Absence de Mohammed VI au sommet de la Ligue arabe : les Marocains n’attendent plus rien de la relation Alger-Rabat
Dans cette librairie de la nouvelle ville de Tanger, célèbre port sur la côte nord du Maroc, les journaux marocains en français et en arabe sont parfaitement alignés sur le présentoir.
Un rangement méthodique qui permet aux badauds de lire d’un coup d’œil les gros titres de la presse : le chef de gouvernement Aziz Akhannouch face aux députés, le projet de loi de finances 2023, le partenariat vert signé avec l’Union européenne… Mais rien sur le 31e sommet de la Ligue arabe qui se tient les 1er et 2 novembre à Alger et surtout rien sur un déplacement présumé – au moment du reportage, sa visite était encore envisagée – du roi du Maroc dans la capitale algérienne.
Sa venue avait été annoncée début septembre par deux médias : le journal saoudien publié à Londres Al-Charq al-Awsat et le magazine français Jeune Afrique. La revue panafricaine, qui avait confirmé cette information à la mi-octobre, a finalement révélé lundi 1er novembre que Mohammed VI ne serait pas présent à Alger.
La délégation marocaine censée préparer la visite du roi aurait même quitté Alger lundi en fin de matinée, laissant Nasser Bourita, le chef de la diplomatie marocaine, représenter seul son pays. La visite du roi du Maroc, la première depuis 2005, déjà à l’occasion d’un conclave de la Ligue arabe, aurait pourtant été historique.
L’Algérie, « juste un État mafieux policier corrompu »
Quels que soient leur âge, leur origine ou leur profession, les Marocains ont un avis sur la question. Il suffit de lancer le débat pour que les langues se délient.
« Je me sens concerné par ce sommet et je suis de très près l’image que va renvoyer le Maroc à l’international », assure à Middle East Eye Akram, un financier de 33 ans, installé pour le travail à Casablanca.
« Cette rencontre entre toutes les nations arabes doit être l’occasion de discuter de sujets d’unité, même s’il est parfois difficile de s’entendre », poursuit-il. « Malheureusement, je ne crois pas que cela soit possible tant que le régime algérien, militaire et anti-impérialiste, sera en place. »
La tenue du sommet des chefs d’État arabes à Alger fait aussi réagir les réseaux sociaux. Étant donné le caractère inflammable des discussions autour de la rivalité entre Alger et Rabat qui remonte à la fin de la période coloniale, chaque internaute y va de son commentaire.
Sur Twitter, on retrouve du côté des soutiens du Maroc les éléments de langage matraqués depuis des décennies par le makhzen (pouvoir). « Tant que la mafieuse junte algérienne est au pouvoir : aucun progrès », ou encore : « Il n’y a rien en Algérie, juste un État mafieux policier corrompu à tous les niveaux. Le Maroc a 60 ans d’avance. »
L’emploi de ces termes connotés et l’agressivité ambiante n’a rien de surprenant pour Kader Abderrahim, spécialiste du Maghreb et maître de conférences à Sciences Po Paris. « Il peut y avoir des bouffées réactives, voire délirantes, souvent instrumentalisées, lorsqu’il s’agit du Maroc et de l’Algérie. Mais je crois qu’on a atteint le summum des tensions et que celles-ci ne peuvent à présent que retomber », explique-t-il à MEE.
« La junte au pouvoir [en Algérie] crée des obstacles, souvent imaginaires, pour empêcher le Maroc de reprendre ses droits sur le Sahara »
- Ouafae, enseignante marocaine
Sans surprise, le dossier qui empoisonne les conversations des twittos algériens et marocains, mais aussi les échanges entre les deux pays, n’est autre que celui du Sahara occidental.
Ancienne colonie espagnole, le Sahara occidental est classé en tant que « territoire non autonome » par l’ONU et il est le théâtre d’un conflit vieux de plusieurs décennies entre le Maroc et le Front Polisario, le mouvement indépendantiste sahraoui soutenu par l’Algérie.
Véritable pierre d’achoppement de l’histoire récente des deux voisins, ce dossier a été érigé au rang de première cause nationale dans le royaume et représente l’une des raisons principales – avec l’affaire Pegasus (logiciel d’espionnage israélien) et la normalisation des relations entre le Maroc et Israël – pour lesquelles l’État algérien a décidé de rompre unilatéralement, en août 2021, les relations diplomatiques avec le Maroc.
Après plus d’un an de brouille totale, la visite de Mohammed VI aurait-elle pu permettre une désescalade ? Le roi avait réitéré, lors de ses deux derniers discours de la fête du Trône en 2021 et 2022, sa volonté de tendre la main à son rival historique de l’est.
« Je suis certain que la visite du roi du Maroc n’aurait absolument rien changé dans ce conflit », affirme à MEE Achraf, un ingénieur de 27 ans. « L’animosité du clan au pouvoir en Algérie est si forte que tout rapprochement est inenvisageable sur le moyen terme. »
Pour Ouafae également, une enseignante de 58 ans, la réconciliation s’avère délicate. La faute, selon elle, « à la junte au pouvoir [en Algérie] qui crée des obstacles, souvent imaginaires, pour empêcher le Maroc de reprendre ses droits sur le Sahara et qui évacue de graves problèmes de démocratie », dont « le manque de justice et de liberté ».
De nombreux leaders du Moyen-Orient absents
Si le Sahara occidental, qu’on appelle ici « provinces du Sud », « Sahara marocain » ou « Sahara » tout court, provoque parfois des réactions passionnées, d’autres Marocains refusent de rentrer dans ces considérations géopolitiques.
« Ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la réouverture des frontières pour pouvoir me déplacer dans toute la région sans restriction, comme c’est par exemple le cas avec l’espace Schengen », indique Rachid, communicant à Tanger.
Pour l’homme de 39 ans, la visite royale de Mohammed VI aurait pu ouvrir la porte à une normalisation avec l’Algérie. Un pays « pas si différent du Maroc », selon lui, notamment grâce à des liens culturels forts.
« On écoute autant Cheb Khaled, Faudel, Bilal que des chanteurs marocains. Et pour la littérature, c’est pareil : les écrivains algériens comme Yasmina Khadra, Kamel Daoud ou Assia Djebar sont largement lus et appréciés au Maroc », argumente-t-il.
La présence du roi Mohammed VI aurait en tout cas été un événement compte tenu de l’absence de plusieurs leaders du Moyen-Orient, notamment celle de l’émir du Koweït, du roi du Bahreïn, du sultan d’Oman, du roi de Jordanie, du président des Émirats arabes unis et du prince héritier d’Arabie saoudite. Mohammed ben Salmane a décliné l’invitation, officiellement pour des raisons de santé.
Pour les Marocains que nous avons rencontrés, le buzz autour d’un éventuel déplacement de Mohammed VI a relégué au second plan le sommet en lui-même et les enjeux (question palestinienne, attitude de la Tunisie vis-à-vis de l’Iran, sécurité alimentaire, énergie) discutés au cours de ces deux premiers jours de novembre.
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