Muslim ban : deux ans après, le décret de Trump continue de détruire des vies
WASHINGTON, DC – Des familles sont séparées, des voyageurs bloqués, des étudiants dans l’incapacité d’aller à l’université, des gens contraints de vivre éloignés de leurs proches.
Deux ans après la signature par le président Donald Trump d’un décret qui restreint de manière stricte les arrivées en provenance de plusieurs pays à majorité musulmane, les effets de ce décret, désormais connu sous le nom de « Muslim ban » (interdiction des musulmans), continuent à se faire sentir.
« Il y a un impact dans la vie réelle et c’est quotidien »
- Abed Ayoub, Comité américano-arabe de lutte contre la discrimination
« Nous avons vu des familles déchirées, des personnes ne pouvant rendre visite à des êtres chers, assister à des mariages ou recevoir des soins de santé, des étudiants incapables d’aller en cours – il y a un impact dans la vie réelle et c’est quotidien », a déclaré Abed Ayoub, directeur juridique du Comité américano-arabe de lutte contre la discrimination (ADC).
Après la signature du décret par Trump le 27 janvier 2017, des manifestants ont envahi les aéroports, un millier de fonctionnaires du département d’État ont, fait rare, déposé un câble exprimant leur désaccord et des avocats ont entamé des poursuites pour protester contre ce décret présidentiel, bloquant pendant 90 jours des citoyens venant d’Iran, d’Irak, de Syrie, du Yémen, du Soudan, de Libye et de Somalie.
Les manifestations et les premières décisions judiciaires suspendant l’interdiction ont rétabli l’espoir d’un front uni contre le décret et le fanatisme sous-jacent.
L’année dernière, cependant, la Cour suprême a confirmé le Muslim ban après une longue bataille juridique et s’est prononcée en faveur du décret pour contrôler l’immigration, alors même que Trump avait proclamé la nature discriminatoire de ses intentions lorsqu’il était candidat fin 2015, réclamant un « arrêt total et complet de [l’arrivée de] musulmans » aux États-Unis.
Aujourd’hui, les militants se tournent vers les politiciens et les candidats à la présidentielle pour lever l’interdiction.
Chaos total
Ce décret a laissé en suspens la vie de personnes comme le médecin syrien Khaled Almilaji, qui attendait un visa pour poursuivre son master à l’Université Brown et retrouver sa femme enceinte de leur premier enfant.
« Vous pouvez aller sur le site web. Vous voyez votre numéro et il est indiqué “en attente”. Cette attente peut prendre des années », avait-t-il déclaré à MEE à l’époque, coincé en Turquie et poursuivant ses études à distance, alors que la date prévue pour l’accouchement de sa femme approchait.
Le Muslim ban a également provoqué le chaos dans les aéroports du pays.
Des manifestants et des avocats, comme Sharifa Abbasi, qui travaille pour le cabinet d’avocats HMA basé en Virginie, se sont rassemblés pour aider les nouveaux arrivants et démêler un nœud bureaucratique si bien noué que personne ne savait exactement ce qui se passait.
« Je ne pensais pas que ça allait durer aussi longtemps. Malheureusement, étant donné le climat politique dans lequel nous nous trouvons, tout est possible »
- Sharifa Abbasi, avocate volontaire à l’aéroport de Dulles
« Il y avait des avocats au téléphone avec les bureaux des élus locaux, des personnes qui essayaient de joindre le service des douanes et de la protection des frontières, les compagnies aériennes, des personnes rédigeant divers mémos, des équipes de recherche juridique et des conférences téléphoniques tous les jours », a raconté Me Abbasi, bénévole à l’aéroport de Dulles.
« C’était magnifique parce que tout le monde voulait juste s’unir et offrir son soutien. »
« Je ne pensais pas que ça allait durer aussi longtemps », a-t-elle ajouté. « Malheureusement, étant donné le climat politique dans lequel nous nous trouvons, tout est possible. »
Ban 3.0
En fait, l’interdiction a connu plusieurs moutures avant de parvenir à la Cour suprême en juin dernier.
À l’origine, elle s’appliquait aux résidents permanents avant que le département de la Sécurité intérieure ne publie une directive exemptant les titulaires de la carte verte du décret présidentiel, après environ 24 heures de confusion totale dans les aéroports.
En mars 2017, Trump a signé ce qui allait devenir le deuxième Muslim ban. Le nouveau décret excluait l’Irak de la liste. Bagdad avait accepté de commencer à accepter les personnes déportées des États-Unis en échange de cette initiative.
L’accord a permis à l’administration de rassembler des dizaines de chrétiens irakiens ayant reçu un ordre de déportation, alors même qu’ils affirmaient que leur renvoi en Irak pourrait constituer une « condamnation à mort ».
Dans un autre amendement en septembre 2017, la Maison-Blanche a supprimé le Soudan de la liste et ajouté des restrictions de voyage aux citoyens originaires du Tchad, de Corée du Nord et du Venezuela.
Robert McCaw, directeur du département des affaires gouvernementales du Conseil des relations américano-islamiques (CAIR), a déclaré que chaque version de l’interdiction visait à « dissimuler la discrimination, le fanatisme et l’illégalité » de la précédente.
« Le CAIR est d’avis que le Muslim ban est toujours non seulement discriminatoire mais également inconstitutionnel », a-t-il affirmé.
La voie à suivre
La décision de la Cour suprême de maintenir l’interdiction était « une parodie de justice », a déclaré McCaw, citant d’autres erreurs historiques de la part de la Cour suprême, y compris l’affaire Korematsu qui avait permis l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il a noté par ailleurs que la décision de la Cour suprême n’était pas susceptible d’appel.
« Il appartient au Congrès d’utiliser son autorité légale pour débloquer ou abroger le décret Muslim ban »
- Robert McCaw, Conseil des relations américano-islamiques
« Il appartient désormais au Congrès d’utiliser son autorité légale pour débloquer ou abroger le décret Muslim ban », a poursuivi McCaw.
Fin 2017, l’élue du congrès Judy Chu et le sénateur Chris Murphy ont présenté un projet de loi qui « interdirait l’utilisation de fonds ou de frais pour mettre en œuvre » ce décret.
Une autre « solution législative », selon McCaw, consisterait à réformer la loi sur l’immigration et la nationalité, sur laquelle Trump a basé son décret. Il a toutefois reconnu que de tels efforts avaient très peu de chances de passer par le Congrès puisque le parti républicain de Trump contrôlait toujours le Sénat américain. Un effort législatif reste toutefois important, a-t-il ajouté.
« C’est pour informer le public américain que ce décret peut être cassé par le Congrès, s’il y a suffisamment de voix », a-t-il ajouté.
Si Trump échoue dans sa tentative de réélection en 2020, son successeur pourrait annuler l’interdiction par un nouveau décret.
Une poignée de politiciens et de militants démocrates ont annoncé leur candidature aux prochaines élections présidentielles. McCaw a déclaré qu’il attendait toujours de voir qui serait le premier candidat à s’engager à abolir l’interdiction.
Au-delà du Muslim ban
Cette interdiction a eu un effet dissuasif sur le nombre de personnes originaires des pays ciblés arrivant aux États-Unis.
Les données du département d’État américain montrent que, pour l’année fiscale 2018, seuls 819 Yéménites ont obtenu un « visa parent proche » leur permettant de rejoindre leur famille aux États-Unis, soit une baisse brutale par rapport aux 8 447 de 2016, dernière année du mandat du président Barack Obama.
L’année fiscale se termine le 30 septembre, ce qui signifie que l’interdiction a été pleinement en vigueur pendant trois mois lors du dernier cycle de rapports.
« Le Muslim ban, du fait de sa nature discriminatoire, marginalise les musulmans américains et les décrit comme une menace pour leurs concitoyens et leurs voisins »
- Robert McCaw, Conseil des relations américano-islamiques
Au-delà de l’impact direct de l’interdiction sur les voyageurs potentiels et les membres de leur famille susceptibles de les attendre aux États-Unis, les militants disent que ce décret présidentiel a créé un climat de peur qui a contribué à la montée de l’islamophobie.
« Le Muslim ban, du fait de sa nature discriminatoire, marginalise les musulmans américains et les décrit comme une menace pour leurs concitoyens et leurs voisins », a déclaré Robert McCaw.
« Depuis que le président Trump a été élu et qu’il a émis le décret Muslim ban, le nombre de crimes de haine et d’actes de discrimination à l’encontre des musulmans américains ainsi que le vandalisme visant leurs lieux de culte et leurs centres communautaires ont considérablement augmenté. »
Abed Ayoub, du Comité américano-arabe de lutte contre la discrimination, a abondé dans le sen de McCaw, ajoutant que l’interdiction avait un « impact psychologique » sur les communautés arabes et musulmanes immigrées aux États-Unis.
Traduction : « Je travaille dur pour réunir Shaima Swileh et son fils avant qu’il ne soit trop tard. En tant que membre du Congrès, et en tant que mère, la cruauté consistant à empêcher une mère d’être auprès de son enfant malade est révoltante. Cette interdiction de voyager est inhumaine et anti-américaine »
« La méfiance envers le gouvernement, l’inquiétude liée à leur statut, l’inquiétude pour leurs proches, le stress, tout cela a eu de lourdes conséquences », a-t-il observé.
Selon Ayoub, cette angoisse ne s’est pas limitée aux personnes des pays cités dans le décret présidentiel car toutes les communautés, y compris des citoyens américains, ont commencé à se demander si elles seraient ciblées par la suite.
« Imaginez tous les talents de ces deux dernières années qui auraient véritablement pu faire quelque chose pour le pays »
- Sharifa Abbasi, avocate volontaire à l’aéroport de Dulles
Leurs inquiétudes sont fondées : Me Abbasi a indiqué qu’elle avait remarqué que le délai de traitement des demandes de visa pour les ressortissants de pays à forte population musulmane ne figurant pas sur la liste – comme la Tunisie, l’Afghanistan et le Pakistan – s’était rallongé.
« De nombreuses personnes ont perdu espoir », a-t-elle déclaré. « Imaginez tous les talents de ces deux dernières années qui auraient véritablement pu faire quelque chose pour le pays. »
« Nous devons nous rapprocher »
Parmi ces personnes, il y a Khaled Almilaji, le médecin syrien qui s’est retrouvé bloqué en Turquie lorsque l’interdiction est tombée, espérant reprendre son master et retourner auprès de sa femme enceinte, Jihan, qui est également médecin.
Au début de la guerre en Syrie, Khaled Almilaji travaillait pour une entreprise pharmaceutique et finissait son internat de médecine. En septembre 2011, il a été emprisonné pendant six mois à Damas. Il a été torturé pendant deux semaines, notamment par électrocution, et il a eu un doigt et une côte cassés.
Les autorités pénitentiaires comptaient pourtant sur lui pour soigner d’autres prisonniers, ce qu’il a fait les yeux bandés, de sorte qu’il était incapable d’identifier quiconque par la suite.
Après sa libération de prison, il a passé les cinq années suivantes à offrir des services de santé essentiels aux Syriens, notamment via son rôle dans un groupe de travail qui a vacciné 1,4 million d’enfants syriens contre la poliomyélite et empêché le virus de se propager comme il l’avait fait en Irak.
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Deux ans après que le Muslim ban a changé leur vie, Daria, sa fille de 17 mois, Jihan et lui sont désormais installés à Toronto, où le couple a été réuni en juin 2017.
Khaled a presque terminé une maîtrise en informatique de la santé à l’Université de Toronto et a déjà utilisé ce qu’il a appris pour améliorer les services de santé dans le nord de la Syrie.
« Je termine mon master en avril. C’est incroyable, non ? » a-t-il déclaré samedi. « J’ai eu de la chance de ne pas perdre plus de temps dans ce domaine. »
« C’est un gâchis, mais c’est nécessaire car il ne s’agit pas des résultats d’une élection ou d’une autre, mais de notre comportement collectif. Nos communautés sont divisées, et ces événements ont mis en évidence cette division »
- Khaled Almilaji, médecin syrien affecté par le Muslim ban
Jihan, qui prépare ses examens pour poursuivre ses études de médecine, a pu se rendre chez sa famille en Allemagne. Pendant ce temps, Khaled est souvent retourné en Turquie pour travailler sur des initiatives en faveur des Syriens, notamment un hôpital clandestin pour femmes et enfants et des projets de soins à Idleb, Alep et Hama.
« Nous avons eu la chance d’avoir pu obtenir des diplômes, chercher un emploi dans le domaine de la formation médicale et, dans le même temps, continuer à faire ce travail. Peu de gens ont eu la même chance », a-t-il reconnu.
Khaled espère un jour que les livres d’histoire démêleront ce moment politique chaotique et donneront des leçons au monde.
« C’est un gâchis, mais c’est nécessaire car il ne s’agit pas des résultats d’une élection ou d’une autre, mais de notre comportement collectif. Nos communautés sont divisées, et ces événements ont mis en évidence cette division », a-t-il déclaré.
« C’est bien parce qu’en tant que médecin, vous ne pouvez pas soigner quelque chose sans diagnostic préalable. C’était là et maintenant, c’est à la surface. Nous devons nous rapprocher. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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