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« Qui peut faire une chose pareille ? » : la destruction d’une ville oblige les Kurdes à partir

Alors que l’État turc démolit les quartiers résidentiels de Sur pour, dit-il, expulser les combattants du PKK de leurs « cachettes », les habitants de cette ville kurde proche de Diyarbakır n’ont d’autres choix que de partir
Des habitants de Sur transportent leurs effets personnels alors qu’ils retournent chez eux après la fin des combats dans la ville en mars 2016 (AFP)
Par Tessa Fox

SUR, Turquie – En marchant à travers les rues pavées étroites et sinueuses du quartier d’Alipasa, à Sur, tout semble étrangement désert.

La plupart des résidents ont encore peur de sortir de chez eux après un conflit dévastateur entre les forces de sécurité turques et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui s’est principalement déroulé entre décembre 2015 et mars 2016.

Bien que le quartier semble calme aujourd’hui, une certaine tension est toujours palpable dans l’air. On entend au loin des bruits de destruction et d’engins de chantier.

À un coin de la rue, des véhicules armés bloquent la route.

Une vieille dame kurde est assise devant sa maison, écoutant les bulldozers en train de détruire les murs de la maison de ses voisins. Elle attend le moment où la police va décider pour elle qu’il est temps de partir, et l’obliger ainsi à quitter sa propriété pour toujours.

Sur constitue, dans les faits, la vieille ville de Diyarbakır, la plus large ville du sud-est de la Turquie à majorité kurde.

Au moins 60 % de la totalité du quartier de Sur a été exproprié par le gouvernement

- Amnesty

Alipasa est l’un des six quartiers de Sur qui ont été profondément affectés par la guerre et la destruction qu’elle a semée.

L’État turc a repris le contrôle de la ville des mains du PKK, qui avait creusé des tranchées et construit des barricades dans les rues, au moyen de chars et d’hélicoptères de combats. Des couvre-feux illimités dans le temps avaient été imposés aux résidents de Sur lors des combats, limitant l’accès aux approvisionnements en eau et en nourriture.

Selon un rapport d’Amnesty International publié en décembre 2016, « tous ou presque tous les résidents – 24 000 personnes environ – des six quartiers de Sur sous couvre-feu ont quitté leur foyer ».

Nombre d’entre eux n’ont pas eu la possibilité de revenir car leurs maisons ont été détruites. Quant à ceux qui ont pu retourner à Sur pour reconstruire leurs vies, ils font désormais face à une deuxième vague de déplacement.

Depuis la guerre, « au moins 60 % de la totalité du quartier de Sur a été exproprié par le gouvernement », déclare Amnesty.

Une femme d’une trentaine d’années, Esra, s’approche de nous, entourée d’enfants et d’autres mères. Elle semble bouleversée.

Elle revient tout juste de chez son amie. Elle raconte qu’alors qu’elles étaient en train de discuter, la police et l’armée sont arrivées et ont annoncé la destruction immédiate de la maison. Les bulldozers ont déjà commencé le travail.

Des souvenirs perdus

Elles ont pleuré ensemble, poursuit-elle, déplorant la perte des souvenirs qui s’en iraient avec la destruction de la maison. Le peu d’effets personnels que son amie a réussi à mettre de côté est entreposé de façon temporaire chez Esra.

« Aujourd’hui, c’est toi, demain, ce sera moi », dit cette dernière avec compassion. Elle sait en effet que le même destin l’attend.

Bien que seule une partie de ces quartiers ait été détruite et rendue inhabitable par la guerre, la destruction causée semble avoir donné au gouvernement turc l’opportunité parfaite pour mettre en place le « redéveloppement » du sud-est qu’il appelle de ses vœux depuis longtemps.

Plus de 7 000 personnes de l’est de Sur sont touchées par les nouvelles évacuations. Environ 2 000 maisons devraient être détruites (Tessa Fox/MEE)

Herdem Dogral Mimar, membre du conseil de la Chambre des architectes de Diyarbakır, se bat contre ce projet depuis son annonce en 2011.

« Ils disent que c’est un projet de ‘‘protection’’, mais je me souviens que [le président Recep Tayyip] Erdoğan a déclaré il y a quelques années que son rêve était de redévelopper Sur, avec pour objectif de reconstruire la ville dans un véritable style ottoman », se souvient Mimar.

Erdoğan a en effet déclaré en 2011 : « Avec les projets que nous envisageons de mettre en place à Diyarbakır, il y aura davantage d’emplois dans la province et nous ferons de Diyarbakır une destination internationale pour le tourisme », selon le Guardian.

Et plus récemment, une fois l’opération militaire de la Turquie terminée, l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu s’est fait l’écho des désirs du président, déclarant que Diyarbakır « aurait besoin d’un renouvellement urbain même si ces événements ne s’étaient pas déroulés. Nous reconstruirons Sur pour que la ville soit comme Tolède : tout le monde voudra y venir et apprécier sa texture architecturale ».

Ces déclarations ne cadrent pas avec la démolition actuelle, qui est présentée comme un projet sécuritaire.

Un projet sécuritaire ?

Les plans montrent que la reconstruction de Sur comprend la création de rues de quinze mètres de large, permettant à des véhicules armés de patrouiller, ainsi que six nouveaux postes de police fortifiés.

« Ils n’ont pas besoin de détruire tous les quartiers juste pour élargir quelques rues », observe Mimar d’un air sceptique.

Esra, qui écoute notre conversation, s’agite tout à coup, expliquant avec véhémence la situation. Une situation dont les futurs touristes ne seront sans doute pas informés.

« Le gouvernement prend toutes les terres que nous possédons. Des terres qui appartiennent à nos pères et à nos grands-pères. Tout ce que nous possédons, ils nous le prennent. Ils le font à chaque fois. C’est pour ça que nous sommes toujours pauvres. »

Esra est née à Mardin mais a déménagé à Diyarbakır quand elle s’est mariée. Elle est mère de trois enfants.

Sa famille vit depuis sept ans dans une maison achetée au prix de 60 000 livres turques (environ 15 300 euros), une somme qui avait nécessité un emprunt à la banque.

Voici le plan pour l’est de Sur. Les lignes jaunes montrent les nouvelles rues de 15 mètres de large et les encadrés bleus représentent les postes de police (Chambre des architectes de Diyarbakir)

Alors qu’Esra a évalué la valeur actuelle de sa maison à plus de 125 000 livres turques (environ 31 400 euros), en prenant en compte l’inflation et les conséquences de la guerre sur le prix des propriétés, le gouvernement lui a dit qu’il lui donnerait 40 000 livres (10 200 euros) pour la dédommager de la destruction à venir de sa propriété, explique-t-elle.

Ni la municipalité locale, ni le gouvernement central n’ont répondu aux demandes de commentaires sur les travaux de développement à Sur.

Avec seulement le salaire modeste de son mari et le paiement minimal offert par le gouvernement, Esra déclare que sa famille ne sera pas en mesure d’acheter ou même de louer une autre maison.

« Ils font ça car ils cherchent à faire du profit »

- Herdem Dogral Mimar, de la Chambre des architectes

Devoir dépenser davantage pour un loyer ou pour un prêt signifie que même subvenir aux besoins de ses enfants sera difficile, ajoute-t-elle.

Herdem Dogral Mimar, de la Chambre des architectes, s’inquiète de ces dédommagements insuffisants. « Ils font ça car ils cherchent à faire du profit », affirme-t-il. Il explique que les maisons qui seront construites à la place de celles démolies seront vendues à un prix bien plus élevé.

De nombreuses familles refusent l’argent offert par le gouvernement sur le principe que la somme est trop faible, ce qui les laisse sans maison et sans apport pour acquérir une nouvelle maison. 

Pas de possibilité de se battre

Esra a toutefois le sentiment qu’elle doit accepter l’offre du gouvernement, qu’elle n’a pas la possibilité de se battre.

« Si l’Europe n’arrive pas à gérer Erdoğan, comment le pourrais-je ? », demande-t-elle pour illustrer à quel point elle se sent petite face aux Léviathans que sont les institutions et la bureaucratie.

Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, Ankara a démis la plupart des dirigeants des municipalités du sud-est du pays, généralement affiliés au HDP kurde, et les a remplacés par ses partisans

« Il n’y a aucun lieu où nous puissions nous battre pour nos droits », explique Esra.

Pendant qu’elle parle, alternant avec aisance entre le turc et le kurde, la police garde un œil attentif et avance de temps en temps vers la foule rassemblée, essayant de toute évidence de faire sentir sa présence.

Hayat est assise dans son salon qui sera bientôt détruit. Elle dit préférer mourir plutôt que déménager (Tessa Fox/MEE)

La famille du mari d’Esra vit dans le quartier central de Sur depuis trente ans. Ils essayent désormais de trouver une autre maison, mais avec leurs maigres économies, ils vont devoir déménager loin du centre-ville.

Où qu’ils aillent, ils savent qu’ils n’y connaîtront personne. Tous leurs amis vivent actuellement à proximité, dans la zone de Sur. « C’est un quartier », explique Esra, comparant cette communauté à une grande famille.

Même le propriétaire du marché local les aide lorsque les finances vont mal, en les autorisant à acheter de la nourriture à l’aide d’un système de crédit informel.

« Parfois, nous n’avons pas l’argent, nous le payons donc plus tard. Dans les autres quartiers, il n’y a que des grands supermarchés. Nous ne pourrons pas faire la même chose. »

Déplacés loin de chez eux

La dernière vague d’expulsions a commencé à la fin du mois d’avril 2017, bien que les bulldozers soient arrivés à la fin de la guerre, en mars 2016. Selon Esra, les travaux de démolition ont amené chaos et danger dans la zone.

Des rats, des serpents et des scorpions ont également élu domicile dans les bâtiments non encore détruits.

« Nous nous demandons si nos enfants seront encore en vie au réveil », commente Esra en faisant référence à la morsure mortelle des serpents et des scorpions. Sa famille ne sait pas encore quand elle sera expulsée – cela pourrait arriver n’importe quand.

Esra et les autres mères nous disent que nous ferions mieux de partir car il est trop dangereux de parler aussi librement lorsque des officiers de polices et des militaires observent.

Elles parlent de rentrer chez elle pour faire le ménage, puis se mettent à rire, sachant que c’est désormais un exercice inutile.

« Ils peuvent nous tuer s’ils le veulent car nous n’avons plus de vie, c’est pourquoi nous n’avons plus peur », affirme Esra en montrant la police.

Andrew Gardener, chercheur d’Amnesty International en Turquie, explique que ces expulsions ne sont que le dernier épisode d’une série de traumatismes et de bouleversements subis par les résidents, qui ont déjà dû quitter leurs habitations lors des combats.

« Ils sont rentrés chez eux après avoir vu leurs maisons saccagées, ils les ont remises sur pied et maintenant, ils sont expulsés une deuxième fois. C’est un traumatisme continu depuis ce moment jusqu’à maintenant », déclare-t-il à MEE.

Gardener déclare qu’il est très peu probable que ces personnes possèdent leurs propres maisons à l’avenir.

« Si vous regardez la valeur sur le marché […] du nouveau développement immobilier, les terres et les nouvelles maisons vaudront très cher », explique-t-il. Les résidents actuels n’auront pas les moyens d’acheter à nouveau dans la zone.

Plus qu’un simple quartier

Il est clair que Sur est un endroit spécial. Sans voitures, les enfants pouvaient jouer librement dans les rues étroites et les voisins pouvaient discuter ouvertement à l’extérieur. Depuis la guerre, de nombreuses personnes, notamment des enfants, sont toutefois trop traumatisées pour sortir de chez elles.

« Ce n’est pas seulement un endroit où vivre, c’était également un réseau de soutien. De grandes familles vivaient dans des maisons côte à côte dans la même rue. Toutes ces choses ont été détruites », ajoute Gardener.

Selon lui, ce sont ces réseaux que le gouvernement cherche à arrêter avec ce projet de développement.

Andy Gardener n’est pas convaincu par l’argument récent du gouvernement selon lequel les maisons ont été si endommagées lors du conflit qu’elles doivent être détruites. Il pense toutefois que l’État n’est pas principalement motivé par le profit, mais par le désir de déplacer de façon permanente ceux qu’il considère comme potentiellement problématiques.

Les résidents expliquent qu’ils n’auront plus les moyens de vivre dans leur quartier historique, une fois expulsés (Tessa Fox/MEE)

« Il est clair qu’il y a un plan pour répondre à la situation sécuritaire réellement problématique que représentent la présence de personnes armées dans ces quartiers et la construction de barricades et de tranchées [par le PKK]. C’était pour s’engager sur le plan militaire contre ces groupes, déplacer les résidents, tout démolir et reconstruire le lieu de façon à le contrôler et à ce que cela ne se reproduise jamais. »

De retour dans les rues d’Alipasa, une femme kurde, un nourrisson dans les bras, appelle sa fille de 18 ans pour venir parler de la situation à laquelle sa famille est confrontée.

Alors que la police se met à patrouiller le quartier, la mère rentre en courant à l’intérieur ; sa maison n’est pas loin de celle qui est en train d’être démolie. Sa fille, Hayat, nous montre le chemin vers l’étage supérieur, où se trouve un salon lumineux et coloré, décoré de photos de famille. Elle nous dit que nous pouvons y discuter en toute tranquillité.

Sa famille se compose de onze personnes. Ses deux frères cadets et l’une de ses sœurs vont toujours à l’école, bien qu’ils n’aient pas pu s’y rendre pendant un mois et demi l’an dernier à cause des combats. Quand ils y sont retournés enfin, ils étaient effrayés, et leur inquiétude est toujours vivace aujourd’hui.

« Je ne veux pas quitter le lieu où je suis née et où j’ai passé toute ma vie »

- Hayat

« Il n’y a plus de joie », confie Hayat. La jeune femme est née à Diyarbakır et y a toujours vécu.

« Nous sommes vraiment fatigués de cette vie, nous voulons habiter dans un quartier sympathique, et avoir une bonne vie. J’en ai marre », dit-elle, de la colère dans la voix.

On entend soudain des cris dans la rue. Des personnes se battent avec des policiers dépêchés sur place dans deux véhicules blindés pour détruire leur maison. Hayat explique qu’aucune compensation n’a été offerte à cette famille pour la perte de son domicile.

Sa propre famille ne sait pas exactement quand elle devra quitter sa maison, mais elle sait que c’est pour bientôt.

« Je ne veux pas quitter le lieu où je suis née et où j’ai passé toute ma vie », ajoute Hayat. Lorsqu’ils prendront ma maison, mon monde entier s’effondrera », dit-elle, émue.

« Je veux résister. Ils devront me passer sur le corps pour détruire ma maison. Personne ne peut nous faire partir de chez nous. S’ils ont une conscience, ils doivent se demander comment ils peuvent nous faire ça. Qui peut faire une chose pareille ? »

Certains noms ont été changés pour des raisons de sécurité.

Traduit de l’anglais (original).

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