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Malgré la révolution, les ultras tunisiens sont toujours énervés contre le système    

L’avènement de la démocratie n’a pas atténué la haine qu’ils vouent au pouvoir et aux forces de l’ordre. Les supporteurs de foot les plus fervents de Tunisie se disent opprimés par les autorités
Un supporteur de l’Espérance sportive de Tunis, club mythique de la capitale, lors d’un match de quart de finale contre le Zamalek du Caire, à Tunis, le 6 mars 2020 (AFP)
Un supporteur de l’Espérance sportive de Tunis, club mythique de la capitale, lors d’un match de quart de finale contre le Zamalek du Caire, à Tunis, le 6 mars 2020 (AFP)
Par Fatima-Ezzahra Bendami à TUNIS, Tunisie

Bab Souika. Quartier populaire des faubourgs nord de la médina de Tunis. À une terrasse de café, des jeunes tirent à tour de rôle sur une chicha. Il fait froid. Il fait nuit. L’éclairage public défectueux donne à cette réunion d’amis un air de veillée funèbre. 

Ce sont des Zapatista, des supporteurs ultras, rattachés à l’Espérance sportive de Tunis (EST), club mythique de la capitale. Sous les réverbères éteints, leurs yeux brillent, parfois humides, lorsqu’ils parlent de leur équipe et des années passées à défendre ses couleurs.     

Bonnet sur la tête, qu’il passe son temps à réajuster, Mahmoud* est un gentil géant. C’est une masse, inerte ce soir-là, mais qui n’hésite pas à s’impliquer lorsque la confrontation tourne au pugilat. Il a une dent contre les forces de l’ordre, explique-t-il à Middle East Eye : « Pour une raison ou pour une autre, si le policier ne veut pas te laisser [entrer au stade], tu ne passes pas, c’est à leur guise. » 

« On nous dit qu’on a gagné la liberté [avec la révolution], mais rien du tout ! Dans un commissariat, tu peux toujours être frappé, maltraité. Si tu t’exprimes, tu peux aller en prison »

- Mahmoud, Zapatista (supporteur ultra de l’Espérance sportive de Tunis)

C’est peu dire que les policiers ont mauvaise réputation chez les ultras. Ils les considèrent comme des empêcheurs de tourner en rond : « On a 1 h 30 pour regarder un match, chanter, se défouler et déstresser », poursuit Mahmoud.

« Même cette petite heure et demie, [le policier] veut t’en priver… On nous dit qu’on a gagné la liberté [avec la révolution], mais rien du tout ! Dans un commissariat, tu peux toujours être frappé, maltraité. Si tu t’exprimes, tu peux aller en prison. » 

Résultat, les murs de Tunis sont couverts de tags anti-flics. Les quatre lettres du sigle ACAB (All cops are bastards), sont partout. 

« Cette haine dirigée contre la police, c’est la philosophie commune des mouvements ultras, nés à travers le monde au milieu des années 2000 », précise à Middle East Eye le journaliste sportif Mourad Zeghidi.

Mais en Tunisie, pendant la dictature, elle revêtait une dimension particulière, certainement plus politique qu’ailleurs, alimentée par l’aversion qu’inspirait à la jeunesse l’État policier de Ben Ali. 

C’est ce que confirme à MEE un capo (chef de secteur) d’un groupe ultra du Club Africain (CA), l’autre grande équipe de Tunis : « Avant la révolution, l’oppression que l’on vivait dans les quartiers, la violence de la police nous incitaient à aller au stade… Là-bas, on pouvait insulter les flics. » 

Les agents de l’État servaient de catalyseur lorsqu’il était encore impossible de s’en prendre directement à Ben Ali. 

Le mouvement ultra estime qu’il a été l’un des premiers à se soulever contre le régime. C’est une source de fierté, on le ressent chez le capo du CA : « Avant 2011, personne ne nous a soutenus. À chaque fois qu’on parlait d’ultras, de stade, on nous salissait, on nous traitait de criminels, de marginaux. » 

Les forces de sécurité tunisiennes lors du match de football du groupe B de la Ligue des champions d’Afrique, l’Espérance de Tunis contre le MC Alger, le 10 septembre 2011 à Tunis (AFP)
Les forces de sécurité tunisiennes lors du match de football du groupe B de la Ligue des champions d’Afrique, l’Espérance de Tunis contre le MC Alger, le 10 septembre 2011 à Tunis (AFP)

Retour à Bab Souika. Mahmoud et ses amis tiennent à peu près le même discours. En 2011, ces trentenaires étaient en âge de manifester, pourtant ils se sont contentés de défendre leur quartier des pillages.

Leur révolution à eux n’est pas celle qui figure dans les livres d’histoire. Elle a eu lieu plusieurs mois, plusieurs années avant. Lors d’événements mémorables au stade. Quand, chaque weekend, la colère dévalait les gradins en direction de la police. C’était alors une avalanche de sièges arrachés ou de slogans scandés contre la « République des flics », pour reprendre l’expression de Mourad Zeghidi. 

Le chef de secteur des Zapatista, qu’on surnomme ici « Yeux bleus », raconte ces années de lutte contre l’uniforme : « Les supporteurs n’en pouvaient plus de la répression de la police, à l’époque de Ben Ali. Elle touchait tous les supporteurs en général mais en particulier ceux de l’Espérance. En 2008, quand tu partais au stade, tu savais que ça pouvait se terminer en prison ». Au fil de son récit, son regard acier s’est embué. L’émotion reste intacte.  

Aujourd’hui encore, les ultras accusent les forces de l’ordre de violer leurs droits fondamentaux. « Avant et après la révolution », pas de différence, selon « Yeux bleus ». 

« Le stade est le seul espace de liberté, et même ça, ils ne veulent pas nous le laisser », dénonce Mahmoud, qui tacle au passage la classe politique post-révolution, accusée de vouloir faire taire les ultras et leurs slogans politiques. 

« Ceux qui ont pris le pouvoir tiennent beaucoup plus à leurs sièges. Les gens peuvent se bagarrer pour une place assise dans le bus, donc je te laisse imaginer dans quel état sont ceux qui ont attendu 25 ans pour obtenir des responsabilités. » La parabole est imparable.  

Persécutés, les ultras ? Le sentiment qui les anime est peut-être subjectif, les restrictions qui leur ont été imposées au lendemain de la révolution et qu’ils continuent de subir sont une réalité.

La relève est assurée

Les mineurs ne sont pas autorisés dans les stades ; la vente de billets pour les matchs est le plus souvent limitée ; des mesures de huis clos peuvent être appliquées pour sanctionner une équipe dont les supporteurs auraient été à l’origine de débordements.

Mais même si les très jeunes n’ont plus le droit d’aller au stade pour supporter leur équipe, la relève est assurée. Ils incarnent la génération post-révolution. Certains, la vingtaine ou moins, ont vécu plus longtemps en démocratie qu’en dictature.

Skander* et ses amis appartiennent à un groupe ultra de l’Espérance, les Blood and Gold. Ils nous ont donné l’autorisation, un peu exceptionnelle, d’assister à la fabrication des tifos (banderoles) qui seront brandis le jour suivant, lors du 101e anniversaire de l’EST. 

« Les policiers te provoquent et il y a une règle en physique qui dit que la pression aboutit à l’explosion. Quand tu m’opprimes, tu me conduis à l’explosion »

- Karim, membre des Blood and Gold, autre groupe d’ultras de l’EST

Entre la création de leur club et celle de leur faction, il y a un changement de siècle, une indépendance et une révolution. Rien que ça. Les Blood and Gold ont été fondés en 2005.

Dans le faubourg nord de la médina, dans le quartier d’El Halfaouine, on ne déroge pas aux problèmes d’éclairage public. Les ruelles serpentent dans l’obscurité, l’une d’elles mène à une impasse. Les Blood and Gold ont installé ici leur atelier de fabrication de tifos. Des lettres tracées à la peinture sèchent sur un grand drap blanc accroché au mur. 

Voilà ce qu’on peut y lire : « On restera fidèles à notre engagement, on écrit l’histoire avec le sang et on crée la gloire avec l’or ». Un autre est posé à même le sol. Autour, une dizaine de jeunes supporteurs surexcités virevoltent. Les corps ne tiennent pas en place, comme ce joint qui passe de main en main. 

Skander est le chef de secteur. « On fait des tifos mais la police nous les enlève alors qu’il nous faut deux semaines pour les préparer ! », se plaint-il.

« Il y a des gens qui ne dorment pas, qui sèchent les cours [pour les fabriquer], et on dépense des milliers de dinars. On n’a pas beaucoup de moyens. On n’a même pas de travail ! » 

Ces nouveaux ultras ont le même ennemi que ceux qui les ont précédés dans les stades, dix ans auparavant. 

Les stades, d’ailleurs, c’est désormais un lointain souvenir. Depuis plusieurs mois, les ultras n’ont plus accès au saint des saints pendant les matchs de championnat, à cause des problèmes de violence. Ils l’appellent la curva, avec leur vocabulaire inspiré du football italien. La curva, c’est le virage. Depuis qu’ils ont l’interdiction de s’y installer, beaucoup d’ultras ont tout simplement décidé de boycotter le stade. 

Un jeune Blood and Gold, Karim*, analyse la situation, façon Isaac Newton des tribunes : « Les policiers te provoquent et il y a une règle en physique qui dit que la pression aboutit à l’explosion. Quand tu m’opprimes, tu me conduis à l’explosion. » 

Les affrontements entre supporteurs, ou entre supporteurs et policiers, défraient régulièrement la chronique en Tunisie.

Le football tunisien, otage de la violence dans les stades
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Mais les restrictions imposées pour ramener le calme dans les stades, au lendemain de la révolution, ont fait une victime collatérale : l’ambiance. C’est ce qui explique aussi qu’on parle un peu moins des ultras tunisiens ces derniers temps et plus de leurs voisins algériens ou de leurs cousins marocains, plus télégéniques avec leurs tifos et leurs stades pleins à craquer. 

Lors d’un entretien accordé à MEE, Rami*, un Zapatista, confie : « Les ultras maghrébins nous ont dépassés pour le moment, nous avons beaucoup régressé depuis 2011. » 

Il s’en prend alors aux supporteurs marocains, qu’il accuse de ménager la monarchie, à contre-courant de l’image de rebelles qu’on leur prête souvent dans les médias, et notamment en Occident. 

Si Rami* brise le mythe, c’est peut-être aussi un peu par jalousie ou chauvinisme. « Oui, ils chantent. Parce qu’ils savent que les autorités ne vont pas arrêter tout le monde. Mais ils n’envoient pas de messages forts au régime. » 

En Tunisie, le mouvement ultra est aujourd’hui traversé par une peur eschatologique. Leur monde va-t-il disparaître ? « Les autorités veulent changer les stades », assure Rami*. « Elles veulent que ça devienne comme en Espagne, qu’on vienne pour regarder le match, applaudir et repartir. »

Public familial

C’est dans la rue que tout se passe maintenant. Pour assister à un « craquage » digne de ce nom (acmé des festivités organisées par les ultras lors d’un match), il fallait aller à Bab Souika, le 15 janvier, et y être précisément à 19 h 19. 

Le fief de l’Espérance s’est embrasé pour célébrer le 101e anniversaire du club, fondé en 1919. Il y avait alors des centaines de personnes, beaucoup de jeunes, quelques filles, deux ou trois mamans, un couteau, aussi, qui se baladait, lame dépliée, au bout d’une main d’adolescent.

L’œil hagard, certains semblaient ce jour-là dans un état second. La fête terminée, la soirée s’est poursuivie dans la médina où les Blood and Gold sont tombés nez à nez avec un groupe rival, des supporteurs de l’Espérance, mais venus de la banlieue de Tunis. 

Intimidations, course poursuite, un homme est sorti de chez lui furieux, un sabre à la main. L’arrivée d’une voiture de police a fini par calmer les esprits. En l’apercevant, les jeunes ultras se sont enfuis comme une volée de moineaux. 

Nabil a assisté à la scène par hasard. Il buvait son café tranquillement à côté. Il est désabusé. Ce policier travaille désormais à la préfecture, mais il a longtemps assuré le maintien de l’ordre au stade. Il en garde un très mauvais souvenir.

« C’est de la pourriture… [Les forces de l’ordre] sont fracassées. Elles reçoivent des pierres, des sièges. [Les ultras] ne veulent pas qu’elles les approchent. Avant, on était dans les tribunes avec eux. »       

Skander*, le chef des Blood and Gold, revient essoufflé. Il manque de s’étouffer au milieu de sa diatribe anti-establishment : « Et voilà, ce n’est que maintenant que les policiers arrivent. Ils savent que c’est un anniversaire et ils ne mobilisent qu’une seule voiture », déplore-t-il.

« Ils savent ce qu’ils font, ils attendent que les gens s’entretuent et ils viennent à la fin pour ramasser tout le monde. C’est ça leur système. C’est ce qu’ils font dans la rue mais aussi au stade, c’est la même chose. Les autorités contre le peuple. Pourquoi ils ferment le virage ? Les jeunes ont de l’énergie à dépenser, laissez-les dans les virages et protégez-les… » 

« [Au Maghreb,] la jeunesse trouve dans le football un espace pour exprimer, sous des formes innovantes, à travers des chants, des tifos, parfois de manière violente, son mal-être et l’absence de perspectives, la déception que lui inspire l’élite »

- Mahfoud Amara, Université du Qatar

Cette « énergie », c’est ce que Mahfoud Amara, professeur de sciences sociales et de management du sport à l’Université du Qatar, appelle « le sentiment de marginalisation et d’exclusion » qui mine beaucoup d’entre eux.

« [Au Maghreb,] la jeunesse trouve dans le football un espace pour exprimer, sous des formes innovantes, à travers des chants, des tifos, parfois de manière violente, son mal-être et l’absence de perspectives, la déception que lui inspire l’élite », détaille-t-il. 

Mais cela pourrait ne pas durer. Du côté de la Fédération tunisienne de football (FTF), il y a la volonté de changer l’ambiance dans les stades.

« Nous, comme fédération, nous devons être apolitiques », précise Amine Mougou, son porte-parole. « Donc les messages qui sont véhiculés par les ultras, on ne peut pas agir dessus. On intervient lorsqu’il y a de la violence. » 

La FTF aimerait pourtant transformer l’image du foot tunisien, ouvrir les tribunes à un autre public. « On veut avoir des stades pleins, des mineurs dans les gradins avec leurs parents, que ce soit une fête familiale. » 

Jusqu’à présent, il n’y a pas de véritable stratégie pour y parvenir. Et tant qu’il en sera ainsi, les revendications, les critiques d’une partie de la jeunesse, sa haine de la police aussi, continueront de résonner dans les stades tunisiens.    

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs. 

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