans le tuyau de chargement en caoutchouc de la plateforme, qui était relié à un pétrolier. Le tuyau aurait dû être vérifié avant le chargement, mais une erreur a été commise et le tuyau a fui, ce qui a provoqué un déversement », indique à MEE un ingénieur travaillant sur la plateforme. Mabruk n’a pas répondu à la demande de commentaires formulée par MEE.

Comme d’autres ingénieurs pétroliers interrogés par MEE, il s’exprime sous couvert d’anonymat, car il n’est pas autorisé à parler à la presse, mais aussi par crainte de répercussions professionnelles. « La NOC a ouvert une enquête sur l’incident, mais il n’y a pas encore eu de résultat », indique-t-il. 

Ces récents incidents survenus sur des plateformes offshore mettent en lumière les problèmes de sécurité rencontrés par le secteur des hydrocarbures, dont l’économie libyenne est tributaire

Bien que la NOC ait annoncé que la nappe avait été rapidement maîtrisée et n’avait pas atteint les plages libyennes, l’ingénieur estime que le littoral a bel et bien été contaminé.

Des images satellites étudiées de manière indépendante indiquent également que le déversement de pétrole n’a pas été contenu aussi efficacement que la NOC le prétend. La NOC n’a pas répondu à la demande de commentaires formulée par MEE.

Ces récents incidents survenus sur des plateformes offshore mettent en lumière les problèmes de sécurité rencontrés par le secteur des hydrocarbures, dont l’économie libyenne est tributaire.

« Nous n’avons toujours pas reçu un seul dirham »

L’inquiétude s’étend aux installations côtières et désertiques, dont certaines parties, selon les employés, ne sont guère adaptées à leur fonction, en raison de leur inactivité et d’un manque d’entretien adéquat sur le long terme.

« Il existe de réels problèmes de sécurité dans l’installation où je travaille, principalement en raison de la corrosion des structures en acier », indique à MEE Ahmed*, ingénieur pétrolier.

EN IMAGES : La jeunesse oubliée de Zaouïa, ville pétrolière libyenne
Lire

« Le gouvernement veut les revenus de nos hydrocarbures, il veut donc que le pétrole coule sans cesse et que toutes les installations disponibles soient remises en service. Mais c’est impossible avec des installations qui n’ont pas tourné depuis une décennie et qui n’ont pas été correctement entretenues. »

L’entretien inadéquat des installations pétrolières vieillissantes de la Libye et le manque de soutien économique pour financer ces travaux ne sont pas un secret, et la NOC s’est exprimée ouvertement à ce sujet à plusieurs reprises.

« Cela fait des années que nous avons constaté lors de nos opérations d’entretien des tuyaux que nous devions de toute urgence consacrer des budgets à la réhabilitation de nos infrastructures détériorées. Nous avons expliqué la situation aux gouvernements successifs ainsi qu’au ministère du Pétrole et du Gaz », a déclaré Mustafa Sanalla, président de la NOC, dans un communiqué publié sur le site web de la compagnie.

Ces déclarations font suite à une grave rupture d’un pipeline terrestre, détectée fin octobre après une soudaine chute de pression, qui a nécessité une fermeture temporaire et des réparations urgentes.

« Malgré la clarification de la situation en ce qui concerne ses dimensions et ses répercussions sur la production et les revenus, nous n’avons toujours pas reçu un seul dirham », a-t-il affirmé.

« Le gouvernement veut que le pétrole coule sans cesse. Mais c’est impossible avec des installations qui n’ont pas tourné depuis une décennie et qui n’ont pas été correctement entretenues »

- Ahmed*, ingénieur pétrolier

Le budget de 96 milliards de dinars libyens (18 milliards d’euros) présenté par le Gouvernement d’union nationale (GNA), soutenu par l’ONU et mis en place en mars dernier, n’a pas été approuvé par le Parlement, ce qui ne lui permet de dépenser que l’équivalent du budget de l’année précédente, soit 38,5 milliards de dinars (7,4 milliards d’euros).

Les fonds versés à la NOC ont semble-t-il permis de couvrir uniquement les frais de fonctionnement de base et se situent bien en-deçà des sommes nécessaires pour entretenir adéquatement – à défaut de moderniser – le secteur libyen des hydrocarbures.

Des milliards de dollars de recettes pétrolières perdus

« Les réductions et reports budgétaires ont causé des pertes énormes alors que la préservation des capacités pétrolières du pays est une priorité absolue », a déclaré Mustafa Sanalla. « Le retard pris dans la fourniture des budgets exacerbe les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Les équipes de travail des sociétés exploitantes se démènent jour et nuit pour limiter les fuites. »

La Libye a perdu des milliards de dollars de recettes pétrolières pendant le blocus de huit mois imposé en 2020 aux principales installations par les partisans de Khalifa Haftar, commandant de l’Armée nationale libyenne.

Libye : les manœuvres à haut risque de Khalifa Haftar dans le bassin pétrolier
Lire

Après un rapprochement entre les gouvernements rivaux, suivi de la mise en place du GNA, la NOC a ramené la production pétrolière de la Libye à 1,3 million de barils par jour, avec pour ambition de la porter à 2 millions de barils par jour d’ici fin 2022.

Cette stabilité précaire apportée par le GNA a encouragé les compagnies pétrolières internationales à retourner sur leurs concessions en Libye, notamment la compagnie russe Tatneft, après une interruption de dix ans.

La société française TotalEnergies s’est engagée à investir 2 milliards de dollars au total, tandis qu’Eni prévoit également des investissements considérables.

Les installations pétrolières exploitées sous forme de joint-ventures entre la NOC et des sociétés étrangères seraient en meilleur état que celles exploitées uniquement par la NOC. Toutefois, la configuration complexe du pays en matière d’hydrocarbures implique un partage de nombreuses infrastructures, notamment de pipelines.

Les technologies obsolètes posent également de plus en plus de problèmes, notamment sur le site de Ras Lanouf, situé au milieu du large littoral libyen, où des efforts sont actuellement déployés pour remettre en service les usines pétrochimiques d’ici mars 2022

Par ailleurs, depuis que le pétrole libyen a été remis en circulation, les préoccupations soulevées par la NOC au sujet de la corrosion des pipelines ont été largement ignorées.

Selon Ahmed, les cercles politiques libyens font preuve d’un manque de compréhension des subtilités inhérentes à l’exploitation pétrolière. « Ils pensent que les installations pétrolières étaient simplement au repos et qu’elles peuvent être rapidement remises en marche. Mais pendant le blocus pétrolier, les oléoducs servaient à stocker du pétrole, puisque les cuves étaient toutes pleines », explique-t-il.

« Les pipelines sont plus fins que les cuves et ne sont pas conçus pour le stockage. Dès qu’ils ont fonctionné à plein régime, les fuites ont commencé. Chaque fois qu’il y a une fuite, il y a un déversement de pétrole et la NOC doit fermer la section concernée pour colmater la fuite en la soudant. Et ce schéma se répète sans cesse – fuite, arrêt, réparation. »

Les technologies obsolètes posent également de plus en plus de problèmes, notamment sur le site de Ras Lanouf, situé au milieu du large littoral libyen, où des efforts sont actuellement déployés pour remettre en service les usines pétrochimiques d’ici mars 2022.

Des relations de plus en plus tendues entre la NOC et le gouvernement

« La cuve en polyéthylène date des années 1990 et présente une certaine corrosion, mais la cuve en éthylène est encore plus ancienne puisqu’elle date des années 1980 et nécessite de nombreuses nouvelles pièces. Mais ces pièces de rechange sont désormais obsolètes et devront probablement être fabriquées sur mesure, ce qui sera très coûteux », affirme Hisham, un ingénieur pétrolier qui s’exprime également sous un pseudonyme.

« Les technologies ont progressé rapidement au cours des vingt dernières années, passant de systèmes pneumatiques à des systèmes entièrement électroniques, et tous nos équipements électroniques sont désormais complètement obsolètes. »

« L’industrie pétrolière a progressé et nous n’avons pas pris le train en marche »

- Hisham, ingénieur pétrolier

D’après Hisham, d’autres pays qui utilisent encore des infrastructures plus anciennes ont pu moderniser progressivement leurs systèmes en service. Néanmoins, une grande partie de l’industrie libyenne des hydrocarbures s’est arrêtée après le soulèvement de 2011 qui a renversé Mouammar Kadhafi, et cet arrêt a duré une décennie.

« L’industrie pétrolière a progressé et nous n’avons pas pris le train en marche », ajoute-t-il.

Le succès initial du GNA, qui est parvenu à stabiliser temporairement la Libye, ne s’est pas étendu à sa relation cruciale avec la NOC.

Mustafa Sanalla a réussi à maintenir une certaine neutralité pendant les six années complexes durant lesquelles la Libye a connu des gouvernements rivaux, qui se sont souvent affrontés dans une série de conflits civils, dont certains visaient les infrastructures pétrolières. Toutefois, les relations entre le nouveau gouvernement et la NOC se détériorent.

« Les problèmes auxquels le secteur pétrolier libyen est actuellement confronté sont devenus très complexes. Nous avons des problèmes de maintenance, des problèmes financiers, et maintenant, nous avons aussi des problèmes politiques », souligne Ahmed.

Comment la contrebande du pétrole libyen saigne le pays à blanc
Lire

Le ministre du Pétrole du GNA, Mohamed Oun, a suspendu Mustafa Sanalla à deux reprises, la dernière fois le 19 octobre, pour des allégations de « non-respect des procédures et des contrôles en vue de l’obtention d’une autorisation dans l’exercice de fonctions officielles ».

Jusqu’à présent, ces suspensions n’ont pas eu d’impact significatif sur la position de Mustafa Sanalla, mais d’autres hauts responsables de la NOC ont également été visés.

Fin octobre, Abulgasem Shengheer, membre du conseil d’administration de la NOC, a été arrêté à l’aéroport de Mitiga à Tripoli, ce qui a déclenché une grève d’une journée dans l’ensemble des installations pétrolières du pays en signe de protestation contre son arrestation.

Une semaine plus tard, le ministère public libyen a déclaré qu’Abulgasem Shengheer faisait partie d’un groupe de trois employés de la NOC placés en détention dans l’attente d’une enquête sur des allégations de fraude.

Après l’arrestation d’Abulgasem Shengheer, la NOC a publié un communiqué cinglant. « Une guerre systématique est menée contre la Compagnie pétrolière nationale par une coalition de milices, de contrebandiers, de personnalités et de responsables politiques baignant dans la corruption, d’idéologies et de parties prenantes, dans le but de la soumettre à du chantage, de l’infiltrer, de la politiser et de la détourner de la position de neutralité qu’elle a préservée ces dernières années dans l’intérêt de tous les Libyens. »

Les sphères politiques et sécuritaires complexes de la Libye post-2011, dont certaines parties sont gangrenées par la corruption, le crime organisé et la mainmise des milices, peuvent encore faire peser de nouvelles menaces sur le secteur pétrolier du pays. 

* Le prénom a été modifié

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].