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Un Syrien raconte ses quatorze mois au purgatoire

Des dizaines de milliers de Syriens disparus cessent pratiquement d’exister, croupissant dans les prisons gouvernementales
Des dizaines de milliers de Syriens croupissent dans les prisons du régime (AFP).

Le conflit syrien qui va s’éternisant a de terrible conséquences, non seulement en termes de vies humaines, de maisons détruites, et de millions de déplacés, mais aussi pour ces dizaines de milliers de personnes qui ont disparu.

Aucun chiffre précis n’est connu et les données officielles du gouvernement sont largement considérées comme inexactes, dans la mesure où la vaste majorité de ceux qui sont emprisonnés ne sont pas répertoriés, croupissant dans les méandres procéduraux des nombreuses agences de renseignement du pays. Ils cessent pratiquement d’exister, errant dans les limbes jusqu’au jour où ils sortent enfin et racontent leur histoire.

J’ai parlé récemment à l’une de ces âmes perdues, qui est comme revenue à la vie : Thaer, un jeune syrien qui a été arrêté et « disparu » l’été dernier dans la foulée de manifestations d’étudiants dans la ville d’Alep. Il m’a raconté son histoire, comment lui et ses amis ont craint le pire, conscients des récits d’horreurs sortant des fameuses prisons du régime syrien. Comment ils ont été surpris de découvrir que certaines choses étaient amplement exagérées, alors que d’autres étaient méconnues.

« C’est étrange, a-t-il raconté. Après un certain temps, nous n’avions plus peur des gardiens ou des interrogatoires, qui étaient assez peu nombreux – juste à notre arrivée puis seulement tous les deux ou trois mois. Nous sommes même devenus amis avec certains gardiens, au fil du temps. Nos pires ennemis étaient l’ennui et la dépression, comment passer le temps, et la maladie aussi. C’était notre plus grande peur, spécialement la diarrhée et la gale. La clé pour survivre à cette épreuve était de garder le moral, de garder l’espoir, de ne pas penser à sa famille, à qui l’on n’était pas autorisé à parler, que l’on ne pouvait pas voir, et qui ne savait pas où on se trouvait, ce qu’il nous arrivait. Ma famille n’a même pas su si j’étais vivant ou mort avant plusieurs mois, ensuite ils ont pu m’envoyer un peu d’argent, grâce à Dieu. Si vous aviez une dépression nerveuse, ils vous emmenaient dehors et vous battaient jusqu’à ce que vous vous calmiez – c’est comme ça qu’ils gèrent ces crises, et c’est pourquoi nous avions appris à tout faire pour les éviter. »

« Comment pouviez-vous les éviter, que faisiez-vous pour ça ? », lui ai-je demandé. « Et bien nous jouions aux cartes ou aux dames, ou simplement nous faisions les mots croisés ou les Sudoku des journaux d’Etat qui étaient parfois autorisés. C’est comme cela que nous avions des informations, comme il n’y avait pas la télévision. Nous avions aussi des nouvelles par les nouveaux prisonniers. Mais pour faire passer le temps, nous parlions, principalement. »

J’interrogé Thaer sur ses conditions de vie : la nourriture était-elle correcte ? Avaient-ils des médicaments, un accès aux sanitaires et à l’eau potable ? Comment étaient-ils traités ? « Lorsque nous étions à Alep, la nourriture était excellente. Nous avions de la chance car elle était fournie par l’association caritative du Service jésuite aux réfugiés (JRS). Nous avions droit à deux douches par semaine. J’ai même eu de l’eau chaude deux fois par mois l’hiver dernier. Le JRS nous a également fourni des draps et des coussins propres, ceux de la cellule étant crasseux. Nous avions des médicaments mais il s’agissait principalement d’antibiotiques, d’anti-diarrhéiques ou de médicaments contre la gale. Les personnes malades qui avaient besoin de médicaments spécifiques devaient compter sur les associations de charité. La situation alimentaire a empiré lorsque nous avons été transférés à Tartous, mais l’aspect positif était que nous pouvions alors demander aux gardes de nous acheter des choses à l’extérieur, au prix fort bien sûr.

Prières collectives

Etonnamment, Thaer ajoute : « Vous savez, à Alep, ils nous autorisaient même à tenir des prières collectives dans les cellules, ils ne disaient rien. Certains d’entre nous ont même jeûné pendant Ramadan. Mais quand ils nous ont déplacés à Tartous et plus tard à Damas, nous priions seulement tout seuls.

J’ai voulu savoir comment ils étaient détenus, en isolement ou en cellules normales ? « Habituellement, nous étions dans une cellule qui ne faisait qu’environ deux mètres et demi sur moins de deux. Elle contenait jusqu’à six personnes. Nous nous organisions à tour de rôle, tandis que certains restaient debout, d’autres s’asseyaient ou s’allongeaient. Mais c’était beaucoup mieux que les grandes cellules, celles-là étaient terribles. Jusqu’à cent soixante personnes pouvaient être entassées là-dedans. C’était horrible. »

Thaer poursuit en expliquant le problème chronique de la surpopulation carcérale et d’une bureaucratie bornée qui fait croupir des mois durant  des milliers de personnes innocentes ou accusées de crimes mineurs : « Même les gardes et les soldats en avaient marre, ils étaient tout autant prisonniers que nous. En service actif, ils étaient là presque toute la journée, et parfois ne rentraient pas chez eux pendant des mois. Ils nous disaient en avoir assez du fardeau de devoir surveiller des centaines de prisonniers qui n’avaient rien fait, mais ils jetaient la faute sur les officiers qui cherchaient à apparaître comme s’ils faisaient vraiment quelque chose et combattaient le terrorisme. Bien sûr, ceux qui représentaient un danger pour le régime, comme les personnes armées ou celles qui avaient aidé les rebelles, étaient détenus ailleurs. Ils étaient traités différemment, très mal. Nous entendions leurs cris parfois, mais nous n’étions pas autorisés à les voir ni à leur parler. »   

Incompétents et brutaux

Commentant sur le piètre état de l’appareil sécuritaire syrien, Thaer ajoute : « Même après toutes ces années de guerre, ils n’ont rien appris. Il [le conflit] n’aurait jamais été si loin s’ils n’avaient pas été aussi incompétents et brutaux dans leur manière de traiter les gens. Un type d’Alep était avec nous pendant huit mois – son seul crime était qu’il avait le même nom que celui d’un rebelle recherché. D’autres étaient capturés et arrêtés simplement parce que leur domicile ou leur ville natale était une zone ou un quartier contrôlés par les rebelles. Ils étaient là pour des mois avant d’être relâchés parce qu’il y avait trop de prisonniers à traiter. C’est stupide à ce point. Le système entier est schizophrène. Un officier en charge des interrogatoires à Damas venait d’Idlib et un de ses frères était un commandant rebelle ! Les soldats nous disaient en blaguant comment parfois le nom de son frère était mentionné par les personnes qu’il interrogeait ! »

Thaer me dit comment ils arrêtaient aussi facilement certains des leurs : « Beaucoup de soldats du régime étaient emprisonnés pour des raisons diverses. L’un d’entre eux, qui servait dans les FDN [Forces de défense nationale syriennes], était accusé de vendre des munitions aux rebelles sur la ligne de front. Il avait un peu plus de marge de manœuvre que les autres détenus, mais lorsqu’ils l’ont pris trafiquant et vendant des cigarettes aux autres détenus (fumer est strictement interdit), il a eu droit à un vilain passage à tabac. »

J’ai demandé à Thaer comment il avait finalement été libéré : « Après quatorze mois, l’officier en charge de notre cas à Damas nous a fait signer des aveux selon lesquels nous avions participe à une manifestation. ‘’Nous ne pouvons vous laisser sortir qu’à condition que nous ayons les papiers justifiant pourquoi nous vous avons détenus au départ. J’ai mis le crime le moins grave pour vous’’, nous a-t-il dit. Donc nous avons signé et nous avons été remis à un procureur du ministère public ayant compétence en matière civile. Il a examiné notre cas et a ensuite classé l’affaire. Il a réalisé que les charges pesant contre nous étaient futiles et que nous avions déjà passé beaucoup de temps en détention. Il avait eu des milliers de cas comme les nôtres. Nous étions dehors, libres, deux jours plus tard. »

J’ai questionné Thaer sur ces projets d’avenir : « Et bien, le dernier officier nous a donné le sermon patriotique habituel, il nous a dit de retourner dans nos universités et de trouver de bons boulots, que notre pays avait besoin de personnes éduquées comme nous dans le futur. Mais je ne vois aucun futur pour moi dans mon pays, pas après la façon dont il m’a traité. »

Thaer est depuis lors parti au Liban et, de là, il ira à l’étranger, en Europe, poursuivre ses études. Il ne compte pas retourner en Syrie lorsqu’il aura terminé. Le conflit syrien a brisé tout espoir en lui, semble-t-il, comme beaucoup d’autres comme lui, la génération syrienne perdue, jeunes et vieux. 

- Edward Dark est le correspondant de MEE à Alep. Il écrit sous un pseudonyme.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Article traduit de l’anglais (original).

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