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« Se soucie-t-on uniquement de la façon dont nous mourons plutôt que du fait que nous mourons ? »

Khan Sheikhun a été bombardé, incendié et maintenant gazé. Les Syriens demandent pourquoi la communauté internationale réagit seulement aux attaques au gaz alors que les attaques en tout genre du régime ont déjà fait des milliers de morts
Les habitants de Khan Sheikhun protestent contre l’attaque chimique des forces gouvernementales (AFP)

Khan Sheikhun (Idleb), Syrie – Alors que les missiles de croisière américains frappaient une base aérienne syrienne à Homs vendredi, le gouvernement vaquait à ses occupations habituelles et mortelles : des bombes syriennes ou russes tombaient au même moment sur Baldat Heesh, une banlieue d’Idleb, détruisant plusieurs maisons, tuant huit personnes dont trois enfants et en blessant dix autres.

Baldat Heesh est situé à proximité de Khan Sheikhun, où plus de 70 personnes ont été tuées lors d’une attaque chimique mardi. Et alors que l’accent est mis sur cette attaque et la réaction des États-Unis, les gens d’Idleb se terrent dans leurs maisons tandis que les bombes barils continuent de pleuvoir.

Au bout du compte, le résultat pour nous est le même. Nous mourons. Nous continuons à mourir – Um Ahmad, de Khan Sheikhun

Beaucoup de gens interrogés par Middle East Eye étaient frustrés qu’il ait fallu une attaque chimique pour forcer la main des États-Unis : le gaz, les bombes, la famine, les sièges – tous produisent le même résultat en Syrie.

Et telle est la réalité tordue après six ans de guerre : certains raisonnent et décident qu’ils préfèrent mourir gazés qu’éviscérés par de puissants explosifs.

Um Ahmad, une mère de Khan Sheikhun dont le neveu de trois ans est mort gazé, a déclaré à MEE : « Le monde est choqué par l’attaque chimique et pourtant ils ne comprennent pas. »

« Pour nous qui avons vécu six années de siège, une famine forcée et des attaques incessantes de la Russie et du régime syrien, ce n’est ni plus ni moins qu’une autre façon de mourir », a-t-elle affirmé.

« Peu importe que ce soit interdit à l’échelle internationale ou comment ça nous tue, au bout du compte, le résultat est le même. Nous mourons. Et nous continuons à mourir. Se soucie-t-on seulement de la façon dont nous mourons ou même de notre mort ? »

Et dans une réflexion glaçante sur la réalité de la guerre, Um Ahmad a ajouté : « Nous préférons mourir de cette façon. Nous pouvons enterrer nos enfants en une fois et nous n’avons pas à chercher leurs restes parmi les décombres et les éclats d’obus. » 

Des enfants de Khan Sheikhun tiennent des photos de victimes de l’attaque chimique (AFP)

« Combien d’autres façons de mourir ? »

Moaz al-Shami, un journaliste citoyen, a fait écho aux sentiments d’Um Ahmad au lendemain de l’attaque contre Khan Sheikhun : « Pourquoi le monde nous a-t-il abandonné et ne nous regarde même pas ? » a-t-il demandé dans une émission.

« Il n’y a pas de façon de mourir que nous n’avons pas expérimentée ! La mort par des armes chimiques, la mort par noyade, la mort par le phosphore, la mort par roquettes, la mort par attaque aérienne, enterrés sous les décombres, la mort par suffocation. »

« S’il vous plaît, répondez-moi, à quelles façons de mourir n’avons-nous pas encore goûté ? Combien d’autres façons de mourir nous restent-ils à affronter ? »

C’était terrifiant – on pouvait voir les âmes quitter le corps des gens – Hamid Kutani, secouriste

Mahmoud Othman, également de Khan Sheikhun, a déclaré à MEE : « Il existe des crimes qu’on peut voir et d’autres crimes de guerre auxquels nous sommes confrontés qui sont invisibles pour les yeux. »

« Mes deux frères étaient emprisonnés par le gouvernement depuis 2013, on nous a dit qu’ils étaient morts sous la torture, d’autres prétendent qu’ils sont toujours en vie, nous ne le savons pas. »

« Le monde ne peut pas les voir, mais nous savons que ce gouvernement nous tue de bien plus de manières que ce que le monde peut voir. »

Mahmoud Othman a déclaré que la frappe des États-Unis à Homs a marqué une limite à ne pas franchir pour le président syrien, Bachar al-Assad, mais que cela ne l’a pas empêché de tuer par d’autres moyens.

« La frappe américaine définit l’utilisation d’armes chimiques comme limite à ne pas franchir pour le régime d’Assad. »

« Le message pour nous est que les États-Unis veulent que le gouvernement Assad continue à nous tuer, seulement pas avec des armes interdites. »

Les volontaires de la défense civile ont été parmi les premiers à arriver après l’attaque chimique à Khan Sheikhun. Ils ont vu beaucoup de choses au cours de ces années de guerre, mais rien d’aussi profondément choquant.

Hamid Kutini, bénévole des Casques blancs dans la ville, s’est rappelé l’horreur qu’il a vécue ce jour-là.

« La première équipe de sauvetage à arriver à la scène a appelé et nous a dit qu’ils commençaient à perdre conscience – ils ont demandé du renfort, mais nous ont averti de faire attention car nous pouvions être affecté par le gaz. »

« Quand je suis arrivé, il y avait des gens partout, beaucoup avaient perdu connaissance, beaucoup avaient de l’écume à la bouche. C’était terrifiant – on pouvait voir les âmes quitter le corps des gens. »

« Mon esprit ne pouvait plus le tolérer. J’ai commencé à sentir que le gaz m’avait affecté et j’avais peur qu’il me fasse perdre connaissance également. »

Hamid Kutini a estimé le nombre de morts et d’empoisonnés à des centaines.

« Nous avons traité 300 personnes. Les enfants et les personnes âgées étaient plus difficiles à sauver, leurs corps étaient plus faibles et ne pouvaient pas le tolérer. »

Hamid Kutini porte une victime de l’attaque de gaz à Khan Sheikhun (Reuters)

Attaque en deux volets

« Alors que je commençais à emmener les corps des enfants à l’intérieur, notre bureau a été visé par une dizaines de frappes aériennes. 

« Je ne peux pas vous décrire la deuxième attaque parce que ce que j’avais vu précédemment m’avait vidé l’esprit. 

« Être témoin de l’attaque chimique fut plus difficile que les frappes aériennes qui nous ciblaient depuis plus de 45 minutes. Certaines personnes que nous avons sauvées de l’attaque chimique ont été tuées par les frappes aériennes. »

Des sources locales ont indiqué à MEE que Khan Sheikhun était encore confronté à des frappes aériennes et que de nombreux habitants ont fui la région, craignant une nouvelle attaque chimique.

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Hamid Kutini semblait également dérouté par l’idée que les armes chimiques étaient plus importantes que d’autres formes d’attaque. « Est-il acceptable que les gens meurent sous les bombes barils mais pas des armes chimiques ? Est-ce acceptable ? »

« Ce fut la pire attaque que j’ai connue parce qu’elle a pris le plus grand nombre de vies. »

« Mais cette fois, nous n’avons pas eu à rechercher les restes dispersés des corps des victimes parmi les éclats d’obus et les décombres comme nous le faisons avec des bombes barils. »

« Chaque jour, il y a du sang, chaque jour il y a la mort, chaque jour il y a un massacre, il y a des frappes à l’instant où je vous parle, je ne suis pas d’accord pour dire que les armes chimiques devraient être la limite. »

« Personne n’a jamais essayé d’arrêter l’holocauste qu’on nous inflige. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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