« Une ouverture nécessaire » : Essaouira se réjouit d’enseigner l’histoire juive à l’école
Dans l’espace urbain, l’art, l’artisanat, la cuisine, plus largement encore dans la construction de la société marocaine, le judaïsme a laissé une empreinte. Elle s’exprime, par exemple, brodée de fil d’or dans certains caftans de Fès, les n’taâ. Elle est surtout inscrite dans la pierre. Une trace presque effacée par endroits, mais bien là.
En témoignent les mellahs (anciens quartiers juifs), les cimetières, souvent maintenus en vie par des familles musulmanes, les synagogues et autres sanctuaires. Sur les 652 figures saintes du judaïsme, 126 sont d’ailleurs communes à l’islam.
Cette histoire d’influence entre les communautés musulmane et juive, tissée des siècles durant, se lit aussi dans la cuisine. Taktouka (compotée de poivrons et tomates),zaalouk (purée d’aubergine) mais aussi la fameuse b’stilla à la volaille et aux amandes, ou encore la dafina de shabbat (plat à base de viande, de pommes de terre et de pois chiches originellement mijoté dans les fours des quartiers) reflètent la synthèse opérée dans les cuisines juives entre recettes locales, amazighes principalement, et importées, lors de la fuite d’Andalousie, sous l’Inquisition.
Avant même de normaliser ses relations diplomatiques avec Israël, le Maroc a lancé une réforme scolaire décrite par certains comme une « révolution » : l’histoire et la culture de la communauté juive vont bientôt être enseignées aux élèves de ce pays où l’islam est religion d’État.
Dispensée en langue arabe, la leçon fait partie d’un chapitre sur le sultan alaouite Sidi Mohammed Ben Abdellah, fondateur de la ville d’Essaouira, alors capitale du Maroc et modèle de coexistence entre les fidèles des trois monothéismes, les Amazighs, les Arabes, les Africains et les Andalous.
« Depuis 2014, nous révisons les programmes scolaires. Nous avons renforcé l’enseignement de toutes les autres composantes de l’identité nationale marocaine, il manquait la composante juive », indique à Middle East Eye Fouad Chafiqi, directeur des curricula au ministère de l’Éducation nationale.
Présente au Maroc depuis l’Antiquité, la communauté juive, qui demeure la plus importante d’Afrique du Nord, a augmenté au cours des siècles, notamment avec l’arrivée des juifs expulsés d’Espagne par les rois catholiques à partir de 1492.
Elle comptait environ 250 000 personnes à la fin des années 1940, soit environ 10 % de la population, selon l’AFP. Beaucoup de juifs sont partis après la création d’Israël en 1948, la « Nakba » (catastrophe) palestinienne, et il en reste environ 3 000.
« Le résultat est celui d’une politique des petits pas »
Présentée dans trois manuels de niveau CE6 (dernière année de primaire), la leçon s’appuie, selon les éditions, sur l’inauguration, en janvier 2020 à Essaouira, de Bayt Dakira (Maison de la mémoire), en présence de Mohammed VI – « un signal fort » pour Fouad Chafiqi –, mais aussi sur le musée du Judaïsme à Casablanca et les valeurs de la Constitution marocaine de 2011.
Celle-ci reconnaît à l’État musulman « sa plénitude et sa diversité », ainsi que ses « affluents hébraïques », dont s’est « nourrie et enrichie » son unité. Elle rappelle aussi que « la prééminence accordée à la religion musulmane va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue ».
Dans le monde arabe, l’initiative est présentée comme inédite. Les responsables d’instances juives internationales y notent une preuve de la proactivité du roi Mohammed VI sur le sujet.
À Essaouira, dont la population juive dépassait, au début du XIXe, celle des habitants de confession musulmane, cette introduction au programme scolaire de dernière année de primaire a tout de l’évidence
Si le souverain a montré à plusieurs reprises son attachement à la composante hébraïque du Maroc, notamment en finançant, sur les fonds du Palais, la restauration de 167 cimetières juifs (2015), l’enseignement demeurait le chaînon manquant.
Dans un message transmis à l’ONU à l’occasion de son 73e sommet, il avait pourtant insisté : la bataille contre le racisme et l’antisémitisme « n’est ni militaire ni budgétaire. Elle est, avant tout, pédagogique et culturelle ».
Jacky Kadoch, président de la communauté juive de Marrakech-Essaouira, rappelle : « Le résultat positif aujourd’hui est celui d’une politique des petits pas depuis deux décennies ».
À Essaouira, dont la population juive dépassait, au début du XIXe, celle des habitants de confession musulmane, cette introduction au programme scolaire de dernière année de primaire a tout de l’évidence.
« Nous devons parier sur les valeurs humaines pour permettre aux générations futures de faire preuve d’agilité, de s’inventer dans le monde de demain. On ne sait pas de quoi il sera fait, mais l’ouverture sera nécessaire. Dans ce sens, la décision du ministère de l’Éducation nationale me paraît appropriée », salue Abdelmouttalib Erraja, directeur du groupe scolaire privé Célestin-Freinet, auprès de MEE.
La mise en œuvre concrète n’est pas encore arrêtée, mais le directeur ne s’inquiète pas : avec Bayt Dakira juste à côté, les professeurs ne prodigueront pas seulement une leçon théorique.
D’autant que la sensibilisation a déjà commencé. « Cette année, nous avions mis en place un groupe de musique andalouse dans le but de participer au festival souiri Les Andalousies atlantiques, qui rassemble des artistes juifs et musulmans », explique encore le responsable éducatif.
Cet humanisme, un professeur d’une école publique à Marrakech y est lui aussi fermement attaché. « La culture marocaine a plusieurs confluences : musulmane, juive, andalouse, arabe, berbère, africaine… Nous devons enseigner et préserver cela », affirme-t-il à MEE.
Il note pourtant différentes sensibilités au sein du corps enseignant. « [Certains] pensent [notamment] que cela ne servira à rien et mettent en avant le fait que nos frères palestiniens souffrent, sont colonisés par les juifs, etc. »
Les commentaires sur des pages Facebook liées à l’enseignement, ainsi que sur un forum en ligne au départ réservé aux professeurs, mais a priori désormais accessible à tous les internautes, étayent son sentiment. « Matière inutile », « conspiration sioniste », « normalisation » y fleurissent. Une personne se demande si « les écoliers en Israël apprennent la culture islamique ». Un enseignant va jusqu’à affirmer qu’il ne donnera pas ce cours à ses élèves.
Apprendre « la différence entre judaïsme et sionisme »
Fouad Chafiqi tempère : « Nos retours sont plutôt bons. Nous avons connu une opposition bien plus virulente sur d’autres leçons. »
« Le Maroc est notre patrie à tous, quelle que soit notre religion. Nous avons vécu et vivons en harmonie. C’est ce que nous devons apprendre à nos enfants, tout comme la différence entre judaïsme et sionisme, que nous ne soutenons pas », souligne à MEE Najat Saadi, membre du bureau de la région de Tanger-Tétouan et responsable au niveau national du Syndicat national de l’enseignement-Fédération démocratique du travail, d’obédience socialiste.
Contactée par MEE, la Fédération nationale des fonctionnaires de l’enseignement, affiliée à l’Union nationale du travail au Maroc, proche du Parti de la justice et du développement (PJD ; islamiste), n’a pas donné suite.
« La culture marocaine a plusieurs confluences : musulmane, juive, andalouse, arabe, berbère, africaine… Nous devons enseigner et préserver cela »
- Un enseignant de Marrakech
L’adoption d’une convention pour la promotion de la tolérance, la diversité et la coexistence dans les établissements scolaires et universitaires devrait permettre aux écoles pilotes d’Essaouira d’aller un peu plus loin.
Signé le 21 novembre par l’Éducation nationale, l’association Essaouira-Mogador (acteur socio-culturel local majeur) et le Centre d’études et de recherches sur le droit hébraïque au Maroc, une fois de plus dans la « cité des alizés », le document prévoit d’y instaurer des clubs pour faire vivre ces valeurs.
Il entend également renforcer les programmes éducatifs, culturels et scientifiques mettant en lumière la diversité de la société marocaine.
Jacky Kadoch, président de la communauté juive de Marrakech-Essaouira, abonde dans ce sens : « Nous avons besoin de contributions solides pour formuler de façon claire et intelligible nos programmes à destination des générations futures. Il faut s’appuyer sur les chercheurs sérieux que compte le Maroc concernant l’histoire de la présence juive dans le pays. »
Pour cet artisan de la mémoire judéo-marocaine, il s’agit de la prochaine étape. Et elle est primordiale.
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