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« La classe moyenne s’est évaporée » : les Tunisiens dénoncent la hausse du coût de la vie 

Selon la centrale syndicale, l’inflation touchant les produits de première nécessité est une conséquence des programmes dictés par le FMI pour sortir la Tunisie de la crise économique
Le début du mois de juin a été marqué par l’augmentation des prix du sucre et des transports publics, après une hausse des prix du lait et de l’eau potable, les mois précédents (AFP/Fethi Belaid)
Le début du mois de juin a été marqué par l’augmentation des prix du sucre et des transports publics, après une hausse des prix du lait et de l’eau potable, les mois précédents (AFP/Fethi Belaid)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« Des augmentations, encore et encore ! Mais où va-t-on ? », s’interroge Mondher, furieux, devant une épicerie du quartier de Ksar Saïd, à Tunis. « Avec cette inflation, la classe moyenne s’est évaporée. Un salarié avec 1 000 dinars [300 euros] ne peut plus vivre dignement », résume-t-il à Middle East Eye.

Le sexagénaire fait partie des milliers de Tunisiens qui se disent agacés par l’augmentation successive des prix de plusieurs produits.

Le début du mois de juin a été marqué par l’augmentation des prix du sucre et des transports publics, après une hausse des prix du lait et de l’eau potable, les mois précédents.

Lundi, des protestataires à Sousse ont bloqué la route. D’autres manifestations ont eu lieu à Gafsa et à Sidi Bouzid.

Le prix du sucre en vrac est passé de 1,150 dinar à 1,400 dinar (0,40 euros) le kilo, soit une majoration de 0,250 dinars (22 %).

Le ministère du Commerce a justifié cette hausse par « la volonté de limiter la spéculation sur ce produit subventionné et de diriger la subvention vers ceux qui en ont le plus besoin ». 

En Tunisie, le sucre figure parmi les produits de base subventionnés par l’État, à l’instar du pain, de la semoule, des pâtes, du couscous, du lait et de l’huile végétale, en vue d’aider les ménages à revenus faibles.

Mais certains cafés, pâtisseries et industries agroalimentaires en profitent également, illégalement, en utilisant le sucre subventionné alors qu’il est destiné aux ménages.

L’augmentation du prix du sucre vise aussi à réduire les pertes de l’Office du commerce, qui avoisinent les 540 millions de dinars [163 millions euros], selon une responsable du ministère.

« 0,250 dinar, ce n’est rien ! Je ne pense pas qu’une famille consomme plus d’un kilo par mois. Mais cela va engendrer une hausse des prix d’autres produits à base de sucre, comme les yaourts, les biscuits ou les boissons gazeuses », anticipe Mondher. 

« Ajoutez à cela l’augmentation des factures et du transport, un salarié moyen finira le mois dans le rouge. » 

Un salaire minimum de 110 euros

L’application des nouveaux tarifs du transport public est entrée en vigueur le 1er juin, dans le cadre d’un plan de réformes. La mesure avait été annoncée en décembre 2020 par le ministre du Transport Moez Chakchouk, qui considérait les tarifs des transports publics en Tunisie, non « ajustés » depuis 2003, « très bas ». 

Cela concerne les différentes lignes de bus et de métro. Les nouveaux tarifs ont été répartis en trois sections avec des tickets à 0,500 dinar, 1,000 dinar et 1,500 dinar.

Traduction : « Ajustement des tarifs des transports : la Société des transports de Tunis, principal opérateur de transport urbain, commence dès le 1er juin l’application des nouveaux tarifs, qui ont été réduits de dix à trois sections. »

Une nouvelle majoration de 0,100 dinar sur les prix des carburants est attendue aussi en juin dans le cadre du réajustement automatique des prix.

« Avec deux salaires, on arrive à peine à boucler les fins des mois », se plaint à MEE Souraya*, 34 ans, maman de deux enfants. 

« Tous les prix des produits alimentaires ont doublé. D’habitude, on compte 250 dinars [75 euros] pour les courses de deux semaines. Ces derniers mois, cette somme s’épuise au bout de dix jours. 

« Même l’inscription au jardin d’enfants pour mon fils a augmenté de 80 dinars [24 euros]. L’an dernier, je payais 140 dinars [42 euros] par mois. Cette année, il m’en coûte 220 dinars [66 euros]. En plus, ils exigent un goûter composé d’un fruit, un yaourt et un biscuit, ce qui représente près de 3 dinars par jour, soit près de 90 dinars par mois [27 euros]. C’est trop ! »

Souraya assure qu’elle n’arrive plus à économiser pour partir en vacances. « Avec mon mari, on travaille pour répondre aux besoins du quotidien. Je n’ose même plus penser à redécorer la maison ou à me faire plaisir. »

« À 30 ans, je n’ose plus rêver d’acheter une voiture neuve ou un appartement. Je ne pourrais même pas assurer l’apport d’un crédit »

- Maroua, designer graphique

Maroua, célibataire et sans enfant, vit aussi au jour le jour. « Il y a cinq ans, je dépensais environ 10 dinars [3 euros] par jour pour toutes mes courses. Aujourd’hui, il ne me faut pas moins de 25 dinars [8 euros]. »

Elle qui roule en voiture d’occasion souffre aussi de l’augmentation des prix des pièces de rechange. « À 30 ans, je n’ose plus rêver d’acheter une voiture neuve ou un appartement. Je ne pourrais même pas assurer l’apport d’un crédit », assure cette designer graphique. 

« Avec un salaire de 1 300 dinars [400 euros], entre factures, loyer et autres dépenses, je n’arrive pas à économiser. »

En Tunisie, le salaire minimum (SMIG) pour le régime de 40 heures est de 365 dinars (110 euros).

Mondher déplore aussi la hausse des prix des matériaux de construction. « Il y a 30 ans, je percevais 900 dinars (270 euros). J’ai pu m’acheter un terrain à Cité Tahrir [quartier populaire dans la banlieue nord-ouest de Tunis] et construire ma maison. Cela relève de l’impossible pour les jeunes d’aujourd’hui, vu les nouveaux prix du fer et du ciment. »

Souraya, elle, est reconnaissante à son beau-père de l’héberger dans un étage de sa villa à El Ouardia, un quartier au sud de Tunis. « Je me demande ce que nous ferions si nous avions un loyer à payer, alors que je n’ai pas encore fini de rembourser mon crédit contracté pour le mariage. »

À côté de son travail principal, Maroua se charge de quelques projets en freelance pour arrondir les fins des mois.

« Les prix ne cessent d’augmenter mais les salaires stagnent », s’insurge-t-elle. « Les sorties entre amis sont devenues coûteuses. Les restaurants et les cafés ont augmenté leurs prix… Même les tarifs des parkings ont doublé ! »

L’Institut national de la statistique (INS) révèle qu’en mai 2021, les prix de l’alimentation ont augmenté de 6 % en un an. 

L’INS explique que cette hausse est due à l’augmentation des prix des huiles alimentaires de 13,8 %, des légumes de 10,2 %, du groupe lait, fromages et œufs de 8,1 %.

Renoncer aux médicaments

Le vendredi, le marché hebdomadaire de la région de La Manouba ne désemplit pas. Dalila, la soixantaine, fait le tour du souk avant d’entamer ses achats. 

« Je dois voir les prix avant tout, mais ce n’est pas évident quand tout le monde n’affiche pas ses prix », témoigne-t-elle à MEE. « J’essaye d’adapter mon budget. Là, par exemple, j’ai acheté un kilo de piment au lieu de deux. »

Sa voisine Farida*, avec qui elle fait le marché, estime que les prix sont plus « convenables » comparés à ceux du mois du Ramadan.

« C’est la saison des fruits et légumes, cela reste plus accessible que le mois dernier. J’ai pu acheter tout ce dont j’ai besoin, mais j’ai dépensé 60 dinars [18 euros] au lieu de 40 dinars [12 euros] habituellement. »

Toujours selon l’INS, un fléchissement des prix a été observé au mois de mai, pour les œufs (-1,2 %) et les légumes frais (-0,6 %) après la forte hausse enregistrée tout au long du Ramadan.

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Pour Omar, un client du souk, les prix des fruits et légumes « varient selon les régions » : « Les prix au marché de l’Ariana ou au centre-ville de Tunis sont moins chers de 30 % qu’ici [La Manouba]. »

Face à un étalage de pastèques, il dénonce le prix du fruit à 1,500 dinar [0.45 euro] le kilo. « Dans mes souvenirs, mon père achetait toute une pastèque de dix kilos pour 1 dinar. De nos jours, qui a les moyens de s’acheter une pastèque à 15 dinars ? »

Grâce à son travail, Omar se déplace souvent dans les régions. Il confie à MEE que « loin de la capitale, les fruits et légumes sont à moitié prix ».

« Mais dans l’ensemble, ces trois dernières années, on ressent vraiment la cherté du coût de la vie. »

Dans une pharmacie à Zahrouni, un quartier populaire à Tunis, la gérante constate « une hausse des prix entre 10 et 15 % chaque mois sur une centaine de produits différents ».

« Les gens se plaignent auprès de nous, croyant que les officines décident des prix, mais c’est la pharmacie centrale qui nous livre la liste des prix ! », se défend-elle auprès de MEE.

La pharmacienne rapporte que si certains malades sont contraints d’acheter les médicaments prescrits, d’autres font le choix de renoncer à certains médicaments inscrits sur l’ordonnance.

« D’autres se rabattent sur les génériques », ajoute Habiba, qui confie tenter d’aider ses clients fidèles en leur accordant un paiement sur deux ou trois tranches. 

« Nous sommes dans un quartier populaire et certains sont mes clients depuis vingt ans. Je sais qu’ils n’ont pas les moyens de payer une importante somme d’un seul coup. »

Entre les médicaments pour les deux enfants, les honoraires des médecins, les couches et le lait, Souraya, vidéaste dans une agence de communication, mariée à un employé administratif, a du mal à s’y retrouver avec un salaire total, avec son mari, de 2 500 dinars (750 euros). 

Une étude d’International Alert Tunisie estime que « le budget de la dignité » est de 2 400 dinars (721 euros) pour une famille de quatre personnes.

Dans le cadre de l’enquête effectuée en 2019, l’organisation a étudié les besoins d’une famille vivant dans le Grand Tunis.

L’étude a pris en compte les besoins pour se nourrir, se loger et s’habiller, mais aussi mener des activités sociales, entretenir les relations avec des proches et avoir accès à certains services.

« Entre 40 et 50 % de la population tunisienne au Grand Tunis n’a pas accès au budget de la dignité », conclut International Alert Tunisie dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux.

Subventions progressivement supprimées

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a dénoncé, dans un communiqué, jeudi 3 juin, l’augmentation des prix des produits de base. 

Le syndicat estime que « ces augmentations s’inscrivent dans le cadre de l’exécution unilatérale des programmes dictés par le Fonds monétaire international [FMI]. »

Il appelle à augmenter les allocations au profit des familles nécessiteuses et à réviser le salaire minimum.

Le gouverneur de la Banque centrale Marouen Abassi a déclaré lors d’une plénière au Parlement que la Tunisie n’avait pas connu une telle crise économique depuis 1962

Pour sa part, le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a indiqué que cette hausse relevait de « la stupidité politique », assurant avoir contacté le chef du gouvernement Hichem Mechichi à ce sujet. 

Des observateurs ont mis en garde contre une explosion sociale. Le gouverneur de la Banque centrale Marouen Abassi a déclaré lors d’une plénière au Parlement que la Tunisie n’avait pas connu une telle crise économique depuis 1962. 

Par ailleurs, le mouvement Echaâb (gauche) a annoncé qu’il allait porter plainte contre le chef du gouvernement et le ministre du Commerce Mohamed Boussaid, à la suite de l’augmentation du prix du sucre.

Sur sa page Facebook, le député Echaâb et président de la commission de lutte contre la corruption au Parlement, Badreddine Gammoudi, a expliqué que le Parlement avait approuvé, dans la loi des finances de 2021, une taxe sur le sucre de 0,100 dinar/kg. 

« Mais ce gouvernement, voulant rassurer le FMI, a décidé une augmentation de deux fois et demie ce qui lui a été autorisé par la loi », a-t-il écrit.

Le gouvernement envisage, toutefois, de supprimer progressivement les subventions sur les produits de première nécessité d’ici 2024. Elles seront remplacées par des aides « orientées » et versées directement aux « citoyens qui en ont réellement besoin ».

Malgré les circonstances sanitaires, Maroua et ses amis préfèrent désormais se retrouver entre eux, à leurs domiciles. « Une bière dans un pub est passée de 6 à 7 dinars [de 1,80 à 2,10 euros] en un an. À la maison au moins, on peut contrôler le budget d’une soirée. La vie sociale nous coûtera moins cher. »

Quant à Souraya et son mari, ils ont décidé, « après réflexion », d’inscrire leur fils aîné, qui entre à l’école primaire l’an prochain, dans une école publique (gratuite).

« On avait l’intention de l’inscrire dans une école privée, mais vu le coût de la vie, de plus en plus élevé, ce n’est plus possible ! L’école privée va me coûter 500 dinars par mois [150 euros], sans compter les autres frais. »

Dalila impute la responsabilité d’une telle situation aux politiques, qui ne pensent pas à la Tunisie selon elle. « Ils s’écharpent pour servir leurs intérêts et personne ne pense à ce pauvre peuple qui suffoque », s’emporte-t-elle. « Après, on se demande pourquoi les médecins quittent le pays et d’autres se jettent à l’eau [immigrent clandestinement] ! »

Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), plus de 12 000 migrants tunisiens sont arrivés sur les côtes italiennes en 2020, dans une hausse jamais observée depuis 2011. Le Conseil national de l’ordre des médecins de Tunisie rapporte quant à lui que 80 % de médecins fraîchement diplômés ont quitté le pays en 2020.

* Les noms ont été changés.

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