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Tunisie : les mariages mixtes, un coup de force contre les mentalités

Alors que la circulaire obligeant un non-musulman à se convertir à l’islam en cas de mariage avec une Tunisienne a été abolie il y a un an, en pratique, le certificat de conversion est toujours réclamé
Lorsque Fatma et Yong se sont présentés devant un huissier notaire pour se marier, celui-ci a répondu qu'aucun texte de loi ne lui était parvenu des autorités de tutelle pour annoncer l’annulation de la circulaire de 1973 (MEE)

TUNIS – L’information a fait beaucoup de bruit. Jeudi 16 août, le maire du Kram (nord de Tunis), Fathy Laâyouni, avocat ultraconservateur et membre d'Ennahdha (islamistes) a indiqué sur une radio privée avoir donné des instructions pour interdire tout mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman sauf si la conversion du futur époux à l’islam prouvé. 

Cette déclaration a suscité l’indignation des associations et de certains députés qui ont dénoncé une violation manifeste de la loi. Car le 14 septembre 2017, suite à un appel du président de la République Béji Caïd Essebsi (BCE) lors d’un discours prononcé le 13 août à l’occasion de la fête nationale de la femme, le gouvernement avait aboli la circulaire de 1973 interdisant le mariage des Tunisiennes de confession musulmane à des non-musulmans. Une circulaire pour laquelle des associations et des militants de la société civile étaient même allés jusqu’à déposer plainte auprès de la justice afin d’annuler la circulaire en question.

La porte-parole de la présidence de la République Saïda Garrach avait à cette occasion félicité la femme Tunisienne pour « sa liberté de choisir son conjoint ».

Avant l’annulation de la circulaire de 1973, l’union d’une Tunisienne avec un étranger non musulman ne pouvait donc se faire que si le mari se convertissait à l’islam. Pour cela, il devait se présenter devant le mufti de la République pour annoncer sa conversion. Un certificat était ensuite délivré. Cette conversion était jugée formelle et ne servait généralement qu’à faciliter les procédures d’un mariage mixte.

Problème : dans la réalité, il arrive que l’abolition de cette circulation ne soit pas prise en compte. Zeineb, la quarantaine, devait se marier le 8 juin avec un Italien. Mais elle a dû reporter son mariage après avoir accumulé les refus des huissiers notaires qui n’ont pas accepté de sceller son union avec un non-musulman.

« Imaginez, j’avais tout préparé pour mon mariage. J’avais même envoyé les invitations. Et puis le premier huissier notaire que j’ai contacté m’a annoncé qu’il ne pouvait pas me marier sans le certificat de conversion à l’islam de mon conjoint »

- Zeineb, jeune mariée

« Imaginez, j’avais tout préparé pour mon mariage. J’avais même envoyé les invitations. J’avais préparé tous les documents nécessaires. Et puis le premier huissier notaire que j’ai contacté m’a annoncé qu’il ne pouvait pas me marier sans le certificat de conversion à l’islam de mon conjoint », raconte-t-elle à Middle East Eye.

Zeineb a dû alors chercher un autre huissier notaire à Hammamet (nord-est) mais n’a récolté que des refus. « ‘’Je n’ai pas été informé de l’annulation de la circulaire’’, ou pire encore, ‘’C’est contre mes convictions’’ : voilà les réponses que m’ont donné tous les huissiers notaires ! »

Désespérée, la future mariée s’est adressée à l'Association tunisienne de soutien des minorités (ATSM) dans une vidéo pour exposer son problème.

L’ATSM a réagi en publiant un communiqué dénonçant les agissements des huissiers qui refusent d’appliquer la loi. Elle a également appelé le ministère de la Justice à intervenir, ajoutant que d’autres cas avaient été enregistrés.

Selon l’avocat Abdelslem Besbes, aucune plainte ne peut être déposée contre un huissier notaire qui refuse de marier un couple. « Un huissier notaire est un métier libéral. Il a le droit de prendre en charge un client ou de le refuser. Cela dit, la circulaire de 1973 n’a pas lieu d’être, car elle est contradictoire avec la Constitution de 2014 et même avec celle de 1959. À l’époque, les mentalités étaient conservatrices. Aujourd’hui, elles le sont un peu moins mais certains peuvent considérer le mariage d’une musulmane à un non-musulman comme de l’apostasie », explique-t-il à MEE.

« C’est contre mes convictions »

À Tunis, MEE rencontré Fatma, 29 ans, enseignante dans une école primaire. 

En mai, elle a épousé un Sud-Coréen et a dû présenter le fameux certificat de conversion à l’islam de son mari. « Nous sommes allés voir le mufti une semaine avant le mariage. Il a fait une leçon d’une heure à mon mari, sur notre religion, et nous avons reçu notre attestation juste après. » 

MEE a contacté l’huissier notaire qui a marié Fatma à Yong pour se renseigner, au nom d’une future mariée, sur les papiers à fournir afin d’épouser un étranger non-musulman.

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Parmi les documents demandés, l’huissier notaire n’a pas manqué de mentionner le certificat de conversion à l’islam. Selon lui, « aucun texte de loi ne lui est parvenu des autorités de tutelle pour annoncer l’annulation de la circulaire de 1973 ».

Cela dit, pour lui, le texte de loi importerait peu. « Même si vous acceptez de vous marier à un non-musulman, moi je ne l’accepte pas. C’est contre mes convictions. Et vous obtiendrez la même réponse de la part de la plupart de mes collègues » a-t-il renchéri.

Fatma a par ailleurs confié que son mari s’était réellement reconverti. « Il est maintenant en train de lire le Coran et d’approfondir ses connaissances de l’islam ».

« Béji Caïd Essebsi nous fait revenir à un débat clos depuis les années 1950 ! »

- Kamel Ben Mansour, président du conseil scientifique du comité des huissiers notaires

Kamel Ben Mansour, président du conseil scientifique du comité des huissiers notaires, précise à MEE que le texte provenant du ministère de la Justice annulant la circulaire de 1973 a été seulement envoyé aux juges et aux officiers d’état civil dans les mairies. « Les huissiers notaires n’ont pas été mentionnés dans cette nouvelle circulaire », déplore-t-il.

« Et puis cette annulation n’a aucun sens. Juridiquement, la circulaire de 1973 est venue mettre fin à une controverse des années 1950. À l’époque de l’ancien président Habib Bourguiba, l’article 5 du Code du statut personnel était en contradiction avec les conventions internationales relatives aux droits de la femme. »

La nouvelle Constitution, adoptée en janvier 2014, a inscrit l'égalité entre hommes et femmes et introduit un objectif de parité dans les assemblées élues (AFP)

Adopté en 1956, le Code du statut personnel, favorable à l’égalité entre l’homme et la femme, a notamment aboli polygamie et répudiation et créé une procédure judiciaire pour le divorce, a fait de la Tunisie un pays pionnier en matière d’émancipation féminine dans le monde arabe. 

Cet article 5 stipule que « les deux futurs époux ne doivent pas se trouver dans l'un des cas d'empêchements prévus ». Comprendre : le fait que le mari ne soit pas un musulman. Or les conventions internationales ratifiées par la Tunisie préconisent que la femme ait la liberté de choisir son mari.

« La circulaire de 1973 a été émise en tant que texte explicatif [il n’y a pas d’empêchement si le mari se convertit] pour trancher dans cette affaire et mettre fin à la discorde à cette époque-là. Aujourd’hui, Béji Caïd Essebsi nous fait revenir à un débat clos depuis les années 1950 ! »

« Une simple formalité »

En Tunisie, le mariage reconnu par la loi est le mariage civil, qui peut être conclu chez un huissier notaire ou à la mairie.

Tasnim (à sa demande, le nom a été changé), 33 ans, cadre dans une organisation internationale, a épousé en juillet un Français à la mairie de de La Marsa (nord de Tunis). « Le plus dur, c’était d’obtenir le ‘’certificat de capacité à mariage’’ [papier délivré par le consulat] de mon mari », raconte-t-elle à MEE. « À cause des retards, on a dû reporter notre mariage prévu l’an dernier ! »

Tasnim, qui vit entre Tunis et Oxford où habite son mari, a quand même présenté le certificat de conversion à l’islam, sans que personne à la mairie ne le lui demande.

« C’est une simple formalité qui ne prend pas de temps. On a eu le document dans la journée. Je sais très bien que la circulaire de 1973 a été annulée et on ne m’a pas demandé ce papier à la maire, mais je veux éviter les allers-retours pour des papiers administratifs. On ne sait jamais ! Mon mariage a été déjà reporté une fois, je ne veux pas revivre la même chose pour un bout de papier », explique-t-elle. 

« Mon mariage a été déjà reporté une fois, je ne veux pas revivre la même chose pour un bout de papier »

- Tasnim, jeune mariée

Contrairement à Tasnim et Fatma, Yosr et son mari néerlandais ont choisi de se marier aux Pays-Bas. « Là-bas, c’est plus rapide et plus simple. On peut obtenir une date à la mairie dans la semaine. Après le mariage, j’ai envoyé tous les documents à l’ambassade de Tunisie aux Pays-Bas. Ils se chargent de prévenir les autorités tunisiennes. »

Yosr, 36 ans, assure qu’aucun document attestant la conversion de son mari à l’islam ne lui a été demandé. 

Après près de trois mois de recherche, Zeineb a finalement réussi à débloquer la situation. Un huissier notaire à Nabeul, ville voisine de Hammamet, a accepté de les marier sans le certificat de conversion à l’islam. Elle a célébré ses noces le samedi 11 août.

En Tunisie, la question des libertés individuelles divise encore. Le jour où il a appelé à annuler la circulaire de 1973, le président de la République a aussi annoncé la création de la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (COLIBE). 

Bochra Belhaj Hmida, présidente de la la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (COLIBE) (AFP)

Sa mission : présenter des propositions et des réformes liées aux libertés et à l’égalité conformément à la Constitution de 2014 et les conventions internationales des droits de l’homme. Le rapport de la COLIBE a été publié début juin 2018. 

Depuis, pendant que les progressistes et modernistes approuvent les réformes présentées dans le rapport, les conservateurs estiment que ces réformes sont une offense aux préceptes de l’islam et du Coran.

Le rapport de la COLIBE recommande notamment l’annulation de la circulaire de 1981 ordonnant la fermeture des restaurants et des cafés pendant le Ramadan, préconise l’égalité homme-femme dans l’héritage, l’incrimination de l’incitation au suicide ou encore l’abolition de la criminalisation des pratiques homosexuelles.

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Lundi 13 août 2018, le président de la République a d’ailleurs annoncé qu’un projet de loi relatif à l’égalité dans l’héritage sera soumis au Parlement. Selon la nouvelle loi, le testateur aura le choix entre la loi, ou la religion (la loi de la charia).

Une marche anti-COLIBE a été organisée par la coordination nationale pour la défense du Coran samedi 11 août et a rassemblé près de 6 000 personnes, ramenés de différentes régions du pays par bus.

Selon les manifestants, le contenu du rapport de la COLIBE est contraire aux préceptes de l’islam et à l’identité tunisienne. Au milieu des pancartes appelant à lutter contre la corruption ou la dépréciation du dinar au lieu de s’attarder sur la question des libertés, des protestataires ont brandi le Coran.

Des milliers de personnes ont manifesté le 11 août à Tunis contre l'égalité entre hommes et femmes au moment de l'héritage, la dépénalisation de l'homosexualité et d'autres réformes sociétales proposées par une commission présidentielle (AFP)

Pourtant – et contrairement à ce qui a été dit dans les médias et certaines mosquées, ou écrit dans les réseaux sociaux – le rapport ne recommande dans aucune des 235 pages qu’il contient l’annulation la circoncision des garçons, ni même l’autorisation du mariage homosexuel. En revanche, il propose bien l’abolition du test anal pour les personnes accusées « d’homosexualité ».

Quant aux membres de la COLIBE, ils font l’objet d’une campagne de dénigrement, accusés d’être des « mécréants » voire même menacés.

Dans cette cacophonie, le mouvement islamoconservateur Ennahdha ne s’est pas prononcé officiellement. Mais son chef Rached Ghannouchi a remis au président Essebsi un rapport comportant l’avis du parti, une commission du parti s’étant réunie pour étudier les recommandations de la COLIBE. 

L’après-midi du 13 août, pour fêter la journée de la femme et en réponse aux détracteurs de la COLIBE, un rassemblement a été organisé à Tunis par les progressistes, conduits par l’Association des femmes démocrates. Plusieurs manifestants ont scandé des slogans soutenant la COLIBE et l’initiative de BCE, pour « défendre le modernisme » et « un nouveau pas en faveur de la femme tunisienne ». Le rouge du drapeau tunisien se mêlait à la foule.

Kerim Bouzouita, membre de la COLIBE a posté une photo de ce rassemblement en commentant : « Que vous soyez 10, 100, 1 000 ou 10 000… Nous, c’est toute la Tunisie ».

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