Rubik, cette série du Ramadan qui raconte Tripoli comme un western
TUNIS - Les capots des deux 4x4 s'arrêtent pile à l'angle, en haut à gauche de la caméra. Un des gangsters sort un pistolet et tire. En bas du moniteur de contrôle, l'un des deux policiers présents s'effondre au pied de sa voiture alors qu'il tentait d'ouvrir la portière pour fuir.
Chaque acteur a respecté ses marques, le « blessé » n'a pas surjoué sa douleur, les techniciens son et lumière ont réussi à maîtriser les bourrasques de vent et l'obscurité de la nuit. L'équipe de tournage prépare déjà la scène suivante.
Osama Rezg, bonnet sur la tête, ne bouge pas et regarde les quatre voitures utilisées. Il bougonne gentiment : « À Tripoli, on aurait eu les voitures et les pistolets gratuitement en un coup de fil. Là, il a fallu tout louer ». Le réalisateur libyen de découvrir les « joies » de l'exil.
Rubik sera le feuilleton ramadanesque de la saison sur les chaînes libyennes. Osama Rezg, en duo avec son scénariste Seraj Huwaidi, en est à sa troisième série du genre. Il y a eu « Phobia » (2013), suite d'épisodes humoristiques traitant des maux naissants de la Libye post-révolutionnaire, comme le poids des milices, la montée des islamistes, la peur d'une vengeance des Kadhafistes, etc.
Puis, il y a eu « Dragunov » (2014), un « Romeo et Juliette » sur fond de révolution. À chaque fois, le metteur en scène de 36 ans avait réussi à filmer à Tripoli, faisant venir des techniciens de Tunisie. C'était avant l'arrivée de Fajr Libya (coalition de brigades islamo-révolutionnaires) dans la capitale libyenne à l'été 2014. Déjà, à l'époque, l'équipe technique était logée dans un hôtel et n'en sortait que pour travailler.
Il a fallu repeindre les taxis (jaune à Tunis, noir et blanc à Tripoli), et trouver des villas suffisamment cossues qui fassent « nouveaux riches »
Le réalisateur Osama Rezg assure que le tournage de Rubik aurait pu se faire une nouvelle fois en Libye, mais aucun Tunisien n'a voulu s'y aventurer. Il s'est donc résolu à immigrer chez le voisin de l'ouest. Ce qui ne va pas sans des ajustements que n'avait jamais rencontrés l'artiste libyen jusqu'ici : outre la location, l'histoire du 4x4 et les pistolets, il a fallu cacher toutes les inscriptions en français lorsque le tournage s'est déroulé dans une clinique, repeindre les taxis (jaune à Tunis, noir et blanc à Tripoli), et trouver des villas suffisamment cossues qui fassent « nouveaux riches » à la mode libyenne.
Des caractères qui rappellent des personnages libyens existants
Comme toute bonne série du Ramadan, la trame de Rubik multiplie les personnages dont le fil rouge est l'ascension de Marwan, simple mécanicien, qui entre dans une milice pour faire fortune et pouvoir épouser la belle Emira, tout juste lycéenne. « Contrairement à ‘’Phobia’’ et à ‘’Dragunov’’, il ne s'agit pas d'une histoire politique mais sociale », insiste Osama Rezg. « Bien sûr que Rubik est aussi politique ! », s'exclame Seraj Huwaidi, venu sur le tournage ce soir-là. « Il s'agit de dénoncer la façon dont les milices ont modelé la Libye actuelle. Et puis, sans dévoiler la fin, je peux dire qu'il n'y a pas de happy end. »
Ouasef Khouaildi, qui interprète Marwan, insiste sur le scénario à tiroirs de la série – d'où le nom Rubik, qui se réfère au fameux Rubik's Cube. « Ce que j'aime, c'est que c'est au téléspectateur de trouver la solution, rien n'est donné comme acquis. »
Les quinze épisodes de 50 minutes évoquent, par exemple, la lutte entre deux milices pour le contrôle d'une ville. L'un est constamment vêtu de costumes italiens sur mesure, ne jure que par la cuisine raffinée et se veut un esthète. L'autre revendique ses racines bédouines, n'est jamais aussi heureux que lorsqu'il déguste son plat favori : un mélange thon-harissa imbibé sur du pain.
Des caractères qui rappellent des personnages libyens existants mais suffisamment dilués pour qu'aucun de ces deux Don Corleone libyens ne soit trop proches d'un chef de milice.
D'ailleurs, la ville de Tripoli n'est jamais mentionnée, ni aucun nom de quartier. Mais les Libyens n'auront aucun mal à reconnaître l'ambiance qu'ils subissent depuis trois ans.
Au point de mettre le réalisateur et le scénariste en danger ? « Peut-être. La situation est plus dangereuse que sous ‘’Dragunov’’ [qui, déjà, avait suscité quelques remous avec la reconstitution de la Libye kadhafiste] mais je reviendrai en Libye, c'est mon pays », assume Seraj Huwaidi.
L'actrice principale, Mounira Berrouine, a réussi à convaincre sa famille de venir seule en Tunisie, une gageure en Libye
En attendant, les acteurs, tous libyens hormis quelques seconds rôles, profitent à fond de cette « délocalisation ». Ils espèrent nouer des contacts pour, pourquoi pas, décrocher de futurs rôles.
La production audiovisuelle, théâtrale et cinématographique n'a rien de comparable entre la Tunisie, dont la compétence dans le secteur n'est plus à démontrer, et la Libye, qui a d'autres priorités et dont l'art audiovisuel n'a jamais été mis en avant sous l'ère Kadhafi.
L'actrice principale, Mounira Berrouine, a réussi à convaincre sa famille de venir seule en Tunisie, une gageure en Libye. Au-delà des opportunités de travail, les Libyens ont vécu ces huit semaines de tournage comme un parenthèse enchantée dans une vie où l'absence d'argent, de sécurité et de travail constitue le quotidien.
Bessma Dhaouiadi, chef costumière, apprécie également le tournage. C'est la seule membre de l'équipe qui a connu le tournage en Libye avec « Dragunov ».
« Ce tournage se passe sans difficulté. Sur ‘’Dragunov’’, j'ai dû convaincre un artisan de coudre des uniformes kadhafistes à Tripoli... Un seul a accepté à condition de ne travailler que le vendredi, quand ses rideaux de fer étaient fermés pour ne pas être vu », se remémore-t-elle en souriant.
Traduction : « Ce que vous allez voir dans le quatrième épisode de Rubik »
Quelques autres membres se plaignent de l'emploi du temps si serré et de la paie, correcte mais sans plus. Le budget est 900 000 dinars tunisiens (343 000 euros) et 200 000 dinars libyens (130 000 euros, pour payer le transport et les salaires des acteurs libyens), financés essentiellement par la chaîne libyenne Al-Ahrar qui diffusera les épisodes.
Tourner dans l'urgence pour éviter la scène de trop
« Pour une série ramadanesque, le budget est dans la moyenne », juge Alae el-Amrani, le chef opérateur marocain, spécialiste des tournages de ce genre. « C'est la première fois que je travaillais avec des Libyens, je suis agréablement surpris : le scénario est bon, les acteurs sont bien et arrivent à l'heure, et Osama prépare ses découpages techniques. Surtout, c'est un réalisateur technicien, il sait à quoi sert chaque boulon et si ce n'est pas le cas, il est avide de savoir. »
En off, certains techniciens reprochent au réalisateur libyen de parfois tourner trop rapidement. Selon eux, certaines scènes pourraient être meilleures avec plus de temps. Cette rapidité s'explique en partie par les conditions de tournage en Libye. Filmer des acteurs, kalachnikov en bandoulière, jugés sur des 4x4, brandissant des drapeaux verts (couleur de la Jamahiriya) en plein Tripoli post-révolutionnaire comme cela a pu être le cas sur « Dragunov » oblige à tourner dans l'urgence pour éviter la scène de trop. Celle où un passant, affolé pourrait sortir son pistolet et tirer sur un acteur. Dans la capitale libyenne, la fiction est encore loin de dépasser la réalité, le Rubik's Cube sécuritaire est loin d'être complété.
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