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Comment l’islamophobie aux États-Unis alimente les terroristes

Les recruteurs de terroristes ne pouvaient pas rêver de meilleurs porte-étendards que Donald Trump, Ted Cruz et certains de leurs supporters dans les médias

Ces temps-ci visiblement, montent dans l'espace aérien américain des inquiétudes quant à la sécurité dans les avions, suscitées par le faciès « moyen-oriental » et l'emploi de mots arabes. En fait, au cours de ces derniers mois, les compagnies United Airways, Spirit Airlines, South West et Delta ont toutes été accusées d’Islamophobie manifeste.

Le dernier incident en date concernait Khairuldeen Makhzoomi, étudiant en dernière année à Berkeley, université de Californie, expulsé d’un vol vers Oakland de la compagnie Southwest. Sur dénonciation d’un passager, inquiet de l’entendre s’exprimer en arabe au téléphone. Ce voyageur s’est décidé à donner l’alerte quand il l’a entendu dire « Inshallah », le prétendu mot de passe des terroristes. Il faut savoir pourtant que Makhzoomi ne faisait que se vanter auprès de son oncle, analyste politique à Baghdad, d’avoir participé à un événement auquel participait le Secrétaire général des Nations Unis, Ban Ki Moon.

Les Américains sont en alerte et font du zèle pour débarrasser l'espace aérien des gens prononçant des « paroles potentiellement menaçantes » (en bon français : les Arabes), et la situation au sol n’est guère plus reluisante. D’après de récents rapports,  des étudiants arabes à l'université d'État de l'Idaho ont été victimes de discrimination. En fait, selon Reuters, deux quotidiens, le Kuwaiti Al Qabas et Gulf News, ont fait savoir que, depuis cet incident, l'Arabie Saoudite et le Koweït transfèrent leurs étudiants sur d’autres universités et suspendent les bourses d’études affectées à celle-ci.

Selon un rapport détaillé, publié en début d’année par Mother Jones, les étudiants musulmans américains ne sont pas mieux traités. Dans tout le pays, les élèves musulmans et ceux perçus comme tels sont accusés d’approuver le terrorisme, passés à tabac et reçoivent même des menaces de mort.

La situation s’est tellement dégradée que des psychologues commencent même à dénoncer l'impact néfaste d'une telle atmosphère, en particulier sur les enfants. Rien de surprenant. Les conséquences de cette rhétorique politique associée à une forme de couverture médiatique dénuée d’esprit critique, et parfois même irresponsable, sont indéniables.

Aucune définition de l'islamophobie ne fait l’unanimité, mais un certain consensus se développe autour de celle proposée par le Runnymede Trust dans son rapport de 1997 commissionné par le gouvernement britannique : « hostilité non fondée envers les musulmans, et donc peur ou aversion envers la plupart des musulmans, voire tous ».

Ses détracteurs fulminent contre ce qu’ils appellent une erreur étymologique, faisant valoir que ce vocable les empêche de dénoncer les aspects alarmants de l'Islam tout en les stigmatisant eux-mêmes : ils seraient donc atteints d'un trouble mental (une phobie). Ils déplorent de ce fait qu’ils ne peuvent combattre certaines doctrines islamiques comme le djihad, le martyre, le blasphème / l’apostasie et des pratiques inégalitaires entre les genres dans certaines sociétés musulmanes, etc.

Ceux qui s’insurgent contre ce terme ne comprennent pas qu'il n'existe aucun consensus sur ces questions controversées, même au sein de la communauté musulmane. De plus, nombre de musulmans (moi le premier) font partie de ceux-là même qui dénoncent le plus vigoureusement certains de ces concepts. En réalité, de nombreux intellectuels islamiques (y compris les féministes islamiques) dénoncent et remettent en question la plupart de ces interprétations et pratiques majoritaires, sans pour autant discréditer systématiquement l'Islam ou ses partisans.

N’en déplaise à ces opposants, il s’agit effectivement d’une phobie puisque leurs craintes se fondent sur des évaluations excessives ou irrationnelles de la situation. La quintessence de la malhonnêteté intellectuelle de certains islamophobes c’est de prétendre formuler des critiques constructives ou académiques et ne surtout pas colporter des stéréotypes désobligeants, simplistes, caricaturaux et manifestement offensants envers une population présentant une grande diversité.

De plus, cette haine généralisée que suscitent leurs propos alarmistes n’est pas exclusivement dirigée contre ceux qui mériteraient leur mépris ou condamnation. Pourquoi le musulman américain moyen devrait-il être rendu responsable des interprétations extrémistes de sa religion et des formes d’action particulières de certains musulmans ou militants étrangers ? En effet, les versions extrémistes ou même étrangères de l'Islam ne sont pas les seules possibles.

Pendant que certains débattent des mérites techniques du terme, comme indiqué ci-dessus, les Américains sont confrontés dans leur chair et leur sang aux réalités du terrain.

Cela fait bien longtemps que sévit la diabolisation des musulmans en politique et dans la culture populaire, mais la plupart des gens en discernait bien la nature – une caricature. Or, le dénigrement des musulmans s’est désormais généralisé, et c’est une toute autre affaire.

Ce discours, d'abord alimenté par un réseau bien financé de professionnels qui font de la haine leur fonds de commerce, n’avait contaminé qu’une aile minoritaire du parti Républicain. Or, il s’est répandu dans des proportions inimaginables jusqu’à présent, même en dehors de ce parti. Donald Trump propose d’interdire le pays aux musulmans et de ficher ceux qui y sont déjà ; Ted Cruz en appelle à patrouiller les quartiers musulmans – et l’on trouve normal et légitime de l’envisager.

Toutes ces propositions jouissent du soutien d’un nombre important d’Américains (environ 50%). Cela a pris des proportions risibles : voilà que notre Constitution se retrouve à défendre des manifestants qui, armés de fusils semi-automatiques, défilent autour des mosquées et intimident de bons citoyens musulmans, tandis que les passants témoins de ces scènes en viennent à se demander qui sont les vrais terroristes.

Pourquoi les non-musulmans devraient-ils s’inquiéter aussi ? Eh bien, si les valeurs américaines fondamentales d'équité, d'égalité et de liberté ne suffisent pas à les en convaincre, qu’ils prennent conscience qu’on embobine les Américains car on détourne ainsi leur attention des vrais problèmes de la nation : soins de santé, économie, sécurité sociale, disparités de richesse, environnement, effritement des infrastructures et dégradation des relations raciales – tous relégués au second plan face à la menace islamique. En effet, les législateurs consacrent un temps infini à lutter contre des fantômes de sharia et la « charia tentaculaire », mais ils n’ont plus de temps quand il s’agit d’éliminer le plomb qui contamine l’eau suite à la corrosion des canalisations d’eau, comme à Flint dans le Michigan. Les islamophobes ont de toute évidence réussi à détourner l'attention d'un grand nombre de questions aussi (sinon plus) importantes.

Cette haine antimusulmane insidieuse, de plus en plus généralisée, est contre-productive. Cette mentalité du « nous » contre « eux », où les musulmans américains sont désignés comme l'ennemi, correspond exactement à ce que Daech et consorts cherchent à instiller dans l'esprit de leurs recrues potentielles. Tandis que les musulmans se font intimider et marginaliser au sein de la société américaine, la rhétorique extrémiste de Dar ul Islam (demeure de la paix) et Dar ul Harb (demeure de la guerre) gagne du terrain. Ironie du sort, comme beaucoup l'ont à juste titre souligné, les recruteurs de terroristes ne pouvaient pas rêver de meilleurs porte-étendards que Trump, Cruz et certains de leurs supporters dans les médias.

L’islamophobie ne grandit pas l’Amérique ; bien au contraire, elle fait peser sur elle une menace encore plus grave. C’est pour cette raison que les Américains devraient ouvrir les yeux et commencer à la combattre.

- Faisal Kutty est conseiller juridique à KSM Law, professeur associé à l'université de Droit de Valparaiso dans l'Indiana et professeur adjoint à la Osgoode Hall Law School de l'Université York à Toronto. Vous pouvez le suivre sur Twitter :  h@faisalkutty.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un manifestant brandit un drapeau américain et une pancarte devant le Centre communautaire islamique, le 29 mai 2015, à Phoenix, Arizona. En opposition à une manifestation prévue pour défendre la « liberté d’expression », un grand rassemblement a été organisé, où les participants étaient encouragés à venir en armes et « dessiner le prophète Mohammed » (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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