Villes fantômes et bombardements ininterrompus : la vie sur la ligne de front d’Idleb
Les rues de Khan Cheikhoun, la ville natale d’Anas Diab, sont quasiment désertes. Les magasins et immeubles d’habitation sont en ruines et des dalles de béton jonchent les routes bombardées. Peu d’habitants sont restés sur place.
Khan Cheikhoun, cette ville du nord de la Syrie située dans la province d’Idleb, le long d’une importante autoroute reliant Damas à Alep, est l’épicentre d’une vaste offensive menée par les forces pro-gouvernementales depuis plusieurs semaines.
Les voisins d’Anas Diab ont quitté la ville par milliers pour fuir un pilonnage dévastateur qui a touché des maisons et des hôpitaux.
Selon son estimation, et selon d’autres habitants de la ville qui ont parlé à Middle East Eye ces derniers jours, environ 95 % des habitants de Khan Cheikhoun ont quitté la ville.
Anas Diab n’a plus que trois de ses amis en ville. Il ne leur rend visite que la nuit – et que s’il est sûr qu’il n’y a pas d’avions de guerre au-dessus de sa tête. Il ne reste aucune boulangerie où acheter du pain.
Khan Cheikhoun n’est pas un cas isolé.
Depuis février, les familles du sud d’Idleb et de la province voisine de Hama, au nord, ont casé autant d’effets personnels que possible dans leurs véhicules et se sont réfugiées dans des zones plus proches de la frontière syro-turque, loin des bombardements.
Plus d’une demi-douzaine d’habitants encore sur place ont évoqué auprès de MEE des villes quasi-fantômes, disposant de peu de services publics et où manquent les produits alimentaires de base.
Selon un rapport publié en mai par le groupe d’analyse REACH, au moins 37 communautés situées au sud d’Idleb et au nord de Hama sont « désertes ou abandonnées », avec une liberté de circulation et un accès aux soins de santé très limités pour ceux qui restent.
Selon les toutes dernières estimations de l’ONU, 200 000 personnes ont été déplacées au nord de leurs villes d’origine au cours des dernières semaines pour échapper aux bombes qui ont touché des quartiers résidentiels et des installations médicales.
Journaliste citoyen et secouriste bénévole, Anas Diab, 23 ans, a décidé de rester à Khan Cheikhoun pour continuer son travail, malgré les dangers.
« Chaque jour, c’est la même histoire : des bombardements continus »
- Hmeid, habitant de Khan Cheikhoun
Il fait partie du petit nombre de personnes qui tiennent bon à Idleb et Hama.
Pour eux, la vie quotidienne est précaire dans des villes autoroutières et des villages agricoles abandonnés. Des voleurs erreraient dans les rues, pillant les maisons vides. Plus d’une dizaine d’hôpitaux ont été bombardés.
« Chaque jour, c’est la même histoire : des bombardements continus », rapporte Hmeid, l’un des rares résidents de Khan Cheikhoun qui vit encore dans la ville. Il travaille comme sauveteur au sein de l’organisation de défense civile syrienne également connue sous le nom de Casques blancs, un travail qui l’a convaincu de rester. Sa femme et son fils âgé de dix-huit mois habitent maintenant à plus de 50 km au nord de la ville d’Idleb. Ils ont fui lorsqu’une bombe a frappé la maison de leur plus proche voisin il y a trois mois.
D’après Anas Diab, la totalité des femmes et des enfants ont fui.
« Désormais, les personnes qui restent à Khan Cheikhoun sont des hommes, qui sont ici pour protéger leurs maisons et leurs quartiers des vols. Soit ça, soit ils ne veulent tout simplement pas quitter leur maison », estime-t-il.
D’autres, selon les habitants, n’ont tout simplement pas l’argent nécessaire pour fuir vers le nord.
David Swanson, porte-parole du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), qualifie de « particulièrement préoccupante » la situation des personnes restées dans le sud d’Idleb et au nord de Hama.
« Ceux qui [restent] sont souvent les plus vulnérables », a-t-il déclaré à MEE.
Un dernier combat à Idleb ?
La province d’Idleb, en grande partie rurale, est le dernier bastion majeur des rebelles en Syrie, après une série d’avancées militaires éclair des forces pro-gouvernementales ces dernières années.
Cette période a été marquée par des campagnes de siège et de bombardement dévastatrices dans les anciennes zones contrôlées par les rebelles, telles que la partie orientale de la ville d’Alep et la banlieue de Damas dans la Ghouta orientale, réduisant en tas de décombres ce qui était autrefois des agglomérations urbaines densément peuplées.
Les habitants qui ont survécu aux bombardements ont dû prendre une décision difficile : rester et revenir sous le contrôle du gouvernement syrien – mais être chez eux – ou monter à bord des autocars verts du gouvernement dédiés à l’évacuation vers des territoires contrôlés par l’opposition dans le nord-ouest du pays.
Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées de force vers le nord, dont beaucoup vers la province d’Idleb.
On estime que la région compte actuellement trois millions de Syriens, dont environ la moitié de déplacés internes.
À présent, Idleb – comme certaines parties des zones rurales voisines d’Alep, Hama et Lattaquié – est sur le point de devenir le site de la prochaine confrontation militaire majeure entre l’opposition et les forces pro-gouvernementales.
Bien que le président russe Vladimir Poutine ait le mois dernier qualifié de « contre-indiquée » une offensive totale contre Idleb, les forces russes et syriennes alliées ont depuis avril mené une attaque massive à la fois aérienne et terrestre contre l’enclave tenue par les rebelles.
Un accord conclu entre la Russie et la Turquie en fin d’année dernière dans la ville balnéaire de Sotchi en Russie a permis de suspendre un assaut pro-gouvernemental majeur contre le nord-ouest de la Syrie pendant un certain temps.
Selon l’ONU, au moins 105 personnes ont été tuées lors de la dernière offensive depuis avril. Parmi eux se trouvent des dizaines d’enfants.
Les médias syriens maintiennent que l’escalade vise les « groupes terroristes » présents à Idleb, où la coalition militante Hayat Tahrir al-Cham et d’autres groupes armés gardent le contrôle.
« Je ne sais pas ce que je vais faire »
Pour les Syriens vivant le long de la ligne de front la plus agitée du pays, l’offensive signifie de longues journées d’été ponctuées d’attaques à la bombe, avec peu d’abris.
Abu Amjad, père de trois enfants, raconte à MEE qu’une bombe a frappé sa maison mercredi à Khan Cheikhoun alors que lui et sa famille étaient à l’intérieur.
C’était juste une demi-heure avant que l’appel du soir à la prière de la mosquée locale n’indique le moment pour la famille de rompre le jeûne du Ramadan pour la journée et de se réunir pour l’iftar.
Ils n’ont pas pris leur iftar.
« Nous ne savions pas de quel type de bombe il s’agissait – si c’était une frappe aérienne, un obus ou autre chose », précise le quadragénaire. « Mais je me souviens de la maison qui s’effondre au-dessus de nos têtes. »
Lui et sa femme ont attrapé leurs trois enfants et se sont précipités dehors avant que le béton en train de s’effondrer ne puisse les écraser.
« Dieu merci, nous nous en sommes tous sortis. »
Les photos qu’Abu Amjad a prises avec son téléphone le jour suivant montrent des murs de parpaings qui s’écroulent les uns sur les autres, des miroirs cassés et un ensemble de meubles de salon recouvert de poussière grise, entouré de débris. Seuls quelques carreaux blancs restent collés au mur de ce qui était autrefois sa cuisine.
Il a passé la journée suivante à récupérer ce qu’il pouvait avec l’aide d’un ami et à le ranger chez les quelques voisins qui restent dans sa rue. Il ne sait pas encore où il va dormir dans les prochains jours.
L’épouse d’Abou Amjad, son fils de 16 ans et ses deux enfants en bas âge ont tous fui Khan Cheikhoun dans les heures qui ont suivi le bombardement de leur maison, dans une ville située près de la ville d’Idleb où ils ont des proches.
Lui est resté à Khan Cheikhoun pour réfléchir à la marche à suivre, que ce soit sauver la maison familiale ou utiliser les quelques économies qu’il a tirées de son cybercafé pour fuir vers le nord.
« Je me souviens de la maison qui s’effondre au-dessus de nos têtes »
- Abu Amjad, habitant de Khan Cheikhoun
« Je n’ai pas d’argent pour payer le loyer d’une maison dans une autre ville. Je ne sais pas encore ce que je vais faire, si je reste avec des voisins ou autre », confie-t-il.
Par peur de tels bombardements, peu d’habitants séjournent dans des appartements situés au deuxième ou troisième étages, explique Anas Diab à MEE.
« Ils restent dans des abris ou au rez-de-chaussée. Nous pourrions être frappés par des bombes à tout moment », poursuit le photojournaliste.
Pour acheter des articles de première nécessité tels que du pain, il doit quitter Khan Cheikhoun. Les étagères des magasins de sa propre ville sont presque vides, indique-t-il.
Il circule la nuit, phares éteints, pour éviter d’être détecté. « Les routes sont tout simplement trop dangereuses », affirme le jeune homme.
Anas Diab rend rarement visite à ses amis. De toute façon, ils sont désormais rares – la plupart ont quitté la ville pour des raisons de sécurité. Sa propre famille est partie depuis plusieurs mois.
Bien que ce soit Ramadan, normalement une période de fête et de rassemblement avec les amis et la famille, il y a peu de choses réjouissantes à Khan Cheikhoun pour Anas.
« La vie aujourd’hui, c’est de plus en plus la peur et l’anxiété. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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