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Tunisie : comment réconcilier le passé avec l'avenir ?

Le projet de réconciliation nationale économique et financière crée la controverse en Tunisie, remettant en question les fondements de la justice transitionnelle et son application
Des manifestants brandissent des photos de leurs proches dans l’enceinte du palais présidentiel lors des commémorations de l’anniversaire de la révolution tunisienne en 2015 (AFP)

Proposé par la présidence, le projet de loi de réconciliation nationale relatif aux délits économiques et financiers a été approuvé par le conseil des ministres le 14 juillet dernier. Alors qu’il n’est pas encore arrivé aux mains de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui doit l’étudier et le voter, il fait déjà polémique.

Le projet en question propose une amnistie à ceux qui ont commis des délits économiques et financiers sous le régime de Ben Ali et sous la troïka, le gouvernement de coalition qui a administré le pays de 2012 à 2014 avec, à sa tête, le parti islamiste Ennahda. Appuyé par le président Béji Caïd Essebsi lui-même, par son parti Nidaa Tounès et par le clan des hommes d’affaires, le projet de réconciliation nationale a en revanche tendance à provoquer un tollé chez les défenseurs des droits de l’homme et les partisans de la justice transitionnelle.

« La présidence propose une amnistie à ceux qui ont violé la loi, sans redevabilité, sans demander des comptes. De plus, l'organe d'arbitrage qui sera mis en place se placera sous l'exécutif. Où est l'indépendance ? », s’interroge Sihem Bensedrine, qui dénonce une loi anticonstitutionnelle. Elle est la présidente de l'Instance vérité et dignité (IVD), un organe indépendant institué par la loi organique de décembre 2013 relative à l’exécution et à l'organisation de la justice transitionnelle. L’IVD est chargée de déterminer les responsables des violations de la loi sur la période allant du 1er juillet 1955 à décembre 2013, et de rendre justice aux victimes.

Éclairer le passé

La justice transitionnelle est particulière. Elle aspire à une meilleure connaissance du passé pour améliorer l'avenir. C'est un long processus de lutte contre l'impunité et les violations des droits de l'homme qui repose sur quatre piliers : le droit de savoir, le droit à la justice, le droit à réparation et le droit aux garanties de non-répétition. Justement, la définition qui en est faite dans la loi organique de décembre 2013 mentionne comme objectifs la vérité, le rétablissement des droits, la réconciliation nationale et la conservation de la mémoire pour éviter le retour à l'autoritarisme.

Ce projet de loi « est une entreprise de sabotage de l’IVD par des instruments et des initiatives législatives, pour petit à petit la paralyser dans l’accomplissement de son mandat dans les délais impartis par la loi », affirme Sihem Bensedrine, qui regrette que l'IVD n'ait pas été sollicitée durant l'élaboration du projet de loi. « Par ailleurs, nous attendons depuis deux mois la signature d’un décret gouvernemental pour nous permettre d’avancer dans nos travaux, nous sommes donc ralentis dans notre mission », ajoute-t-elle.

D’après l’IVD, le projet de réconciliation nationale ne ferait que confisquer à cette dernière une partie de ses prérogatives et annulerait tous les articles concernant les violations financières, alors que des plaintes concernant des hommes d’affaires ont déjà été reçues par l’instance. En tout, 15 000 plaintes ont été déposées, tous domaines confondus.

L’argument économique

De l’autre côté, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) applaudit le projet de réconciliation économique, qu’elle estime favorable à la relance de l’économie. L'amnistie permettrait de lever certaines poursuites contre des hommes d’affaires qui sont freinés dans leurs activités du fait, notamment, de l’interdiction de sortie du territoire dont ils font l’objet. Tel est l'argument de la plupart des acteurs économiques et de certains partis.

L’article 11 du projet de loi propose en effet la levée des « poursuites et jugements, ainsi que [la non-]exécution des peines engagées contre les fonctionnaires et assimilés, pour des actes de malversations financières, sauf corruption et détournements de fonds ».

« Les hommes d'affaires qui n'ont pas été jugés et à qui on reproche des fraudes sont bloqués. Les procès commencés en 2011 ont trop traîné, alors que le pays a besoin de croissance pour résorber le chômage et renforcer la sécurité. La loi de réconciliation permettrait de mettre tous les dossiers sur la table et de les traiter au cas par cas », argumente Chokri Jarraya, homme d'affaires et membre de l'UTICA.

L'idée d'une réconciliation économique s'inspire pour beaucoup de la loi marocaine d'amnistie fiscale relative aux avoirs à l'étranger mise en œuvre en 2014. D'après les annonces du gouvernement marocain, celle-ci a dépassé toutes les espérances en permettant de rapatrier, en un an seulement, plus d'1 milliard d'euros (12 milliards de dirhams).

La justice transitionnelle aux oubliettes ?

« Si on tournait la page du passé pour regarder vers l'avenir ? La révolution a 5 ans, jusqu'à quand cela va-t-il durer ? », répond Béji Caïd Essebsi interrogé à la télévision. « Le projet de loi relatif à la réconciliation doit être accepté par tous », répète-t-il. Il souligne toutefois que la loi ne concernera pas les membres de la famille Ben Ali, à l'instar de Slim Chiboub, gendre de l'ancien dictateur revenu en Tunisie en novembre pour faire opposition à des jugements le concernant et qui est depuis incarcéré à Tunis.  

Proposé par Nidaa Tounès, la première force politique du pays, le projet de loi passera d’ici à quelques semaines aux mains des députés chargés de l’étudier avant de procéder au vote. Néanmoins, au sein de la société tunisienne, il soulève beaucoup de craintes. Les acquis de la révolution sont-ils jetés aux oubliettes ?

Certaines organisations de la société civile et personnalités politiques « pensent que, potentiellement, lâcher du lest sur la criminalité financière pourrait favoriser l’instruction des affaires politiques », explique Sayida Ounissi, députée du parti Ennahda.

Pourtant, concernant les violations des droits de l’homme, les familles des victimes ont essuyé plusieurs déceptions lors des précédents procès. Le « procès des martyrs et blessés de la révolution » de Thala et Kasserine, du Grand Tunis et de Sfax, sans doute l’un des plus symboliques, a abouti en appel à une réduction des peines et à la libération de certains hauts responsables de la sécurité sous Ben Ali (en avril 2014). Les familles des victimes avaient violemment protesté lors du jugement rendu par la cour d’appel militaire, dénonçant « une mascarade avec des peines trop clémentes » à l'encontre des responsables des violations.

Une vision sur le long terme

En mai dernier, c’est le décret-loi permettant la confiscation des biens de Ben Ali et de ses proches qui a été annulé par la justice. Contesté auprès du tribunal administratif de Tunis par 9 des 114 personnes concernées, dont Belhassen Trabelsi, le beau-frère de Ben Ali, le décret a été jugé non valable par la justice dans la mesure où il n’a été validé par aucun parlement, ni celui de 2011, ni celui de 2014. La décision a fait grand bruit, après tous les efforts entrepris pour retrouver les divers biens des Ben Ali et de leurs proches : meubles, immeubles, bijoux, etc. Le gouvernement compte faire appel de cette décision.

« Concernant la justice transitionnelle, Nidaa Tounès veut faire le moins de vagues possibles. Sa perspective est plus restrictive », juge Sayida Ounissi, la députée d’Ennahda. « La loi relative à la justice transitionnelle conçue sous Ennahda n'était pas la revanche prise par un parti sur le reste de la société, et c'est pour cette raison qu'elle avait mis du temps à être élaborée. Ce serait dommage de faire échouer un processus inclusif », regrette-t-elle, sans pour autant se prononcer sur le projet de Nidaa Tounès.

« Ce que nous faisons à l'IVD n'est pas une amnistie générale, mais au cas par cas, suite à un processus de définition des responsabilités avec l'objectif final de garantir la non-répétition [des violations des droits] », affirme Sihem Bensedrine. Pour elle, ce n'est pas tant la clémence qui sera accordée aux hommes d'affaires qui pose problème, mais le processus de réforme des institutions à venir. Car, au sein de l'instance indépendante, une commission avait été chargée de proposer des réformes au système en place, notamment pour réduire la corruption, endémique dans certains secteurs. C’est donc la génération future qui pourrait être privée de la refonte des institutions et du travail de mémoire et de renforcement de la transparence nécessaires à la Tunisie de demain.

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