Pour réclamer la fin du système de tutelle, les Saoudiennes utilisent Twitter
Le Grand Mufti d’Arabie saoudite a récemment fait une déclaration officielle pour affirmer que jamais l’Arabie saoudite n’abolirait le système de tutelle – qui accorde légalement aux hommes la possibilité de contrôler certains domaines de la vie d’une femme. Plusieurs femmes saoudiennes sont en total désaccord et ont écrit au roi une lettre ouverte pour s’élever contre le système de tutelle, et demander que les femmes soient traitées légalement en adultes, et non comme des mineures. Ce débat est devenu viral sur Twitter en arabe.
Au début du mois, a été posté un clip mettant en scène le Grand Mufti d’Arabie saoudite, chef du Comité permanent pour la Recherche islamique et la Délivrance des fatwas. On l’entend démentir ces rumeurs selon lesquelles le pays pourrait un jour abolir le système de tutelle saoudien – qui prive actuellement les femmes adultes de certains droits accordés aux hommes. Le cheikh Abdulaziz al-Cheikh a affirmé que la suppression du système de tutelle serait un crime contre les enseignements de l’islam et a affirmé qu’il ne voyait pas l’intérêt de mettre fin à ce système, comme le demandent les hashtags qui font le buzz actuellement.
À la question de savoir s’il était préoccupé par la récente levée de boucliers sur Twitter en arabe contre le système de tutelle, le cheikh a répondu que ces tweets et ces hashtags étaient « un crime contre l’islam » et font peser une menace sur l’existence même de la société saoudienne. « Il s’agit d’une incitation diabolique qui va à l’encontre de la charia et des instructions du prophète », a-t-il sévèrement répondu.
Légalement, la forme actuelle du système de tutelle traite, de fait, les femmes comme des mineures. Cette règle a été mise en place sur la base d’une interprétation coranique stipulant que le rôle des tuteurs était de protéger leurs femmes et d’en prendre soin.
« Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens... » Sourate « Les femmes » 4 : 34
En Arabie saoudite, le tuteur par défaut est le père, dont le devoir est de protéger sa fille jusqu’à ce que le mari prenne le relais. La situation se complique évidemment si une femme est la fille d’une veuve ou si une jeune fille parvient à l’âge adulte et ne se marie pas. Dans certains cas, il arrive qu’un fils devienne le tuteur légal de sa mère, et exerce donc son autorité sur elle.
Abus du système
Les hommes assurent généralement ce rôle de soutien et de protection, mais certains tuteurs abusent de leur pouvoir et traitent en citoyennes de seconde classe les femmes vivant dans leur foyer.
Les Saoudiennes majeures n’ont souvent pas le droit de prendre elles-mêmes des décisions qui impactent des domaines essentiels de leur vie : il leur faut par exemple demander la permission de s’inscrire à l’université, d’accepter un emploi, de recevoir un traitement médical, de renouveler un passeport, ou de voyager. Ces restrictions sont innombrables. Au moment où j’écris, une femme n’a pas le droit de louer toute seule une maison, ou de quitter la prison à la fin de son incarcération tant qu’un homme ne la prend pas en charge à la sortie, ou partir d’une maison de retraite sans permission préalable de son tuteur.
La délégation saoudienne au Conseil des droits de l’homme des Nations unies a déclaré à deux reprises que le gouvernement était déterminé à abolir le système de tutelle sur les Saoudiennes. La dernière fois, c’était en 2013, mais le Conseil n’a toujours pas joint le geste à la parole.
Les énergiques protestations du Grand Mufti n’ont guère eu d’effet sur la plupart des Saoudiennes, qui se sont ruées sur la twittosphère pour s’opposer à sa vision des choses, qu’elles jugent étroite et archaïque. En insistant sur le fait que celles qui demandent le respect de leurs droits fondamentaux sont des femmes mûres. Elles veulent faire savoir qu’il n’est plus acceptable qu’une veuve ait besoin de l’autorisation légale de son fils, par exemple, pour voyager ou se rendre à l’hôpital.
Les versions arabes de ces hashtags, #StopEnslavingSaudiWomen (stop à l’asservissement des femmes) #IAmMyOwnGuardian (je suis mon seul tuteur) et #TogetherToEndMaleGuardianship (ensemble pour en finir avec la tutelle) sont devenues virales. Une pétition en ligne, sollicitant le soutien en ligne de tous les Saoudiens, hommes et femmes, a même été lancée.
Lettre spécialement destinée au roi
Une lettre officielle a commencé à circuler sur Twitter, adressée directement au Gardien des deux saintes mosquées, le roi Salmane ben Abdulaziz al-Saoud – sans passer par les longues formalités administratives et en court-circuitant tous les intermédiaires. Écrite en arabe par des Saoudiennes, elle comprend plusieurs recommandations et demande au roi de leur accorder le droit de prendre le contrôle de certains domaines de leur vie soumis depuis longtemps à l’autorisation d’un tuteur masculin. Elle met également en avant que les hommes du même âge qu’elles, du même statut social, ne sont pas soumis aux mêmes restrictions rigides.
« Actuellement, le système fait porter aux femmes de lourds fardeaux physiques et affectifs », est-il écrit. Sur un ton mesuré mais ferme quant au contenu, la lettre réclame le droit des femmes à circuler librement à l’intérieur du royaume et d’en sortir sans autorisation préalable. Le texte conclut sur une note optimiste, et offre des prières pour le pays, tout en demandant au roi de prendre au sérieux les préoccupations de ces femmes, car ainsi tous les citoyens – les femmes autant que les hommes – auraient l’occasion de devenir des membres actifs de la société et d’y contribuer, pour son plus grand bien.
La pétition, empruntant à la culture Wikipedia du crowdsourcing (rédaction de contenu sur un modèle participatif) a été modifiée et corrigée à plusieurs reprises depuis sa première publication, pour y incorporer les différentes contributions des internautes. Ces derniers étaient tenus, en plus de signer leur nom, de spécifier leur sexe, leur nationalité, leur profession et de divulguer dans quelle ville ils habitent.
En Arabie saoudite, Twitter est souvent perçu comme une plateforme utilisée par des anonymes qui y expriment leurs désaccords, surtout sur les questions politiques et en particulier au sujet du monarque. Cette pétition fut donc un acte très courageux.
« J’ai décidé d’y ajouter mon nom. Et peu importe les conséquences. Ces exigences m’ont semblé tout à fait raisonnables », a confié à Middle East Eye une Saoudienne signataire de la pétition.
Ces femmes ont décidé de s’adresser directement au plus haut personnage de la famille royale pour obtenir le plus grand impact.
« Cette question de la tutelle requiert la promulgation d’un décret royal, et ne relève pas des propositions soumises par le Conseil de la Choura », a tweeté Aziza al-Youssef. Le Conseil de la Choura est l’organe consultatif officiel du royaume. Ses membres, soigneusement triés sur le volet, ont le droit de proposer des lois au roi, sans avoir le pouvoir de les faire adopter, encore moins appliquer.
On ne sait qu’attendre de la part de la famille royale, ni quelle sera sa réaction. La lettre avise les internautes qu’il n’est plus possible de « répondre au formulaire ».
À l’heure actuelle, il semblerait que le Grand Mufti ne souhaite faire aucun commentaire à ce sujet. Les hashtags, en revanche, n’en démordent pas.
Un allié inattendu de l’abolition du système de tutelle
Isaac Cohen, un Américain de 25 ans qui se décrit comme un « humaniste juif », est bien conscient de ne pas être le mieux placé pour servir de porte-parole au mouvement contre la tutelle des Saoudiennes. Il a néanmoins décidé de se servir de son compte Twitter et du nombre croissant de ses abonnés pour diffuser le message de ces femmes, parce que beaucoup de Saoudiennes craignent de se mettre en avant.
Tout a commencé le mois dernier : il a cliqué sur un hashtag concernant le sort des femmes saoudiennes qui tentent de briser les chaînes de leurs tuteurs abusifs, et a décidé de s’impliquer. Cohen s’est toujours beaucoup intéressé à la théologie et à l’histoire et a reconnu que la voix de ces nombreuses femmes a été négligée sur Twitter et ailleurs. Il est maintenant directeur du mouvement SAFE (Saudi Arabian Female Empowerment, Mouvement pour l’autonomie des femmes saoudiennes), organisation à but non lucratif récemment créée aux États-Unis, en collaboration avec quelques Saoudiennes qui souhaitent préserver leur anonymat.
« Si [l'Arabie saoudite] avait réglée elle-même ses propres problèmes, les [Saoudiennes] n’auraient pas eu à solliciter mon aide. Je n’ai pas trouvé un seul groupe de défense des droits dans le monde qui s’intéresse au sort des Saoudiennes ou qui s’implique en faveur du mouvement contre la tutelle en Arabie saoudite. S’il en y avait déjà un, je n’aurais pas pris cette initiative, avec le concours des femmes saoudiennes de notre association. Mais je tiens à lever toute ambiguïté : ce mouvement a été créé pour les Saoudiennes et par elles – je ne suis là que pour soutenir leur cause. Je passe aussi une grande partie de mon temps à faire des vidéos pour tâcher de faire connaître ce problème et demander de l’aide pour mettre fin aux lois légitimant la tutelle masculine dans ce pays », a déclaré Cohen à MEE.
Crowdfunding en faveur des évadées
Nombre de femmes saoudiennes malheureuses sous la coupe de leurs tuteurs ont eu recours à des moyens extrêmes pour échapper à leur situation. Certaines ont carrément fui leur pays, abandonnant ainsi tous leurs biens et les êtres qui leur étaient chers. Les médias sociaux sont parfois leur seul lien avec leur pays d'origine.
Une fois arrivées dans un aéroport étranger, leurs problèmes ne s’évanouissent pas pour autant. Ces femmes sont confrontées à une stigmatisation supplémentaire : beaucoup sont incapables de travailler ou de gagner leur vie car leur visa ne les y autorise pas, et beaucoup ne parlent pas l’anglais assez couramment pour demander de l’aide, financière ou psychologique. Dans de nombreux cas, Twitter est leur seul soutien ou exutoire.
« Mon tuteur légal ne sait pas que je vis seule ici. Je suis aux États-Unis maintenant, mais je risque de ne pas tenir jusqu’au mois suivant car je n’aurai bientôt plus les moyens de payer le loyer. Je suis déprimée. Je n'ai pas de famille dans cet État mais ça ne me dérange pas : je suis capable de me débrouiller toute seule. En Arabie saoudite, on vit comme en prison, mes sœurs, notre mère et moi, depuis de nombreuses années. On ne sort jamais, ou si rarement. Nous ne sommes pas autorisées à conduire une voiture, ni à posséder de l’argent. C’est vraiment compliqué. Et il faudra tellement de temps pour faire comprendre aux gens ce que nous vivons là-bas, avec un père comme le mien et dans le contexte plus global de ma famille », a confié à MEE une Saoudienne, qui craint pour sa sécurité.
C’est pourquoi de nombreuses Saoudiennes adultes qui ont fui leur pays ont décidé d’utiliser les sites de crowdfunding pour payer leurs frais. L’une d’entre elles, Fatima G, se présente sous le titre « Aidez-moi à m’échapper d’Arabie saoudite ». Elle sollicite une aide financière pour financer sa scolarité et les frais courants, outre les services d’un avocat américain.
Accord avec le Grand Mufti
Les contributeurs de la Twittosphère ne sont pas tous contre le système de tutelle actuel. En fait, nombre d’entre eux en sont les ardents défenseurs, faisant valoir qu’il est respectueux des femmes et que les Saoudiennes ne doivent pas se laisser influencer par les valeurs occidentales. Ces partisans utilisent un hashtag qu’on peut traduire par #TheGuardianshipIsForHerNotAgainstHer (la tutelle est pour elle, pas contre elle). Certes, il n’a jamais été viral mais a tout de même généré de nombreux soutiens.
« Avant de se rebeller contre les enseignements de la charia ou de copier les femmes occidentales, les Saoudiennes devraient se souvenir qu’en Occident, la femme n’est plus qu’une marchandise bon marché », lit-on sur un tweet.
« La loi divine et les instructions [exhortant de maintenir le système de tutelle] sont sans ambiguïté ; et cependant, il se trouve parmi nous des esprits faibles qui nous défient pour satisfaire des besoins égoïstes ; mais pour quelle raison devrions-nous tous les suivre dans cette lubie ? », a déclaré un autre tweeter.
« [Le système de tutelle] a été conçu pour protéger et respecter [les femmes], et non pour les agresser ou les frustrer de quelque manière que ce soit », insiste un autre tweet.
« J’admets que dans certains cas le système de tutelle a failli – et nous devons faire toute la lumière à ce sujet. Mais nous, Saoudiennes, sommes des femmes honorées et privilégiées ; que Dieu protège à tout jamais nos tuteurs, eux qui prennent si bien soin de nous » écrit une Saoudienne favorable au système de tutelle.
Qu’on le veuille ou non, Twitter est une arme redoutable
L’Arabie saoudite produit 40 % des tweets dans le monde arabe, indique le Rapport sur les réseaux sociaux arabes. Ce qui signifie que, sur le Twitter saoudien, les conversations sont activement nourries par les deux camps, qu’ils soutiennent ou pas le système de tutelle. Or, depuis le 20 septembre, de nombreux comptes Twitter défavorables à la tutelle ont été suspendus, dont bien sûr celui de SAFE et de Cohen.
Il est notoire dans le royaume que le système de tutelle est depuis longtemps une pomme de discorde – ou doit-on plutôt parler d’une « grenade », puisque nous sommes en Orient ? Et le débat est en train d’évoluer, du moins en ligne. Il semblerait que la balance penche désormais en sa défaveur. Et de nombreuses Saoudiennes ont eu la chance de mener une vie agréable dans le cadre de ce système, c’est loin d’être le cas de toutes.
Twitter est devenu le lieu de rencontres virtuelles où les Saoudiennes qui s’opposent au système – ou le soutiennent – se sont rassemblées pour mieux se faire entendre. En d’autres termes, la « grenade » a bel et bien explosé, et ce sont les femmes saoudiennes qui l’ont lancée, même si le souffle de l’explosion ne se ressent, pour l’instant, que dans le cyberespace.
Traduction de l’anglais (original) par [email protected].
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