Dans les campagnes tunisiennes, la course contre la montre des archéologues pour sauver le patrimoine
Emmitouflé dans sa djellaba en laine, bottes en caoutchouc aux pieds, Bechir* espère tomber un jour sur la découverte qui le rendra « riche ».
Il arpente les montagnes de Zaghouan, au nord de la Tunisie, les sites romains et byzantins disséminés autour de sa maison. Le jour, il identifie l’endroit où il va creuser la nuit.
À vingt minutes de marche de chez lui, sur une colline où sont éparpillées de grosses pierres taillées, on distingue encore, par endroits, les fondations d’un bâtiment ancien.
Au milieu de cet enchevêtrement de végétation et de ruines, Bechir désigne un trou béant. D’une profondeur d’1,80 mètre. Le résultat de plusieurs heures de travail. Sur la terre fraîchement retournée gît un paquet de cigarettes vide : « C’est le mien, j’ai fumé toute la nuit ! », s’exclame notre guide d’un genre un peu particulier.
Ici, il n’a rien trouvé qu’il pourra revendre. Des fragments de poteries et quelques os. Lui cherche l’or et les bijoux. Il fouille les terrains qui appartiennent à sa famille et où se trouvent d’anciens greniers, moulins, pressoirs datant de l’Antiquité ou du Moyen-Âge. Il ne reste parfois que les caves voûtées, les parties qui ont le mieux résisté au temps. Certaines sont encore intactes.
Bechir tente de faire parler les pierres. Il a quelques connaissances sur les périodes historiques, les différentes civilisations qui se sont succédé en Tunisie, mais la majorité de son savoir ne repose pas sur la science.
Dans la campagne tunisienne, Bechir lit des messages : « Les Romains, c’était des gens intelligents. Ils ont laissé des signes partout pour qu’on puisse retrouver leurs trésors. »
Soudain, il se plante devant un énorme bloc, regarde à travers un trou qui perce le rocher. « Il faut creuser dans cette direction », lance Bechir doctement. Il ne dispose pas de matériel moderne, il n’a pas de détecteur de métaux.
« Je cherche avec la méthode classique », assure-t-il à Middle East Eye. De simples baguettes en cuivre font l’affaire, car, d’après lui, elles réagissent « aux ondes de l’or ».
Les Marocains sont particulièrement réputés dans le domaine, ils maîtriseraient les secrets de la magie. Incantations, encens, eau bénite permettraient de savoir où donner le premier coup de pelle. Leurs services coûtent des centaines, voire des milliers de dinars suivant l’audace du charlatan. Les Marocains fascinent autant qu’ils inspirent de la méfiance et les campagnes tunisiennes regorgent d’histoire d’escroqueries.
Devenir riche
Zaghouan, zone montagneuse située à 60 kilomètres de Tunis, est surnommée « la belle endormie », parce qu’elle ne se soulève jamais pour revendiquer ses droits. C’est une poche de pauvreté, avec un important patrimoine archéologique.
Bechir est un chercheur de trésors, comme il en existe partout dans sa région, partout dans le pays. Il rêve de faire fortune et, pour lui, cela signifie faire construire une grande maison à la place de la minuscule bicoque dans laquelle il vit aujourd’hui.
Trois pièces : une cuisine très simple, un petit salon avec quelques meubles, deux matelas posés à même le sol en guise de canapé et une télévision sur un buffet.
En face, séparée par un rideau, il y a la chambre où Bechir dort avec sa femme et leur fils de 4 ans aux bouclettes blondes. De la couleur de ce métal qu’il désire à s’en rendre malade.
L’or des « Romains », c’est une histoire de famille. Le père de Bechir raconte qu’un cousin a fouillé pendant longtemps dans la montagne et qu’il a fini par tomber sur un trésor. Malheureusement, le magot lui a été dérobé : « Depuis, il passe son temps à regarder le trou. Les voleurs sont partis à Zaghouan [la ville] et sont devenus riches du jour au lendemain. »
Les fouilleurs clandestins évoluent dans cette vérité altérée, multiple, où l’on ne fait plus la différence entre rumeurs, légendes et réalité. « Les gens sont obsédés par l’or, ils perdent tout », concède le patriarche.
Face à la passion dévorante de Bechir, son épouse est encore plus sévère : « L’argent ne se trouve pas dans la terre, mais grâce au travail », raille-t-elle. Bechir fait mine de ne rien entendre. Il se fait embaucher de temps en temps comme manœuvre sur les chantiers pour une poignée de dinars, mais ça ne lui suffit plus.
Même s’il craint un jour d’être arrêté par les autorités – il risque de trois à six mois de prison – et encourt une amende qui peut atteindre jusqu’à 5 000 dinars (un peu plus de 1 500 euros), il ne peut pas s’empêcher d’enfreindre la loi. Une loi injuste qui, selon lui, permet à l’État de s’accaparer des richesses dont les habitants devraient pouvoir profiter.
Le code du patrimoine de 1994 est très clair sur ce point : un propriétaire n’a pas le droit de « procéder à des fouilles » sur son terrain et s’il trouve une pièce archéologique de manière « fortuite », il doit en informer les « services compétents ».
Des sondages sont alors entrepris et les opérations peuvent durer des mois voire des années. Cette intervention des autorités, pourtant prévue par les textes, est perçue par Bechir comme une intrusion, une spoliation.
Lutte contre les pillages
Ça a débuté par des funérailles. « La mairie a demandé à un particulier qui a une tractopelle de creuser la tombe. » Dans le petit cimetière de Bou Salem (nord-ouest de la Tunisie), l’archéologue Moheddine Chaouali refait le même parcours entre les sépultures qu’en novembre 2020, lorsqu’il a été appelé en urgence. Ce jour-là, les agents municipaux qui enterraient une victime du coronavirus ont fait une découverte inattendue.
Alors que le protocole sanitaire exige un ensevelissement profond du défunt, à 2,50 mètres, l’engin de chantier réquisitionné frappe un objet enfoui dans le sol.
Une jarre, brisée nette, qui laisse entrevoir son précieux contenu : « Par hasard, un trésor monétaire a été mis au jour. »
Moheddine Chaouali conclut ainsi l’anecdote, poursuivant avec ses mots d’expert. Il est chargé de recherches archéologiques et historiques à l’Institut national du patrimoine (INP) et inspecteur du patrimoine de la région nord-ouest depuis 2015.
Au total, ce sont 2 770 pièces en bronze (dont certaines datant de la deuxième moitié du IVe siècle) et 110 fragments qui sont désormais entre les mains de l’INP.
Les yeux bleus de Moheddine Chaouali en scintillent encore. Bien sûr, la Tunisie est couverte de sites archéologiques, mais voilà, à Bou Salem, la terre n’avait encore jamais restitué de tels témoignages du passé. C’est ce qui rend cette trouvaille si unique.
« Des fouilles clandestines, il y en a presque tous les jours. Il y a pas mal d’efforts pour préserver les sites majeurs, mais dans l’arrière-pays, dans les zones rurales, c’est impossible de mettre des gardiens partout »
- Moheddine Chaouali, inspecteur du patrimoine
« Soit c’est une tombe individuelle d’un riche particulier de la région, soit – et c’est l’hypothèse que je privilégie – c’est un trésor caché ici par un riche fermier, à cause des troubles politiques de cette époque. Des guerriers rançonnaient les gens sur les routes », explique-t-il à MEE.
C’est une mine d’informations pour les archéologues et Moheddine Chaouali sait qu’il a eu de la chance. Cette fois, il a été prévenu à temps, il a pu devancer les pillards.
« Des fouilles clandestines, il y en a presque tous les jours. Il y a pas mal d’efforts pour préserver les sites majeurs, mais dans l’arrière-pays, dans les zones rurales, c’est impossible de mettre des gardiens partout », déplore Moheddine Chaouali, qui s’avoue bien impuissant.
Depuis la révolution qui a fait tomber Zine el-Abidine Ben Ali en 2011, l’INP a récupéré plus de 25 000 pièces archéologiques.
L’instabilité politique a certainement profité aux fouilleurs clandestins, mais ces chiffres très élevés sont aussi le signe d’un regain d’intérêt pour ce fléau, qui est désormais davantage pris au sérieux et combattu par l’État.
« La Garde nationale et les autorités sécuritaires fournissent un travail énorme, mais ce n’est pas encore suffisant », soupire Moheddine Chaouali. Il existe ainsi une brigade d’investigation spécialisée dans le trafic du patrimoine, qui est rattachée à l’unité de lutte contre la criminalité.
Entre fatalité et désarroi, les archéologues tunisiens doivent faire avec les pillages. Ils sont moins de 60 chercheurs, toutes disciplines confondues.
« Pour la période romaine ou punique, on est moins d’une vingtaine, dont la moitié qui ne fait pas de terrain. Moi, je suis débordé, j’ai quatre gouvernorats [régions], je ne peux pas être partout. Heureusement qu’il y a des conservateurs qui aident. »
L’histoire tunisienne effacée
La tâche est herculéenne, le patrimoine à protéger immense, abonde un autre archéologue, Lotfi Nadari. « Sur les cartes françaises [de l’époque coloniale], dans chaque rectangle de 20 kilomètres sur 30 de côté, il y a plus de 200 sites ! C’est énorme, d’où la difficulté qu’on rencontre dans leur gestion », résume-t-il à MEE.
Et depuis longtemps, le travail des archéologues s’est compliqué. « Trente ans arrière, les gens [nous] aidaient. » Mais désormais, « les historiens, les conservateurs deviennent un élément de menace quand ils se déplacent. S’ils viennent, c’est parce qu’il y a quelque chose. »
Voilà ce que se disent les habitants et finalement, au départ des autorités, certains d’entre eux risquent d’entreprendre des fouilles. « C’est difficile de faire comprendre aux gens que les gains qu’ils peuvent tirer des fouilles clandestines ne sont rien comparés aux pertes qu’ils peuvent engendrer pour l’histoire de la Tunisie », confie Moheddine Chaouali.
La région du nord-ouest de la Tunisie, sur laquelle il veille, est l’une des plus marginalisées du pays. Avec un taux de pauvreté qui, suivant différentes études, la situe juste derrière le centre-ouest, loin, très loin devant le Grand Tunis, îlot d’opulence.
Les conséquences pour les archéologues sont très concrètes. Il y a quelques mois, Lotfi Nadari a failli passer à côté d’une découverte importante. Ce sont des étudiants qui l’ont alerté : une photo circule sur les réseaux sociaux, montrant une dalle romaine d’inauguration d’un monument.
L’archéologue découvre avec stupéfaction l’inscription qu’elle comporte. L’actuel village tunisien de Balta y est désigné sous son nom latin, Vilta. C’est une controverse entre historiens remontant aux années 1970 qui vient de prendre fin.
L’auteur de la trouvaille, tout comme la personne qui a mis en ligne le cliché, n’ont pas été identifiés. On ne sait pas comment cette pièce a été mise au jour.
Lors de fouilles clandestines ou de travaux de labour, le mystère reste entier. La dalle, elle, n’est jamais réapparue. Lotfi Nadari l’estime aujourd’hui « perdue ». À partir d’une simple photo, l’archéologue a pu rédiger une note de 22 pages et présenter ses recherches à l’international, en France notamment, devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
Cela souligne, selon Lotfi Nadari, la nécessité pour l’INP de s’intéresser aux sites qu’il percevait jusqu’ici comme mineurs, préférant se concentrer sur les vestiges impressionnants et plus faciles à étudier laissés par les grands centres urbains de l’Antiquité.
Les inscriptions sont nombreuses dans les campagnes tunisiennes, assure l’historien, et fournissent des éléments essentiels pour comprendre le fonctionnement de ces espaces.
« On connaît parfaitement les villes antiques du nord-ouest [...] Mais ce qui est resté à l’écart de la recherche, ce sont les campagnes, ce monde rural prospère qui a donné des villes prospères. » Une page de l’histoire tunisienne qui comporte « une leçon pour nos politiciens », estime Lotfi Nadari.
Il y voit une manière d’interroger le modèle de développement qui prévaut depuis la colonisation française, au moins. Des régions de l’intérieur marginalisées, dominées par une économie de rente, l’extractivisme, qui profite surtout au nord-est du pays, à la capitale et aux villes de la côte.
« Au contraire, durant la période romaine, c’était un monde rural bien organisé, bien intégré dans les échanges, l’économie. » L’agriculture permet alors de dégager d’importants bénéfices ; à l’époque, les paysans de la région s’enrichissent.
Une filière structurée
Le pillage des sites archéologiques obéit à cette logique prédatrice et courtermiste que dénonce l’archéologue.
Extraits du sol, les objets quittent les zones marginalisées et vont décorer les intérieurs des riches particuliers tunisiens. Mais pas seulement. La Tunisie apparaît plutôt bien connectée au trafic international de pièces archéologiques, via Malte, l’Italie où, selon la chercheuse Rim Dhaouadi, la majorité des objets transitent, avant de réapparaître dans les salles des ventes des plus grandes sociétés d’enchères.
« Souvent, les objets de l’époque romaine et punique partent vers l’Europe. Les objets de la culture arabo-musulmane, c’est davantage les pays du Golfe », précise-t-elle à MEE.
L’avocate a travaillé sur la criminalité organisée en Afrique du Nord, elle a écrit plusieurs articles sur la thématique du trafic de pièces archéologiques. Elle a mené des entretiens avec notamment des représentants de l’INP, mais elle reconnaît les limites de son étude.
Le terrain reste aujourd’hui pratiquement vierge à la fois pour la recherche et les médias. « Ce qu’on a pu apprendre de ce commerce illégal n’est probablement qu’une infime partie de ce qui existe réellement. C’est très secret, plein de choses se passent à l’abri des regards. »
Un manque d’informations qui fait souvent passer la Tunisie pour un petit marché, désorganisé, comparé à l’Égypte, par exemple.
Rim Dhaouadi se méfie des conclusions trop hâtives. Selon elle, il existe en Tunisie « des réseaux professionnels », spécialisés dans la revente d’objets d’art. Il y a également « des réseaux de contrebande entre l’Algérie, la Libye et la Tunisie qui contribuent au marché des antiquités ».
« Les routes sont les mêmes. Des saisies ont eu lieu et on a découvert que les pièces archéologiques se trouvaient dans les mêmes conteneurs, les mêmes camions que les autres marchandises. »
Des villes portuaires de la côte, Tunis, Mahdia, mais aussi la très touristique Sousse, servent de hubs pour l’export. Les preuves manquent pour affirmer que la Tunisie est un carrefour régional, mais les saisies d’objets archéologiques venus d’Algérie et de Libye sont régulières dans le pays.
À la base de la filière, il y a les chercheurs de trésors qui agissent rarement seuls, constituent des petits groupes pour mener leurs expéditions et sont parfois très bien équipés.
Comme dans le gouvernorat de Jendouba (nord-ouest), où la Garde nationale a arrêté en décembre 2020 un fouilleur clandestin. Chez lui sont retrouvés la moitié d’une statue, quatre pièces de monnaie, un détecteur de métaux, des tenues camouflage, ainsi que des jumelles de vision nocturne et un fusil de chasse avec 450 cartouches.
Nordine*, lui, opère en binôme, avec « quelqu’un qui a un détecteur de métaux ».
« Il me demande de trouver le bon signe et il sort avec moi », confie-t-il à MEE. Il cherche des trésors à la manière de Bechir, avec des méthodes ésotériques, même s’il dit ne plus croire « en la magie » et s’en remettre désormais à la technologie.
Coiffeur dans la région de Jendouba, à la nuit tombée, il troque sa paire de ciseaux contre une pelle et part défricher les collines autour de son village. Selon lui, l’or et les pierres précieuses sont très faciles à écouler.
« Il y a beaucoup de personnes qui achètent au noir, il y a des intermédiaires », précise Nordine. D’autres objets ne trouvent qu’un débouché limité, par exemple « les statuettes, c’est beaucoup de problèmes, c’est trop risqué ». « Il faut soit les cacher, soit les casser, il n’y a pas d’autre solution. »
Un problème sans fin
Le problème est sans fin. « Si un groupe est démantelé, un autre naît derrière », se désole Lotfi Nadari. À son niveau, il essaie de faire de la pédagogie, d’expliquer les symboles avec ses connaissances historiques pour évacuer les fantasmes. « C’est sûr qu’il y a des gens qu’on réussit à convaincre. »
L’une des principales solutions reste la sensibilisation, défend l’archéologue, qui prône le recours aux médias de masse. « Il faut savoir toucher les gens, afin de conserver le patrimoine pour les générations futures. » Faute de moyens suffisants, « logistiques et humains », ce sont « les habitants du coin » qui « doivent être les vrais gardiens » des sites.
Cela fait quinze ans que Nordine est tombé dans cette addiction aux fouilles clandestines. Malgré les déceptions et les arnaques, le quadra est accro au frisson qu’elles lui procurent. « Oui, c’est obsessionnel, mais c’est ma passion. Même quand je ne trouve rien je suis content de vivre une aventure », décrit-il, le regard triste et cerné. Alors la nuit, il joue au chat et à la souris avec les autorités dans les collines de Jendouba.
Dans les régions déshéritées de Tunisie, le patrimoine très riche témoigne d’un passé prospère. Mis à distance.
Dans la bouche des chercheurs de trésors, les Romains apparaissent comme des étrangers, comme des colons de l’Antiquité. Un discours que rejette Moheddine Chaouali : « Moi je ne parle jamais de civilisation romaine en Tunisie, car en réalité la civilisation romaine a été influencée par un substrat local pour donner l’identité africo-romaine. »
* Les prénoms ont été modifiés.
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