« Un désastre » : le nouveau barrage de la Turquie va submerger des milliers d’années d’histoire
Des milliers de personnes seront déplacées et leurs moyens de subsistance menacés. Certains des plus précieux trésors archéologiques du monde seront définitivement perdus. En Irak, les graves problèmes de pénurie d’eau vont encore s’aggraver.
Après des années de retards et, selon la rumeur, d’importants dépassements de budget, les ingénieurs achèveront prochainement les travaux du barrage d’Ilısu, dans le sud-est de la Turquie, à une courte distance de la frontière méridionale du pays avec l’Irak et la Syrie, et commenceront à remplir un réservoir de 400 km de long s’étendant le long du Tigre.
Les habitants de la zone, principalement des citoyens kurdes de Turquie, et ceux qui vivent de l’autre côté de la frontière, en particulier en Irak, observent la situation et attendent avec anxiété.
Le barrage d’Ilısu, d’une puissance de 1 200 mégawatts, large de près de deux kilomètres et d’une hauteur de 130 mètres, est une pièce maîtresse de ce qui est connu en turc sous le nom Güneydoğu Anadolu Projesi (GAP), ou projet d’Anatolie du sud-est.
Ankara affirme que le barrage est essentiel pour permettre le développement de l’une des régions les plus pauvres de Turquie. Il fournira de l’électricité pour les ménages, l’agriculture et l’industrie et créera des milliers d’emplois indispensables.
Dans un communiqué, le ministère turc des Affaires étrangères fait également état d’avantages pour l’environnement, notamment l’augmentation des réserves d’énergie propre et la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre.
De plus, il assure que les militants ont exagéré le nombre de villages et d’habitants qui seront touchés par le projet.
Les responsables turcs ont également cherché à répondre aux préoccupations concernant l’impact du barrage sur l’approvisionnement en eau de l’Irak.
En juin et octobre dernier, des responsables avaient déclaré que les projets concernant le remplissage du réservoir avaient été retardés en réponse aux préoccupations exprimées par l’Irak.
Mais beaucoup s’inquiètent encore vivement.
« L’ensemble du projet est un tel désastre, c’est si terrible », confie à Middle East Eye Ulrich Eichelmann, PDG de Riverwatch, une ONG basée à Vienne qui participe depuis de nombreuses années à une campagne internationale contre le projet d’Ilısu.
« Dans le sud-est de la Turquie, il submergera des milliers d’années d’histoire et en Irak, il menace des régions telles que les marais du sud du pays, l’un des plus grands sites culturels et écologiques de la planète. »
« C’est incroyable de penser que cela se produit au XXIe siècle. »
Des sites antiques sous l’eau
La ville de Hasankeyf, à environ 80 kilomètres en amont du barrage d’Ilısu, a 12 000 ans et est l’une des plus anciennes colonies du monde, toujours habitée, jadis étape sur la célèbre route de la soie.
Une fois le réservoir du barrage rempli, une grande partie de Hasankeyf, ainsi que certains de ses monuments antiques et des grottes néolithiques creusées dans les rives du Tigre, se retrouveront engloutis sous plus de 30 mètres d’eau.
D’autres villages et colonies le long du fleuve risquent de disparaître.
Les 3 000 habitants de Hasankeyf sont invités à s’installer dans de nouvelles maisons construites au-dessus de la ville existante. De nombreux habitants s’y opposent, affirmant que non seulement leur maison, mais des revenus tributaires du tourisme disparaîtraient.
« Les personnes qui n’ont pas de passé ne peuvent pas déterminer leur avenir », a déclaré l’an dernier un membre local du groupe de campagne de l’initiative Save Hasankeyf à DW, le média allemand.
« Ils ne détruisent pas seulement notre passé, mais également notre avenir en nous privant de cette source de revenus et de ce patrimoine. »
Les autorités turques sont en désaccord, affirmant que le réservoir attirera de nouveaux touristes dans la région, parmi lesquels des plongeurs désireux d’explorer les ruines submergées.
Ils ont également relogé plusieurs bâtiments et monuments historiques. Plus tôt ce mois-ci, des travaux ont débuté pour déplacer la dernière section de la mosquée Eyyubi, construite il y a 600 ans, dans un nouveau parc culturel de Hasankeyf au-dessus du niveau de l’eau.
John MacGinnis, archéologue basé au British Museum de Londres, faisait partie d’une équipe internationale qui a travaillé pendant de nombreuses années sur les fouilles archéologiques de Ziyaret Tepe, à environ 160 kilomètres en amont du barrage d’Ilısu.
« D’un point de vue archéologique, ce qui se passe est un désastre »
- John MacGinnis, archéologue
La majeure partie du site de Ziyaret Tepe, autrefois connu sous le nom de Tushan, sera inondée lors du remplissage du réservoir d’Ilısu.
Dans l’antiquité – il y a 2 800 ans – la colonie était une capitale provinciale de l’empire assyrien, un royaume centré sur le dénommé « croissant fertile » entre le Tigre et l’Euphrate et le plus grand empire que le monde ait jamais connu à l’époque.
« Toute cette zone fait partie d’une région où la civilisation est née et où il y a tellement de sites à explorer et autant de matériaux à analyser et à mettre au jour », souligne MacGinnis.
« Le problème, c’est qu’une grande partie des travaux de construction assyriens était faite d’argile et de boue – qui ne survivront pas sous l’eau et seront perdus à jamais. D’un point de vue archéologique, ce qui se passe est un désastre. »
Crise monétaire
La région autour d’Ilısu et de son réservoir s’est militarisée. Des rumeurs circulent, selon lesquelles le gouvernement aurait l’intention de se servir du barrage afin d’exercer un contrôle accru sur la population locale, principalement kurde.
Par le passé, le président Recep Tayyip Erdoğan a accusé des opposants à des projets de construction de barrages de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation interdite que la Turquie considère comme terroriste.
Depuis le début des travaux sur le projet Ilısu en 2006, celui-ci est également sujet à controverse et à des retards considérables.
Des gouvernements étrangers ont refusé des crédits à l’exportation. En 2009, des entreprises étrangères se sont retirées du projet en raison du non-respect par la Turquie de divers critères contractuels en matière d’environnement et autres, et de la pression exercée par des ONG locales et internationales.
Les banques étrangères ayant refusé de soutenir le projet, le gouvernement a fait pression sur les banques turques pour qu’elles apportent des fonds.
Une crise sur le marché financier turc plus tôt cette année, avec la chute de la valeur de la lire, a entraîné des retards et des dépassements de coûts pour un certain nombre de projets gigantesques et prestigieux entrepris par le gouvernement d’Erdoğan.
Le coût du barrage d’Ilısu est officiellement évalué à 1,5 milliard de dollars, bien que des observateurs estiment que la facture finale pourrait être considérablement plus élevée. Ses détracteurs se plaignent de l’absence de transparence concernant le financement du projet et la manière dont les différents contrats ont été attribués.
« Puissance hydro-hégémonique »
L’année dernière, en plein milieu de la pire sécheresse qu’a connue l’Irak depuis 80 ans, les niveaux d’eau du Tigre en Irak, en aval du barrage d’Ilısu, ont atteint des gouffres sans précédent.
Pour la première fois de mémoire d’homme, les habitants de Bagdad ont découvert qu’ils pouvaient traverser la rivière à pied. Les niveaux de l’eau sur l’Euphrate ont également chuté de façon spectaculaire.
Une grave crise de l’eau s’est développée, l’agriculture dans le sud de l’Irak étant particulièrement touchée.
À eux deux, le Tigre et l’Euphrate fournissent plus de 90 % de l’eau en Irak. La pollution des deux fleuves augmente à mesure que les pesticides et les engrais utilisés dans les projets d’irrigation en Turquie et en Irak refluent dans le réseau hydrographique.
L’Irak n’a pas tardé à reprocher à la Turquie ses problèmes d’eau estivaux.
Chez les universitaires qui écrivent sur les conflits transfrontaliers liés à l’eau, la Turquie sert d’exemple de « puissance hydro-hégémonique », citant le projet GAP comme « exemple parfait » de « grande infrastructure permettant de capturer des ressources et de modifier de manière significative la nature de la rivalité concernant l’eau au profit du constructeur ».
Les responsables turcs ont toutefois souligné qu’ils souhaitaient s’assurer que l’eau soit partagée de manière « équitable, raisonnable et optimale ».
Ils soutiennent également que le barrage permettra de gérer et de contrôler le débit de l’eau de manière à ce que cela profite à la fois à la Turquie et à ses voisins.
Au cours de l’été, des responsables turcs ont déclaré que le gouvernement avait accepté de reporter le remplissage du barrage d’Ilısuen réponse aux préoccupations de l’Irak.
Fatih Yildiz, ambassadeur d’Ankara à Bagdad, a déclaré que la décision avait été prise par Erdoğan lui-même.
« À partir de ce moment, les eaux du Tigre sont transférées en Irak sans en toucher une goutte à Ilısu », a écrit Yildiz sur Twitter.
Mais les hydrologues soulignent qu’il s’agissait d’un geste vide de sens à maints égards : pendant les mois d’été, lorsque l’annonce a été faite, peu d’eau était disponible pour le remplissage.
À LIRE ► Hasankeyf, la ville de 12 000 ans que la Turquie veut engloutir
La Turquie ne devrait probablement commencer ses activités à Ilısu qu’après la fonte des neiges, au printemps, à la source du Tigre.
La cause de la sécheresse en Irak et du niveau excessivement bas du Tigre n’est pas imputable exclusivement au barrage d’Ilısu.
L’Iran a également construit un certain nombre de barrages sur des affluents qui se jettent dans le Tigre, détournant de l’eau pour ses propres projets agricoles.
L’Irak s’inquiète plus particulièrement de la construction en Iran du barrage à grande échelle de Daryan.
L’Irak est en guerre ou sous le coup de sanctions économiques paralysantes depuis près de 30 ans. Il est encore en train de se rétablir après avoir vu environ un tiers de son territoire, y compris le barrage de Mossoul, envahi en 2014 par des combattants du groupe État islamique (EI), en retrait depuis l’an dernier, mais qui continuent de menacer la sécurité.
Une grande partie de ses infrastructures, y compris les systèmes d’approvisionnement en eau, ont été détruites. La corruption et une mauvaise gestion chronique ont également contribué aux pénuries d’eau.
Le changement climatique pourrait rendre les barrages inutiles
Avec la perspective du changement climatique, toute la région risque d’être confrontée à un avenir dans lequel les températures vont probablement grimper et les précipitations diminuer, ce qui entraînera de nouvelles baisses du niveau des rivières.
L’Irak est considéré comme le pays du Moyen-Orient le plus vulnérable au changement climatique.
Une grande partie du sud du pays est déjà en train de s’assécher, notamment les célèbres marais autour de Bassora, qui abritent une civilisation unique et un site du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’augmentation de la salinité empoisonne les réseaux hydrographiques et les terres.
Les changements climatiques pourraient également avoir de graves conséquences sur le barrage d’Ilısu et sur l’ensemble du projet GAP en Turquie.
« Les barrages sont construits sur la base de certaines projections concernant les débits d’eau et les précipitations dans leurs bassins versants », explique un climatologue qui a souhaité rester anonyme en raison des sensibilités inhérentes aux recherches dans la région.
« Et si les chutes de neige diminuaient dans les montagnes du Taurus et du Zagros en Turquie, lesquelles alimentent les niveaux d’eau dans l’Euphrate et le Tigre ? Et si la température continue d’augmenter et que l’évaporation dans les réservoirs s’accélère ? »
« Alors, tous les bâtiments du barrage, les inondations de terres, les déplacements de population et la submersion de civilisations antiques – cela aura en grande partie été vain. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].