« Pas de retour possible » : la loi qui empêche les Syriens de rentrer chez eux
La famille de Hassan a perdu sa maison au cours de la Nakba, la « catastrophe » du déplacement forcé des Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël en 1948, et a fini par vivre dans le camp de Yarmouk, à la limite de Damas.
Aujourd’hui, environ 70 ans plus tard, cette famille palestinienne est sur le point de perdre à nouveau sa maison, cette fois-ci au profit du gouvernement syrien, en vertu d’une loi qui menace non seulement les réfugiés, mais également les Syriens déplacés par millions à l’intérieur du pays du fait de la guerre.
Hassan (37 ans) vit désormais avec sa famille chez un proche dans la Ghouta orientale. Il a exhorté les autorités à l’autoriser au moins à entreprendre les travaux de réparation de sa maison qui a été très endommagée à Yarmouk, théâtre de plusieurs années de violents combats.
Mais aujourd’hui, déclare-t-il, de nombreuses personnes déplacées du camp ont été informées qu’elles perdraient définitivement leurs maisons à cause de la loi numéro 10, la législation controversée du gouvernement syrien permettant aux autorités locales de prendre possession de propriétés dans les zones les plus touchées par la guerre.
« On m’a dit d’attendre et d’éviter de réaliser les travaux d’entretien de la maison car les architectes allaient évaluer l’ensemble du camp », rapporte Hassan à MEE.
« Mais des employés du gouvernement ont conseillé à certains de mes voisins de trouver un autre logement car c’est une perte de temps. La plupart d’entre nous se retrouveront sans maison, c’est ce que tout le monde dit.
« Nous savons que la zone sera pleinement sous l’autorité du gouvernement, mais qui va nous indemniser ? Où allons-nous habiter ? Et retournerons-nous jamais au camp ? »
Une « mission impossible »
La loi numéro 10, adoptée il y a un an, a été vivement critiquée pour avoir donné initialement aux propriétaires de biens immobiliers dans les zones touchées un mois à peine pour prouver qu’ils étaient propriétaires de leurs logements et empêcher leur expropriation.
En novembre, le président syrien Bachar al-Assad a publié un amendement à cette loi prorogeant le délai à un an pour les propriétaires.
Cependant, beaucoup sont convaincus que l’objectif principal de la loi n’est pas de reconstruire le pays après des années de guerre, mais d’effacer toute trace d’opposition politique.
« Je ne peux pas rentrer par crainte de la répression, de la torture ou de la mort »
- Moaz, Syrien d’Alep
Le ministère syrien des Travaux publics et du Logement n’a pas répondu aux sollicitations de MEE concernant cet article.
De nombreuses personnes concernées par cette loi ont déclaré à MEE que la prorogation du délai importait peu parce que les documents prouvant leur propriété avaient été perdus ou détruits pendant la guerre, ou parce qu’ils étaient confrontés à une bureaucratie inflexible lorsqu’ils déposaient des demandes depuis l’étranger.
D’autres ont dit croire que cette loi servait à punir ceux qui avaient soutenu l’opposition.
« Je cherche une solution à ce qui semble être une mission impossible », confie Moaz (52 ans), originaire d’Alep, qui, à l’instar des autres interlocuteurs de MEE, a demandé à ce que son nom complet ne soit pas dévoilé.
Moaz possédait deux maisons et une épicerie, héritée de sa famille, dans le quartier de Salah al-Din à Alep, contrôlé depuis des années par des combattants de l’opposition et lourdement bombardé par les forces pro-gouvernementales.
Il a quitté la Syrie avec sa mère, sa femme et ses trois enfants pour Konya, en Turquie, en octobre 2012, après avoir été arrêté et torturé par les forces gouvernementales pour avoir participé à des manifestations. Plusieurs de ses proches ont combattu dans les rangs de l’Armée syrienne libre (ASL), ajoute-t-il.
Moaz a pu louer les propriétés en son absence, bien que pillées et endommagées. Mais aujourd’hui, elles sont à nouveau menacées, cette fois-ci non pas par des bombes barils, mais par la loi numéro 10.
« Même si le régime n’a pas encore confirmé quelles zones seront concernées par la loi numéro 10, ma maison, située dans l’une des zones les plus dévastées, sera certainement incluse », pense-t-il.
Dans sa hâte de quitter Alep alors que les combats s’intensifiaient, Moaz a laissé derrière lui ses titres de propriété.
« Après l’annonce de la loi, j’ai commencé à chercher des avocats pour m’aider à trouver un moyen de prouver que j’en suis le propriétaire », explique-t-il à MEE. « Quand je suis allé au consulat [syrien] à Istanbul pour obtenir un document afin d’engager un avocat en Syrie, j’ai été refoulé après un contrôle de sécurité.
« Je voulais payer un pot-de-vin, mais ils m’ont dit qu’il n’y avait aucun moyen d’arranger les choses, en particulier pour ceux qui étaient recherchés par le régime. »
Le consulat syrien à Istanbul n’avait pas répondu aux sollicitations de MEE au moment de la publication.
Néanmoins, poursuit Moaz, il a également été informé qu’il pourrait verser une « grosse somme d’argent » à un contact militaire expérimenté pour s’occuper de la paperasse et empêcher le transfert des propriétés à l’État.
Moaz n’a pas l’intention de retourner en Syrie pour plaider sa cause, craignant des représailles du gouvernement.
« Comme beaucoup de Syriens, je ne peux pas rentrer par crainte de la répression, de la torture ou de la mort. Le retour est un ‘’non’’ inéluctable. »
« Pas de propriété, pas de retour possible »
Même certains civils toujours en possession des actes de propriété de leurs logements disent avoir peu d’espoir de les conserver en raison de leurs affiliations politiques.
« Depuis que cette loi a été annoncée, notre propriété dans la région de Damas est sur le point d’être perdue », déclare Reda (35 ans) à MEE.
Reda, qui vit actuellement à Hatay, dans le sud de la Turquie, vient d’une famille bien connue pour son opposition à Assad dans la région de la Ghouta. Il cherche des avocats pour l’aider à vendre sa maison.
« Dès qu’ils connaissent mon milieu, ils disent : “Même payer un pot-de-vin ne résoudra pas ce problème”. Le régime veut effacer notre existence des archives syriennes », affirme-t-il.
« Pas de propriété, pas de retour possible. Peut-être que [Assad] ira même jusqu’à nous déchoir de notre nationalité. Personne ne pourrait l’arrêter. »
Ghazwan Qrenful, dirigeant de l’association Free Syrian Lawyers, qui fournit des conseils juridiques aux Syriens depuis la Turquie, est persuadé que la loi numéro 10 sert à faire disparaître l’opposition dans les régions du pays qui se sont rebellées contre le gouvernement.
Bien que l’objectif déclaré de cette loi soit de réorganiser et de reconstruire les zones dévastées, l’objectif principal du gouvernement est, selon Qrenful, de « légaliser les changements démographiques ».
« Cela est inévitable dans la mesure où il n’existe aucune véritable force internationale ni de sanctions capables d’arrêter le gouvernement d’Assad », déplore-t-il.
Pas d’espoir, pas de compensation
D’autres Syriens se plaignent que leurs propriétés sont menacées alors même qu’ils ont choisi de rester en Syrie et quelles que soient leurs affiliations politiques.
Tahsin réside à Harasta, une banlieue située au nord-est de Damas. Il a fui la ville en 2013 au milieu des combats entre les forces pro-gouvernementales et Jaych al-Islam, et s’est installé avec des proches à Masaken Barzeh, une ville située à proximité.
« Le régime veut effacer notre existence des archives syriennes »
- Reda, réfugié syrien de la Ghouta
Les forces pro-gouvernementales ont repris le contrôle de la Ghouta et de zones adjacentes telles que Harasta en mars 2018.
« Quand je suis revenu, ma maison était en partie endommagée mais réparable », indique-t-il.
« Après l’entrée en vigueur de la loi, Harasta étant inclus dans les zones détruites concernées, j’ai fait appel à un tribunal pour qu’il vérifie que ma maison n’était pas trop endommagée et pour enregistrer de nouveau les droits de cette dernière.
« Quelques semaines plus tard, personne n’était venu et ma demande a été refusée. J’ai demandé à des avocats de s’occuper de mon cas, mais ils ont dit que ces zones avaient déjà été prises par le gouvernement et qu’il n’y avait aucun espoir. »
On a dit à Tahsin que le mieux qu’il pouvait espérer, c’était une compensation équivalant à six mois de loyer, ou une participation à tout projet de réaménagement qui serait construit là où se trouve actuellement sa maison.
« Aucune compensation n’a encore été établie. Je n’avais jamais imaginé que le gouvernement me poignarderait dans le dos comme ça. »
Ghazwan Qrenful estime que la loi numéro 10 viole la Constitution syrienne, qui interdit l’expropriation de biens sans une décision de justice et sans le versement d’une « indemnisation équitable ».
« [La loi numéro 10] a entraîné un changement radical des droits des propriétaires, les faisant passer de propriétaires d’une maison réelle en propriétaires d’une équité qui ne vaudra pas autant que la maison elle-même », explique-t-il.
« Ce plan obligera les propriétaires à vendre leurs équités à de grandes entreprises qui obtiendront des droits sur de vastes étendues de terrains à des prix bien inférieurs à leur valeur marchande. »
L’avocat souligne que ceux qui en tireront profit sont des hommes d’affaires tels que Rami Makhlouf et Samer Foz, qui font depuis longtemps partie du cercle des intimes de la famille Assad et qui ont déjà tiré leur épingle du jeu au moyen d’accords commerciaux datant de la guerre.
Il cite le cas de Basateen al-Razi, où une ordonnance présidentielle a forcé les habitants à quitter leur domicile en 2012, offrant aux personnes déplacées une indemnité de seulement 15 000 livres syriennes (29 dollars) par mois pendant six mois pour les aider à payer un loyer ailleurs.
Les bâtiments et les terres agricoles de Basateen al-Razi ont depuis été rasés pour laisser place à un nouveau quartier de luxe appelé Marota City, doté de grands centres commerciaux et d’une zone industrielle construite avec le financement et la participation de Rami Makhlouf et Samer Foz.
Qrenful établit également un parallèle entre la loi numéro 10 et le réaménagement du centre-ville de Beyrouth après la guerre civile libanaise.
Dans les années 1990, Solidere – une société en partie détenue par le Premier ministre de l’époque, Rafic Hariri, sa famille et ses proches collaborateurs – a acheté à bas prix la majorité du centre dévasté de la capitale libanaise, pour faire de la zone une des plus chères de la ville.
L’avocat souligne que les sanctions internationales en vigueur empêchant la vente de matériaux de construction à la Syrie sont le seul obstacle à la construction de ces nouveaux quartiers.
Entre-temps, des civils comme Hassan, Moaz, Reda et Tahsin confient à MEE qu’ils ne se sentent plus en mesure d’empêcher la perte de leurs maisons.
« J’ai les mains liées. Je ne peux qu’attendre de voir ce qui va se passer ensuite », soupire Tahsin.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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