« Mon autre jambe est là » : deux amis handicapés partagent chaussures et quotidien à Gaza
Le printemps est dans l’air, et il est temps pour Adli Ebied et Mansour al-Qerem d’acheter une nouvelle paire de chaussures. Ils descendent de la moto qu’ils partagent devant un des magasins de chaussures de Gaza, s’avancent au milieu de la boutique à l’aide de leur béquilles, et entreprennent avec entrain d’essayer les derniers modèles.
Il ne leur faut pas longtemps pour se décider pour une paire dont ils partageront le prix. L’un prend la chaussure gauche, tandis que l’autre prend la droite.
Adli, 24 ans, et Mansour, 26 ans, ont quelque chose de très spécial en commun : ils ont tous deux perdu une jambe au cours des attaques israéliennes contre Gaza en 2011.
Bien qu’ils n’aient pas été ensemble quand ils ont été blessés, depuis leur convalescence à l’hôpital et pendant leur rééducation leur amitié a pris un tour privilégié. Jour après jour, chacun a puisé sa force auprès de l’autre, et ils partagent la même gratitude d’être encore en vie.
Heureusement les deux amis ont le même goût en matière de chaussures, et c’est toujours avec plaisir qu’ils s’achètent une nouvelle paire. Il pourrait y avoir un problème de taille, mais il s’avère qu’en prime, tous deux font la même pointure.
Malgré les conditions de vie difficiles à Gaza, ils aiment prendre leurs repas, faire du shopping, se détendre, faire des courses et conduire leur moto ensemble.
Bien qu’ils soient issus de milieux différents, leur amitié a commencé à l’école et s’est poursuivie à l’âge adulte. Elle est maintenant plus solide que jamais étant données les circonstances identiques que la vie leur a réservées.
« Quand, dans un magasin de chaussures, Mansour et moi tombons tout de suite d’accord sur un style et un modèle – c’est dans des moments comme ça que nous ressentons la force de notre amitié », dit Adli en souriant.
Comme beaucoup de jeunes gens, Adli et Mansour sont pleins d’énergie, bien qu’ils aient chacun perdu une jambe à la suite de leurs blessures. Mais ils gardent le moral, et leur sens de l’humour fait que l’on remarque à peine leur handicap.
Chacun s’est adapté à cette nouvelle version de lui-même avec une jambe en moins, l’un dépendant de sa jambe gauche et l’autre de sa jambe droite. On pourrait s’attendre à ce que cette infirmité entraîne une certaine inertie ou un manque de confiance en soi pour effectuer les tâches de la vie quotidienne, mais pas pour ces deux amis.
Ils continuent à faire du shopping, ils aiment flâner dans les parcs de Gaza, se promener sur la plage et aller faire leurs courses ensemble à moto.
Leur amitié leur permet d’oublier plus facilement qu’ils ont chacun perdu une jambe. “Mon autre jambe est là », plaisante Adli, en montrant Mansour. Mansour sourit et répond : « Oui, et voilà la mienne (en montrant Adli), et je n’imagine pas aller nulle part sans elle – ou sans Adli. »
« Notre amitié est encore plus forte depuis que nous avons partagé et enduré la même souffrance », dit Mansour avec un large sourire.
« Ensemble, nous allons beaucoup mieux qu’avant d’avoir été blessés », ajoute Adli.
Adli et Mansour habitent tous deux à Shejayeh, à l’ouest de la ville de Gaza, un quartier qui a été sérieusement touché au cours de la dernière offensive militaire d’Israël contre cette bande de terre soumise à un blocus. Tous deux aiment traverser à pied la zone de pêche de Gaza, de la clôture marquant la frontière avec Israël à l’est jusqu’au front de mer à l’ouest.
« Nous sommes pareils aux autres. Nous poursuivons nos activités quotidiennes, et il ne se passe pas un jour sans que nous soyons ensemble», dit Mansour.
Laissé pour mort
Adli et Mansour ont tous deux défié ce dicton arabe : « Une seule main ne peut pas applaudir ». En dépit de tous les obstacles qu’on peut rencontrer à Gaza, Mansour sait qu’une jambe lui suffit à vivre heureux.
Adli fut blessé en mars 2011, quand des obus israéliens tombèrent sur des maisons et un groupe de jeunes Palestiniens qui jouaient au football et assistaient à un match près de la laiterie Al Wadiya, rue Nazaz. Après cet effroyable accident, Adli prodigua bravement les premiers soins aux victimes mais se retrouva bientôt blessé lui-même quand une seconde frappe visa le même endroit.
Il paraît ébranlé quand il raconte les événements de ce jour-là. Son ami Mansour, assis en silence, entend de nouveau les détails de cette journée – le jour où Adli fut amené à l’hôpital dans le coma, le personnel médical affirmant avec tristesse et certitude qu’on ne pouvait plus rien faire pour lui et allant jusqu’à le déclarer mort, son corps brisé étant alors transféré à la morgue.
Tout le monde reste muet en l’écoutant revivre la terrible expérience qu’il vécut à la morgue, encore conscient et entouré de cadavres. « Il faisait un froid glacial, mais je ne pouvais ni parler, ni bouger », se remémore-t-il.
Adli explique comment son père, Hassan Ebied, se présenta à la morgue de l’hôpital pour un dernier adieu à son fils. « J’ai senti la chaleur de ma main de mon père, et je l’ai serrée fort, dans cette morgue glacée. »
Réalisant qu’Adli était encore en vie, Hassan s’écria : « Mon fils est vivant, mon fils est vivant ! »
Son ami Mansour vint lui rendre visite à l’hôpital et lui dit : « Prends mes jambes, mon cher ami, mais surtout remets-toi bien », sans se douter que la même année, quelques mois plus tard, il perdrait lui aussi une jambe.
Pour pouvoir récupérer complètement, Adli a subi plusieurs opérations dans les hôpitaux de différents pays arabes. Ayant perdu son frère pendant la guerre, il est maintenant le fils aîné et doit prendre soin de sa famille. Étant donné ses devoirs moraux et ses priorités familiales, il ne peut plus s’offrir des études universitaires.
« Maintenant, mon rêve est de trouver un travail qui nous garantisse à moi et à mon ami Mansour une bonne situation », dit-il en souriant, alors qu’ils prennent tous deux appui sur une barque de pêche.
À la poursuite de leurs rêves
Mansour, qui plaisantait avec Adli, s’interrompt. « Alors c’est ton seul rêve ? Dis-lui ce que tu m’as dit », suggère-t-il avec un sourire timide suivi d’un éclat de rire.
« Malgré la douleur que je ressens, mon autre espoir est d’épouser une femme bonne et de fonder ma propre famille », dit Adli.
Avant de pouvoir réaliser cet autre rêve, il lui faudra une prothèse pour pouvoir marcher sans aide.
Mansour a perdu sa jambe gauche en août 2011 au cours d’une frappe aérienne sur Shejayeh, qui paraissait viser des résistants supposés être dans les parages. Son ami Adli avait subi le même sort cinq mois auparavant.
Son petit frère fut témoin du bombardement, mais il ne se doutait pas que Mansour était au même endroit et se trouvait parmi les victimes. Il courut chez lui et dit à sa famille : « Quelqu’un a été tué. » Sa mère, ignorant les blessures de Mansour, répondit : « Puisse Dieu donner du courage à la mère de la victime. »
Quelques heures plus tard, on lui apprit enfin que la victime était en fait son propre fils, Mansour, qui avait perdu une jambe, plusieurs doigts et avait reçu des éclats d’obus à la tête.
« Le seul aspect positif de mes blessures, c’est qu’elles ont consolidé mon amitié avec Adli », constate Mansour à l’ombre d’un sycomore sur la colline d’al-Mintar, qui domine la ville de Gaza.
« Nous partageons tout et nous divisons les dépenses – après tout, nous sommes une seule âme dans deux corps », affirme-t-il tandis qu’il montre du doigt plusieurs quartiers de Gaza, constatant l’expansion et les changements dont lui et Adli ont été témoins depuis leur enfance.
La ville entière s’est transformée. De nouvelles générations sont nées dans l’univers sans cesse changeant de Gaza, qui conserve toujours une beauté sereine malgré l’adversité. En dépit des troubles, les habitants de Gaza s’efforcent de ne pas laisser s’installer une ambiance défaitiste. Les habitants de Shejayeh résistent à leur façon en restant fermes et en essayant de profiter de la vie, bien que les chances ne semblent pas être de leur côté.
En dépit de ses blessures, Mansour voulait quand même se marier, et maintenant qu’il est marié, il affirme être très heureux avec sa femme, Neda.
Neda attend un bébé dans quatre mois et elle est enchantée que son mari puisse disposer du soutien dont il a besoin grâce à son ami Adli.
« À travers la souffrance, nous parvenons à trouver la joie, en partageant ce que nous avons et en continuant à nous entraider », dit Mansour.
Ce partage comprend aussi la moto : Mansour passe les vitesses et Adli tient le guidon – les passants qui les voient foncer dans les rues sont sidérés par leur parfaite coordination
« Quand faisons de la moto ensemble, j’ai l’impression que mon corps est au complet, sans rien qui manque », dit Mansour en souriant alors qu’ils repartent vers Shejayeh, le soleil couchant dans le dos.
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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