« Une grande et longue guerre » : les habitants de Tripoli se préparent au pire à l’approche des forces de Haftar
Alors que les combats entre les forces loyales aux gouvernements libyens rivaux font rage dans la banlieue de Tripoli, les habitants de la capitale craignent la sombre perspective d’une longue guerre sanglante.
« La vie continue et la situation est étonnamment normale dans la capitale », écrit Salim, 35 ans, dans un message envoyé depuis un restaurant du centre-ville.
Il y a une semaine à peine, il a été contraint de fuir son domicile sur la route de l’aéroport de Tripoli, après des bombardements dans le cadre des combats entre l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par le maréchal Khalifa Haftar et le gouvernement libyen basé à l’est, et les forces du Gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli et soutenu par l’ONU.
Jeudi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé que 205 personnes, dont 18 civils, avaient été tuées au cours des deux semaines de combats à l’extérieur de Tripoli et que plus de 16 000 personnes avaient déjà fui la capitale.
Vivant aujourd’hui avec des membres de sa famille élargie dans le centre-ville de Tripoli, Salim envisage d’essayer de quitter la Libye. Mais sa famille est nombreuse et faire sortir tout le monde et payer le loyer d’un logement, par exemple en Tunisie, est une option coûteuse, au-delà des moyens financiers de la plupart des civils.
« Je suis extrêmement fatigué de vivre comme ça, d’être toujours dans une situation très difficile et d’avoir peur de la guerre »
- Salim, résident de Tripoli
« Je ne sais pas ce qui va se passer mais je m’attends à une grande et longue guerre, c’est pourquoi je pense sérieusement à quitter la Libye », explique Salim.
« Je suis extrêmement fatigué de vivre comme ça, d’être toujours dans une situation très difficile et d’avoir peur de la guerre. »
La normalité est depuis longtemps un terme très flou en Libye. Même dans la capitale, les affrontements réguliers entre milices s’accompagnent depuis des années de graves pénuries d’argent liquide et d’électricité, ainsi que d’un coût de la vie élevé.
Les civils ne sont pas les seuls à s’adapter aux menaces actuelles. L’aéroport Mitiga de Tripoli a rouvert après avoir été bombardé par l’ANL, lors d’une attaque qui a frappé un avion militaire sur la piste, selon une source de l’aéroport.
Toutefois, les vols n’opèrent actuellement que de nuit, lorsque les avions de combat de l’ANL sont incapables de mener de nouvelles frappes aériennes.
« C’est peut-être parce que leurs avions et leurs pilotes sont vieux, mais l’ANL ne semble pas capable de bombarder la nuit, c’est donc à ce moment-là que nous effectuons nos vols civils », a expliqué la source de l’aéroport à MEE. Les forces du GUN ont abattu dimanche un avion de guerre de l’ANL dans le sud de Tripoli.
Craignant de nouvelles frappes aériennes sur Mitiga, de nombreux civils tripolitains préfèrent rejoindre la Tunisie voisine par voie terrestre, sur une route actuellement non affectée par le conflit.
Les forces de l’ANL sont actuellement assez éloignées du centre-ville de Tripoli, lequel est situé à environ 20-25 km de leur position la plus proche. Cependant, l’impact des combats se rapproche progressivement des quartiers les plus peuplés de la capitale. Lundi, cinq obus tirés par des forces non-identifiées sont tombés sur le district d’Abou Salim, blessant un civil, selon la chaîne de télévision Libya al-Ahrar.
« Les combats se déroulent principalement à Wadi al-Rabea, à Tripoli dans les banlieues d’Ain Zara et Qasar Ben Gasheer et sur la route de l’aéroport », détaille Mohamed, un autre habitant de la capitale. Il ajoute que c’est à Wadi al-Rabea et Ain Zara qu’ont eu lieu récemment les combats les plus intenses.
« L’ANL se concentre sur les régions du sud et du sud-est de Tripoli, avec de nombreux combattants venant de la région de Tarhounah. Il semble que Haftar prévoit d’essayer de couper la route entre Tripoli et Misrata, laquelle constitue un lien d’approvisionnement vital pour les armes et les combattants », indique-t-il.
Des sources de l’ANL ont déclaré à The Arab Weekly qu’il s’agissait d’une stratégie visant à attirer les forces du GUN dans des zones non résidentielles afin d’éviter une guerre longue et destructrice dans la capitale.
Cependant, dans la mesure où Misrata aurait déjà envoyé des centaines de soldats sur les lignes de front de Tripoli, Mohamed prédit que les combats dans les banlieues se muent déjà en une bataille majeure.
La menace de guerre reste terrifiante même dans les quartiers de la capitale qui n’ont pas encore été très touchés.
« C’est une grande guerre qui se déroule dans les banlieues sud-est de Tripoli. Nous sommes en sécurité pour le moment car les combats sont encore assez loin de nous, mais nous pouvons parfois entendre les explosions », rapporte Khalifa, un Libyen de 27 ans résidant dans le quartier tripolitain de Souq al-Juma.
De l’autre côté de la ville, Ahmed, un habitant de Janzour, dans la banlieue ouest de Tripoli, rapporte que son quartier est calme, bien que les bruits de combats soient perceptibles au loin. Anticipant le pire, il a déjà fait ses bagages et le plein de sa voiture, qui est prête à évacuer sa famille.
Le souvenir de 2014
Les débuts de la bataille de Tripoli ravivent le souvenir douloureux de la dernière grande guerre dans la capitale il y a près de cinq ans, à la suite des résultats des dernières élections législatives en Libye.
Déçus par les candidats « indépendants » lors des élections précédentes qui avaient par la suite révélé de claires allégeances à des factions islamistes plus radicales, en 2014, les Libyens ont voté pour une représentation plus modérée, avec un faible taux de participation de 18 %. Le résultat fut catastrophique.
Alors que les milices fidèles aux camps rivaux s’affrontaient à Tripoli, le gouvernement élu et le Parlement ont été chassés de la capitale. Depuis, ils sont basés dans l’est de la Libye.
Au cours d’une bataille d’un mois, les milices en guerre ont détruit l’aéroport international de Tripoli et de nombreux avions, incendié des infrastructures pétrolières civiles et poussé la plupart des ambassades, entreprises et organisations internationales à fuir vers la Tunisie voisine.
« C’est comme si nous revenions en 2014, mais cette fois-ci, nous nous attendons à ce que la guerre soit pire, bien pire », déclare Khalifa. « La dernière fois, ils n’avaient pas utilisé d’avions de combat. »
L’usage de la puissance aérienne a laissé de vastes régions de Benghazi et de Syrte en ruines et les habitants sont terrorisés à l’idée que le même sort puisse être réservé à Tripoli.
« C’est comme si nous revenions en 2014, mais cette fois-ci, nous nous attendons à ce que la guerre soit pire, bien pire. La dernière fois, ils n’avaient pas utilisé d’avions de combat »
- Khalifa, résident de Tripoli
Comme un terrifiant rappel de la guerre de 2014 à Tripoli, qui a forcé le gouvernement élu et le Parlement à fuir en Libye orientale et a réduit à l’état de ruines des infrastructures vitales, les organisations internationales, qui avaient amorcé leur retour dans la capitale au cours des dernières années, ont déjà fait partir leur personnel expatrié. Selon un employé libyen de l’ONU, tous les membres du personnel étranger non essentiels de l’organisation auraient été évacués en Tunisie.
Des ressortissants américains, ainsi que des membres du personnel militaire américain, ont également été évacués via un navire de guerre américain depuis Palm City, une enclave côtière sécurisée qui est populaire parmi les expatriés.
Les combats à Tripoli risquent de remettre à plus tard le projet des ambassades occidentales de reprendre totalement leurs opérations en Libye, lesquelles ont pratiquement cessé depuis 2014. Un responsable de l’ambassade britannique avait déclaré à MEE il y a trois ans que plusieurs années de paix continue et ininterrompue dans la capitale constituaient un prérequis pour que l’ambassade britannique redevienne pleinement opérationnelle.
Les milices de Misrata reviennent à Tripoli
Autre conséquence des récents combats qui effrayent les habitants : le redéploiement des milices de Misrata, la troisième ville libyenne, à Tripoli.
Les milices endurcies au combat de Misrata sont largement considérées comme l’une des forces de combat les plus efficaces de l’ouest de la Libye, mais leur présence à Tripoli est controversée.
En novembre 2013, les combattants de Misrata ont ouvert le feu sur des manifestants pacifiques opposés aux milices, tuant 47 civils et en blessant plus de 460. Les milices de Misrata ont également participé à la guerre de Tripoli en 2014.
Même cinq ans plus tard, les Libyens parlent encore de vidéos largement diffusées montrant le chef de la brigade al-Marsaa de Sala Badi à Misrata, debout devant un aéroport en flammes de Tripoli, louant Allah pour sa capture réussie, et de ses combattants marchant sur les ailes d’un Airbus flambant neuf criblé de balles.
« Je pense vraiment que cette guerre va durer une éternité »
- Ferhad, homme d’affaires
La participation ultérieure de Misrata à l’installation de l’autoproclamé Gouvernement de salut national de Tripoli (2014-2016) après la fuite du gouvernement élu vers l’est de la Libye a également suscité la controverse. Dans une interview avec MEE l’année dernière, un responsable du gouvernement de Misrata, s’exprimant en privé, avait admis : « Misrata a commis de nombreuses erreurs depuis 2011 et, pour être honnête, beaucoup de gens nous détestent pour cette raison. »
Les forces de Misrata ont affronté l’ANL sur un certain nombre de fronts en Libye au cours des quatre dernières années. La plupart des batailles ont finalement fait l’objet d’accords de paix négociés. Le bras armé de Misrata a longtemps considéré Haftar et ses forces comme son plus grand ennemi en Libye.
Même lors de la bataille contre le groupe État islamique (EI) à Syrte en 2016, de nombreux commandants misratains à la tête de l’offensive ont souvent préféré parler au cours d’entretiens de Haftar, qu’ils qualifient fréquemment de « criminel de guerre », plutôt que de leurs propres avancées contre l’EI.
« Cette guerre est déjà un désastre total. Les milices de Misrata sont de retour à Tripoli et, même si Haftar perd la guerre, quelles motivations pourraient inciter les milices de Misrata à partir ? », s’interroge Ferhad, un homme d’affaires de Tripoli qui se plaint que les commerces de la capitale souffrent déjà d’une énorme chute des recettes.
« Et si Haftar gagne, ce sera aussi un désastre pour nous. Il y a beaucoup d’armes en jeu, mais je ne pense pas que les deux camps aient assez de pouvoir pour gagner cette bataille. Je pense donc qu’ils se battront jusqu’à ce qu’ils subissent de lourdes pertes et que Tripoli soit gravement endommagée, puis ils parviendront à une sorte d’accord. Je pense vraiment que cette guerre va durer une éternité. »
Des années de négociations, menées principalement par l’ONU et la communauté internationale en vue d’un règlement pacifique de la situation politique et militaire troublée en Libye après 2011, ont échoué à plusieurs reprises.
Les premières phases de la bataille de Tripoli ont amené la plupart des Libyens à renoncer à espérer une solution pacifique et ils sont convaincus que, quel que soit le résultat, il devrait entraîner un nouveau conflit.
« Il est peu probable que Haftar se retire de cette bataille car cela entraînerait la partition de la Libye et de nouvelles guerres civiles. S’il se retire, les forces du GUN se rendront dans toutes les villes favorables à l’ANL, en particulier Tarhounah, qui est désormais presque entièrement du côté de Haftar, et leur demanderont de remettre leurs armes, ce qu’elles refuseront évidemment de faire, et cela engendrera davantage de combats », estime Mohamed.
« Le scénario le plus probable est que l’ANL persévérera et prendra finalement Tripoli, mais ce ne sera pas facile et cela pourrait prendre au moins six mois. »
Soutien à l’ANL à Tripoli
Le soutien populaire dont l’ANL dispose actuellement dans la capitale reste à déterminer, mais Khalifa Haftar y dispose sans aucun doute de solides poches de loyalistes.
Au cours des dernières années troublées qu’a traversées Tripoli, ses partisans ont pensé qu’avec son antagonisme déclaré à l’égard des idéologies et des milices islamistes radicales, il pourrait rétablir la paix et la normalité dans la capitale, ramenant les seules instances dirigeantes élues de la Libye dans leurs institutions à Tripoli.
En raison de la longue guerre à Benghazi puis à Derna, foyer de l’extrémisme même sous Kadhafi, ainsi que d’autres conflits civils qui ont éclaté à plusieurs reprises, l’arrivée de l’ANL dans la banlieue de Tripoli a pris près de cinq ans.
Des habitants affirment que Haftar et l’ANL disposent toujours d’une base de soutien solide, notamment à Tajoura, dans la banlieue est de Tripoli, et dans le centre-ville de Fashloom, où des soulèvements en faveur de l’ANL ont été impitoyablement réprimés en 2015.
« Ces zones attendent toujours Haftar et elles ne sont pas les seules », déclare Mohamed.
« Un groupe de civils [dans la région centre-ouest de Tripoli] à Gergarish a récemment annoncé son soutien à Haftar, mais leur réunion a été interrompue par des miliciens armés et de nombreux autres partisans ont peur d’exprimer publiquement leurs opinions. »
Si Khalifa Haftar parvient à remporter la victoire à Tripoli, des indices sur le terrain suggèrent qu’il pourrait recevoir un accueil plus large que les camps farouchement anti-Haftar – et, peut-être, la communauté internationale – aimeraient voir.
Mais pour le moment, cette perspective reste très éloignée.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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