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Sommet arabe d’Alger : beaucoup d’ambitions, peu d’illusions

Un sommet de la Ligue arabe débute ce 1er novembre à Alger, avec un véritable casse-tête : comment amener des dirigeants aux objectifs très divergents à se mettre d’accord autour d’un minimum ?
« Les sommets arabes portent une charge symbolique et émotionnelle très forte, ce qui donne à ces rencontres une puissante résonnance » - Abed Charef (AFP/Fethi Belaid)
« Les sommets arabes portent une charge symbolique et émotionnelle très forte, ce qui donne à ces rencontres une puissante résonnance » - Abed Charef (AFP/Fethi Belaid)

Les factions palestiniennes ont, pendant longtemps, constitué une caisse de résonnance pour les divergences entre pays arabes. Chaque crise entre deux ou plusieurs États de la Ligue arabe se reflétait, de manière presque mécanique, dans les rangs palestiniens, où chaque pays disposait d’une organisation satellite ou d’une faction qui lui était proche.

Certaines organisations palestiniennes étaient de simples antennes locales, voire des relais de formations transnationales, comme le Baas et l’organisation des Frères musulmans.

Dans un tel contexte, réussir à organiser une rencontre entre différentes factions palestiniennes indiquait clairement que les pays arabes étaient disposés à se parler, malgré leurs divergences. Parvenir à faire adopter aux organisations palestiniennes un programme commun, comme cela s’est passé à la mi-octobre à Alger, signifiait qu’un sommet de la Ligue arabe pouvait se tenir, et aboutir à des accords à minima.

Ce schéma a poussé à un certain optimisme pendant les préparatifs du sommet de la Ligue arabe, qui se tient ces 1er et 2 novembre à Alger.

Envisagé, côté algérien, comme un grand moment diplomatique, avec la symbolique du 1er novembre, qui renvoie à la date du déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954, le sommet est supposé donner un nouvel élan à la solidarité arabe, et stopper le processus de normalisation avec Israël, tout en offrant un appui clair aux Palestiniens.

Des ambitions revues à la baisse

Le secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, l’Irakien Hussain Hindawi, n’y est pas allé par quatre chemins. Il a affirmé : « Ce sommet sera historique en termes de consécration de l’action arabe commune dans tous les domaines ».

Selon lui, « il y a un consensus autour de l’impératif d’une action commune et l’établissement d’une plateforme arabe commune solide, en dépit de certaines divergences de vues ».

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Cette déclaration, de circonstance, pèche forcément par excès d’optimisme. Car face au poids du réel, les ambitions du sommet seront forcément revues à la baisse.

La rencontre devrait être couronnée par une déclaration « consensuelle », c’est-à-dire sans relief ni innovation particulière. Cela est devenu prévisible lorsque les organisateurs du sommet ont renoncé à réintégrer la Syrie au sein de la Ligue arabe, Damas ayant été invité à renoncer à participer à la rencontre.

Ce sera donc un sommet « consensuel », « reposant sur les constantes communes et traduisant les aspirations des peuples arabes à davantage de solidarité, de cohésion et d’intégration », selon une déclaration officielle algérienne.

Des formules qui n’engagent à rien et qu’aucune partie ne peut refuser. Avec toutefois une certitude, une dernière digue : le sommet d’Alger ne cautionnera pas la normalisation avec Israël.

Comment en est-on arrivés là ? Comment en est-on arrivés à cette situation où la Ligue arabe se contente de si peu, à un point tel que la simple tenue d’un sommet arabe relève de l’exploit ? Comment la Ligue a-t-elle fini par renoncer, presque abdiquer, face à l’adversité, alors que l’idée de normalisation avec Israël est devenue une banalité ?

Comment en est-on arrivés à cette situation où la Ligue arabe se contente de si peu, à un point tel que la simple tenue d’un sommet arabe relève de l’exploit ? 

C’est que le monde arabe a profondément changé. Énormément. Sur trois points essentiels, au moins : le centre de gravité du monde arabe s’est déplacé vers des pays (les monarchies du Golfe) qui ont de nouvelles préoccupations, et où de nouvelles générations sont arrivées au pouvoir ; la question palestinienne n’est plus une priorité pour la plupart des pays arabes ; les pays les plus influents ont leurs propres objectifs, et la question palestinienne est souvent gérée selon son insertion dans le programme de chaque pays.

C’est un fait d’histoire : en une génération, les pays arabes dits radicaux (Irak, Syrie, Libye, Yémen) sont tous passés par une sorte de broyeuse. Ils ont été laminés, leur influence s’est considérablement réduite, quand ils n’ont pas été amenés à lutter pour leur survie.

Pendant longtemps, l’Irak, la Syrie, la Libye, le Yémen et l’Algérie empêchaient la Ligue arabe d’abdiquer, à défaut d’y imposer leurs décisions. Or, tous ces pays sont passés, depuis les années 1990, par de terribles épreuves, guerre civile ou invasion étrangère.

Ils ont connu le « chaos », théorie popularisée par l’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice. Pour le moment, un seul d’entre eux, l’Algérie, en est sorti, et tente de se reconstruire. Les autres sont encore en pleine crise.

Nouveaux centres de pouvoir

Ces épreuves ont été suffisantes pour paralyser ces pays, réduire leur influence à néant, et transférer le centre de gravité du monde arabe vers des pays considérés comme des vassaux des États-Unis et très accommodants avec Israël. Des royaumes dits « modérés » sont devenus les pays phares du monde arabe, ils en constituent les nouveaux centres de pouvoir.

Il faut dire que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar, Bahreïn, le Koweït et Oman concentrent les deux tiers du PIB du monde arabe alors qu’ils n’en représentent qu’un sixième de la population.

Avec un PIB de près de 800 milliards de dollars, l’Arabie saoudite représente, à elle seule, près du tiers du PIB des pays arabes. Les autres monarchies conservatrices du Golfe (Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Oman, Koweït) pèsent à peu près autant, malgré leur faible démographie, alors qu’un pays comme l’Égypte, dont la population représente près d’un tiers du monde arabe, a un PIB équivalent à peine à la moitié de celui de l’Arabie saoudite.

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Un autre chiffre, encore plus frappant, révèle l’ampleur de ces disparités : les Émirats arabes unis ont un PIB égal à celui de l’Égypte, pour une population (personnes portant la nationalité émiratie) cent fois plus faible que celle de l’Égypte, moins d’un million contre près de 100 millions !

Il est d’ailleurs remarquable que dans ce jeu d’influence, l’Égypte, engluée dans ses problèmes politiques et économiques internes, ne soit plus qu’un acteur marginal dans la région alors qu’elle représente un tiers de la population du monde arabe.

D’autre part, ces monarchies du Golfe, avec leur puissance financière et leurs réseaux d’influence, ont des dirigeants d’une nouvelle génération, qui portent un regard sur leur société et sur le monde très différent de celui de leurs aînés, et nourrissent aussi des ambitions affirmées et des projets totalement innovants : ils rêvent de transformer leur puissance financière en puissance tout court.

Mohamed ben Salmane veut faire de l’Arabie saoudite un nouveau pôle au Moyen-Orient et en finir avec l’image d’un royaume figé dans le Moyen Âge, soumis aux Américains. Il veut se lancer dans des projets économiques, technologiques et militaires pharaoniques, bousculer les mœurs de la société saoudienne, et s’imposer comme partenaire, et non plus comme vassal, des États-Unis.

Le Qatar et les Émirats ont des ambitions moins poussées, mais tout aussi remarquables au vu de leurs seules capacités démographiques. Ils tablent, l’un sur l’image et la communication, l’autre sur les réseaux d’argent et les interventions militaires, pour devenir des acteurs de la politique internationale.

C’est un fait d’histoire : en une génération, les pays arabes dits radicaux sont tous passés par une sorte de broyeuse. Ils ont été laminés, leur influence s’est considérablement réduite, quand ils n’ont pas été amenés à lutter pour leur survie

Par ailleurs, ces pays ont, depuis longtemps, accepté comme un fait accompli l’idée de coexister avec Israël. Depuis, ils ont fait le choix de regarder ailleurs.

Pour l’Arabie saoudite, il s’agit de rivaliser avec l’Iran et la Turquie, à qui Riyad veut se substituer pour s’imposer comme leader régional, si ce n’est comme leader du monde musulman.

Pour les Émirats et le Qatar, il s’agit de s’affirmer comme de grandes places économiques et touristiques, ce qui constituerait un puissant gage de sécurité pour eux.

La Palestine n’est plus une priorité

Dans une telle configuration politique, la Palestine ne constitue plus une priorité. Certes, la cause demeure très puissante comme symbole, mais elle sert souvent de couverture pour servir un objectif, un programme, voire une posture.

Les Saoudiens ne peuvent se détourner publiquement de la Palestine, car al-Qods (Jérusalem) reste le troisième lieu saint de l’islam, après La Mecque et Médine, dont leur roi est officiellement le serviteur. Ils ne peuvent, de ce fait, totalement ignorer la cause palestinienne.

Au Maroc, dont le roi est officiellement président du Comité al-Qods, il s’agit de marchander au mieux ce titre pour tenter d’obtenir une reconnaissance occidentale d’un fait accompli au Sahara occidental

Mais cela n’empêche pas l’homme fort d’Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed ben Salmane, de zapper le sommet d’Alger, officiellement pour raisons de santé, afin de bien signifier qu’il ne tolère pas le manque de soutien de l’Algérie à sa guerre au Yémen, ni à sa croisade contre l’Iran. Riyad considère que ces causes sont plus importantes que l’opposition à Israël.

Au Maroc, dont le roi Mohammed VI est officiellement président du Comité al-Qods, chargé de contribuer à la sauvegarde des lieux saints musulmans à Jérusalem, il s’agit de marchander au mieux ce titre pour tenter d’obtenir une reconnaissance occidentale d’un fait accompli au Sahara occidental. Et si cela ne suffit pas pour parasiter le sommet d’Alger, les Marocains lancent des fake news, par exemple une participation éventuelle du chef du Front Polisario (mouvement indépendantiste sahraoui) Ibrahim Ghali à la rencontre, alors que la République sahraouie n’est pas membre de la Ligue arabe.

En Syrie et en Irak, la défense d’une ligne dure a longtemps servi de prétexte au maintien d’un pouvoir dictatorial.

Ainsi, pour la plupart des pays arabes, la cause est entendue. La Palestine n’est plus une priorité, face à de nouveaux impératifs qui s’imposent avec acuité : restaurer l’État national en Libye et en Irak, préserver l’unité nationale en Syrie, survivre en Somalie, éviter un engrenage du chaos en Tunisie, pérenniser l’État au Koweït, assurer le fonctionnement des institutions au Liban, s’imposer comme puissance régionale pour l’Arabie saoudite, assurer le bon déroulement de la Coupe du monde de football pour le Qatar, etc.

Tous ces jeux politiques limitent forcément l’impact du sommet de la Ligue arabe qui se tient à Alger. Mais cela ne peut occulter une autre réalité : les sommets arabes portent une charge symbolique et émotionnelle très forte, ce qui donne à ces rencontres une puissante résonnance, indépendamment de la qualité de la participation et du contenu des textes adoptés. Et cela, aucun dirigeant, aussi riche soit-il, ne peut l’occulter.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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