Opération Abou Ali : révélations sur un putsch manqué au Qatar
Sud-ouest de Doha, heure H-2. Dans l’obscurité du désert, un groupe de hauts officiers trépignent d’impatience en consultant leurs montres et leurs téléphones portables. La coupure du réseau QTel donnera le signal de l’opération Abou Ali.
Au même moment, à la frontière saoudienne, des milices tribales, vétérans de la guerre civile du Yémen, soutenues par la 8e division du royaume, s’apprêtent à déferler sur le petit émirat. Plus au nord, une escouade des troupes spéciales bahreïnies patiente dans les avions qui les parachuteront près de Doha. Nous sommes le 14 février 1996, il est à peine 3 heures du matin et, dans ce matin qui n’arrive pas, plusieurs États voisins du Qatar finalisent ce putsch contre Cheikh Hamed ben Khalifa al-Thani.
C’est cette incroyable machination que détaille l’émission d’investigation « Ma khafiya A’dham » (ce qui est caché est pire) sur Al Jazeera, dont la première partie a été diffusée cette semaine sous le titre « Qatar 96 ». Grâce aux témoignages inédits d’anciens hauts officiers qataris impliqués dans le coup d’État, à des documents top secrets, aux confidences des enquêteurs qui ont traqué les conjurés et aux révélations de l’ancien ambassadeur américain à Doha, Patrick Theros, nous plongeons comme dans un film d’espionnage dans ce complot régional, impliquant mercenaires et États, faux alliés et vrais ennemis.
Le 27 juin 1995, Hamad ben Khalifa al-Thani destitue son père, l’émir du Qatar, Khalifa ben Hamad al-Thani. « On sentait que les pays du voisinage n’étaient pas d’accord avec ce changement », confie l’ambassadeur des États-Unis, Patrick Theros, au journaliste Tamer al-Mishal d’Al Jazeera. Les officiels (et les officines) à Riyad, Manama, Abou Dabi et Le Caire s’activent pour « aider » l’émir déchu à retrouver son trône.
Fahd al-Maliki, ex-haut responsable des services secrets qataris, condamné à mort pour sa participation à la tentative de putsch et gracié par l’actuel émir en septembre 2017, fait des révélations fracassantes, après plus de vingt ans de silence. Al-Maliki explique que, dès juillet 1995, le chef d’État des Émirats arabes unis, Cheikh Zayed ben Sultan, avait réussi à convaincre Khalifa ben Hamad al-Thani, en exil, de reprendre le pouvoir à Doha par un coup d’État militaire. « Un haut commandement a été alors créé par Cheikh Khalifa comprenant Mohammed ben Zayed ben Sultan, alors chef d’état-major des EAU, Hamad ben Aissa, prince héritier de Bahreïn, et Hamad ben Jassem ben Hamad, chef de la police du Qatar ».
Ce comité secret a été activement soutenu par les services secrets saoudiens et égyptiens. Selon les révélations de l’ambassadeur Patrick Theros, deux tentatives de coup d’État ont été « étudiées » dès fin 1995.
La première consistait à recruter des mercenaires sud-africains, mais l’opération a été si mal préparée que l’ambassadeur confie qu’il s’agissait plus d’une « plaisanterie » !
Le deuxième plan recourait à des mercenaires français, la même équipe qui, quelques mois auparavant, faisait un troisième « coup de chien » aux Comores. Mais le gouvernement français, averti des plans des hommes de Bob Denard, oppose son refus à toute opération au Qatar.
L’idée, alors, selon l’ex-responsable des « services » qataris, a été de recruter à l’intérieur même des forces armées du Qatar : mission dévolue au chef de la police Hamad ben Jassem. Il s’en acquitta avec un zèle particulier, installé dans une villa somptueuse non loin du Méridien dans la ville saoudienne de Khobar. Cette dernière est reliée à l’autre centre de commandement du putsch, Bahreïn, via le Pont du roi Fahd : cette proximité permettait aussi l’acheminement de l’armement bahreïni aux conjurés… avec la bénédiction des plus hautes autorités saoudiennes.
Des armes de Bahreïn
Les Saoudiens ont même dépêché, au sein de l’organisation secrète du « coup », un officier de leurs services secrets, Soltane al-Adjami, alias « Abou Haytham ». Les chefs conjurés multiplient ainsi les déplacements entre Bahreïn, l’Arabie saoudite et l’Égypte : au Caire, Omar Souleiman, le défunt patron des services secrets, leur promet armement et appui de deux généraux égyptiens installés à Doha… ainsi que le soutien de certains membres influents de la communauté égyptienne vivant au Qatar !
Les préparatifs avancent et les officiers du renseignement de la cinquième colonne, avec à leur tête Fahd al-Maliki, contrôlent la circulation des informations vers la haute hiérarchie et permettent aux conjurés de s’organiser à l’aise. Au point que l’armement bahreïni, arrivé de Khobar, pénètre au Qatar et est vite distribué secrètement aux éléments félons.
Cette opération d’armement clandestine, selon l’ex-général Shahin Lassliti, un des enquêteurs, a été coordonnée à l’intérieur même du territoire qatari par un officier des services secrets saoudiens, Wabran Ali Djaamal al-Koulib. Fin 1995, Cheikh Khalifa ben Hamad quitte son exil à Rome pour Abou Dabi, afin de se rapprocher des conjurés et rencontrer lui-même les têtes pensantes du coup d’État, comme Cheikh Zayed ben Sultan.
« Un haut commandement a été alors créé par Cheikh Khalifa comprenant Mohammed ben Zayed ben Sultan, alors chef d’état-major des EAU, Hamad ben Aissa, prince héritier de Bahreïn, et Hamad ben Jassem ben Hamad, chef de la police du Qatar »
- Fahd al-Maliki, ex-haut responsable des services secrets qataris
Reste aussi à déterminer l’heure H : Cheikh Zayed propose le 27e jour du Ramadan, soit le 16 février. « C’est la période des congés de l’Aïd al-Fitr, seuls 20 % des permanences sont assurés dans les diverses unités militaires au Qatar », explique Fahd al-Maliki. Mais l’opération est avancée au 14 février à 5 heures du matin, les Bahreïnis ayant peur que le plan ne s’ébruite.
Ainsi, plusieurs hauts officiers qataris se rassemblent dans un endroit désert près du carrefour de Mekines, au sud-ouest de Doha, attendant deux signaux : l’interruption des communications QTel et l’ordre opérationnel baptisé « Abou Ali ».
Les investigations d’Al Jazeera ont permis de retrouver le texte de cet ordre opérationnel : le détail des opérations et des lieux ainsi que des unités est d’une précision millimétrique. « Il fallait absolument couper les liaisons entre la troupe et le commandement puis investir tous les centres de commandements, la télévision, etc. », explique Mohamed Djellab al-Morri, l'un des premiers hauts officiers recrutés par Hamad ben Jassem.
Une équipe spéciale est chargée d’arrêter l’émir Hamad ben Khalifa al-Thani chez lui. « Ils avaient des consignes très strictes du père [Khalifa ben Hamad al-Thani] : il leur a dit ‘’C’est mon fils, même s’il vous tue tous, ne tirez pas une seule balle sur lui’’. Il a également insisté pour incorporer un infirmier miliaire dans l’équipe, car l’émir est diabétique », révèle Mohamed Djellab al-Morri.
La cinquième colonne préparée à l’intérieur du territoire, d’autres préparatifs se mettent en place aux frontières de l’émirat. Au poste-frontière saoudien Abou Samra, se concentrent des miliciens tribaux saoudiens, « vétérans de la guerre de sécession au Yémen, très dangereux », selon al-Morri, payés par Riyad et bénéficiant d’un sauf-conduit signé par l’actuel roi Salmane. À leurs côtés, d’autres hauts officiers qataris putschistes et surtout la 8e division de l’armée saoudienne.
L’intervention miliaire saoudienne au Qatar aurait pour couverture « le maintien de l’ordre » puisque, selon le scénario prévu, Khalifa ben Hamad al-Thani devait, après le succès du coup d’État, demander l’aide de la force militaire commune du Conseil de coopération du Golfe (CCG), « Bouclier de la péninsule ».
« Mais même Cheikh Khalifa se méfiait des Saoudiens. Il l’a dit aux Bahreïnis : ‘’J’ai peur que s’ils [les Saoudiens] rentrent au Qatar, ils n’en sortiront plus jamais », révèle Fahd al-Maliki. Entre temps, une division blindée émiratie fait mouvement près des frontières avec le Qatar, des troupes aéroportées de Bahreïn s’apprêtent à sauter au nord de Doha avec leur station d’émission radio pour diffuser un discours du Cheikh Khalifa, tandis qu’un jet spécial, escorté par des avions de combats, doit ramener le père de l’émir du Qatar à Doha.
Mais, deux heures avant l’heure H, le Qatar déclenche l’état d’urgence, ferme l’aéroport et les postes-frontières. Tous les militaires en congés sont sommés de rejoindre leurs postes, les points névralgiques du pays sont mis sous haute surveillance. Le putsch a été éventé. Quelqu’un a parlé.
À 4 heures du matin, le prince du Qatar, Hamad ben Khalifa al-Thani, réveille l’ambassadeur américain et lui demande de le retrouver dans son bureau. « Informez votre gouvernement qu’une tentative de coup d’État a eu lieu et que nous avons commencé à arrêter certaines personnes » : c’est le message de l’émir à Patrick Theros.
« Il faut noter que les organisateurs de la tentative de coup d’État de 1996 sont aujourd’hui les dirigeants des pays qui imposent le blocus au Qatar »
- Jaber al-Harami, journaliste
Selon Fahd al-Maliki, c’est un sergent de l’armée qatarie qui a refusé de marcher dans le « coup » et qui a informé directement le diwan princier. Hors d’eux, les Saoudiens tancent vertement Hamad ben Jassem, alors que du côté de Bahreïn, Hamad ben Aissa, l’actuel monarque, plus « optimiste », encourage ses invités qataris exilés : « On refera une autre opération » !
« Il faut noter que les organisateurs de la tentative de coup d’État de 1996 sont aujourd’hui les dirigeants des pays qui imposent le blocus au Qatar », selon le journaliste qatari Jaber al-Harami, invité par Al Jazeera pour commenter le documentaire. De son côté, Nasser al-Douweila, ex-député koweitien, a exprimé son « choc » face aux « agissements de certains ‘’pays frères’’ ». Et il conclut : « Cette enquête prouve que la crise actuelle entre les pays du Golfe n’est pas une crise circonstancielle mais qu’il s’agit d’une crise ancienne, reflet de la vision qu’ont ces pays du Qatar ».
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