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Zintan : « Mais qu'est-ce que vous avez à toujours nous parler de Saïf al-Islam ? »

La guerre de 2014 a poussé cette ville des montagnes à se replier sur elle-même. Résultat, elle se développe loin de la crise qui touche la Libye
Mokthar al-Akhdar, un des chefs zintanis de la révolution de 2011, estime que Saïf al-Islam, un des fils Kadhafi [ici lors d’un procès en mai 2014], est un « poids » pour la ville : « Les Libyens se battent contre nous à cause de Saïf », affirme-t-il (AFP)

ZINTAN, Libye - Silence total. Walid Alimane place son arme et se concentre. Il vise, tire et... rate la cible. « C’est la première fois que je tire à 70 mètres, d’habitude c’est 30 mètres. »

L’homme de 35 ans persévère. La prochaine compétition de tir à l’arc approche, il doit être au point. « C’était plus facile à la guerre », sourit l’ancien sniper. Mais à Zintan, à moins de 200 kilomètres au sud de Tripoli, en ce mois de mars, aucune arme n’est visible. Toutes ont été remisées dans les maisons et hangars. Si les Zintanis se battent à présent, c’est sur les terrains de sport.

Walid Alimane, ancien sniper, se concentre à présent sur une nouvelle activité : le tir à l'arc (MEE/Maryline Dumas)

Pendant l’été 2014, lorsque la guerre éclate à Tripoli, les Zintanis sont directement visés. Les brigades de ce fief révolutionnaire tenaient depuis 2011 l’aéroport international de la capitale. La coalition Fajr Libya (Aube libyenne) constituée de groupes islamo-conservateurs et ultra-révolutionnaires, parmi lesquels beaucoup de Misratis, accuse les Zintanis de rançonner les voyageurs et de voler des voitures sur la route qui mène à l’aéroport.

Au bout de plusieurs semaines de combats, les Zintanis abandonnent la capitale à Fajr Libya. Fin 2014, la petite ville bédouine se replie sur ses terres. Après avoir déclaré son soutien à la Chambre des représentants, le parlement élu en juin 2014 et installé à Tobrouk (est), Zintan se retrouve isolée en Tripolitaine, la région occidentale où Fajr Libya installe un gouvernement rival.

Depuis 2015, Zintan a retrouvé la paix

La cité perchée dans le Djebel Nefoussa va alors se prendre en main. Dans une salle de la municipalité de Zintan, Sadeq Shmayssa soupire à l’idée de raconter le travail de son groupe de réconciliation. Des centaines d’heures de discussions avec les villes de l’ouest libyen.

« Le premier accord de paix que nous avons obtenu, c’était avec Gharyan (à 115 kilomètres au nord-est de Zintan) en juin 2015. C’était le premier et donc le plus compliqué », explique le sage à Middle East Eye.

« Il est probable qu’il y aura bientôt une guerre à Tripoli. L’ALN va essayer de prendre la ville. Mais Zintan n’a rien à voir là-dedans »

-un responsable sécuritaire

Les accords se sont ensuite enchaînés : Zaouïa, Janzour, Zouara, Sabratha, Kikla... La plupart du temps, les négociations concernent des échanges de prisonniers et le retrait des troupes armées. « Il n’y a qu’avec Misrata que nous n’avons pas signé d’accord. Nous avons eu plus d’une trentaine de réunions avec eux, mais c’est compliqué. Misrata est divisée en deux entre la municipalité et les radicaux. »

Le résultat est là : depuis 2015, Zintan a retrouvé la paix. Ses habitants peuvent circuler sans problème sur le territoire des Amazighs (Berbères) qui mène au poste-frontière tunisien de Dehiba.

Pour garantir le maintien de ces accords, Zintan, qui soutient l’auto-proclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar tient à se présenter aujourd’hui comme une ville en dehors de tout rôle militaire.

« Il est probable qu’il y aura bientôt une guerre à Tripoli. L’ALN va essayer de prendre la ville. Mais Zintan n’a rien à voir là-dedans », affirme un responsable sécuritaire sous couvert d’anonymat. Officiellement, l’ANL n’a aucune base à l’intérieur de Zintan. Si des Zintanis en font partie, c’est à titre personnel, insistent les représentants de la ville. Pas question de mêler à nouveau Zintan à un conflit armé.

La population a fait un bond de presque 50 % en deux ans

La ville a bien trop à y perdre. Depuis 2015, Zintan a pu se consacrer à ses propres défis, comme celui de sa population qui a fait un bond de presque 50 %. En 2014, 20 000 personnes, originaires de Zintan mais habitant à Tripoli, ont fui la capitale et se sont installées dans la ville bédouine.

« C’était triste pour eux, mais bien pour nous », commente sans détour Moustapha al-Baroni, le maire. Un rapide tour dans la ville illustre les propos de l'édile : des bâtiments en construction, de nouvelles cliniques, des cafés, un parc de jeux pour enfants, des fournisseurs d’accès à Internet inconnus ailleurs en Libye, des clubs de sports... Autant de services jusqu’alors inimaginables à Zintan.

Pour MEE, Moustapha al-Baroni précise sa pensée : « Depuis toujours, la région souffrait de marginalisation et était sous-développée. La majorité des Zintanis qualifiés partaient à Tripoli pour trouver du travail. La guerre de 2014 les a poussés à rentrer ici pour des raisons de sécurité. Notre ville a profité de leurs expériences. »

Zintan est aujourd'hui une ville en plein développement (MEE/Maryline Dumas)

Fayek Salem Dannah est l’un de ces nouveaux arrivants. Alors qu’il a lui-même participé au développement de sa ville en construisant un immeuble pouvant héberger 32 bureaux pour entreprises, il semble étonné d’en découvrir les conséquences : « En 2014, il y avait des gros problèmes de réseau téléphonique. Des habitants ont créé de nouveaux fournisseurs d’accès à Internet. On communiquait tous par Viber. Aujourd’hui, 99 % des maisons de Zintan sont connectées, ça participe au développement mental de la région », estime l’homme qui travaillait dans la finance à Tripoli, avant de raconter : « Il y a quelques jours, j’avais un problème avec ma voiture. Une Volkswagen Touareg. Ce n’est pas un modèle courant ici. Le mécanicien m’a dit de revenir le jour suivant. Il voulait regarder sur Youtube comment régler le souci. Je suis resté bouche bée. »

Comment les Zintanis ont pu investir alors que, partout dans le pays, la pénurie d’argent en espèces pose problème ? Fayek Salem Dannah sourit : « C’est la méthode bédouine. Celle des bas de laine que l’on cache chez soi. Et il y a eu des partenariats. Par exemple, un homme qui a un terrain en fait cadeau à un autre qui a de l’argent. Celui-ci construit six magasins et en donne la moitié au premier en compensation. »

Au café Costa, la majorité des clients sont des Tripolitains

Pour Hamza Abil, le business fonctionne bien. L’homme, qui tenait deux fast food à Tripoli, a ouvert, en 2015, le café Costa à Zintan. Une bonne trentaine de clients y sont installés en cette après-midi de mars pour visionner un match de foot, le son poussé à fond.

« La grande majorité de mes clients sont des Tripolitains, mais il y a de plus en plus de locaux. Les Zintanis, au début, venaient acheter une boisson et rentraient chez eux avec. Ils étaient trop timides pour rester », raconte le propriétaire à MEE.

À ses côtés, Moussa, un client, l’interrompt : « Tu te souviens, au début, les anciens nous appelaient les macchiato. Ils ne comprenaient pas pourquoi on s’installait dans les cafés. Ils ont fini par s’habituer. » Un jeune, qui a passé toute sa vie à Zintan, intervient en rigolant : « D’une certaine façon, je remercie Salah Badi [un des chefs militaires de Fajr Libya] ! »

Ce changement de mode de vie ne s’est pas fait sans quelques grognements. « Dans l’ensemble, tout s’est bien passé, affirme Asma, une étudiante en anglais. Certains anciens estiment qu’il y a assez de cafés, qu’il ne faut pas en construire plus, mais ils ne se plaignent pas de ceux qui existent déjà. »

Les traditions restent cependant tenaces. Les femmes sont très peu visibles dans la vie quotidienne : même au souk bi-hebdomadaire, elles sont peu nombreuses (MEE/Maryline Dumas)

La jeune femme de 20 ans, arrivée elle aussi de Tripoli, a cependant un regret : les femmes ne profitent pas encore de cette modernité. Dans les rues, elles sont très rares. Elles ne font ni sport, ni courses et ne vont pas dans les cafés. « C’est une question de réputation. Les traditions sont tenaces mais les gens commencent à avoir l’esprit ouvert. Tout doucement, cela va s’arranger. Il faut juste un peu de temps pour changer les mentalités. »

« Tout le monde dit qu’il [Saïf al-Islam] est un atout pour notre ville. C’est faux. C’est un poids. Qu’est-ce que vous avez à toujours nous parler de Saïf ? 

À Zintan, une autre personne est invisible : Saïf al-Islam Kadhafi. Le fils préféré de l’ancien dictateur était aux mains de la brigade Abou Baker al-Sidiq et de son chef Ajmi al-Atri depuis sa capture en 2011.

Interrogé par France 24 en février, ce dernier affirmait : « Selon la loi libyenne, Saïf est libre, il se trouve quelque part sur la terre libyenne. Saïf al-islam peut avoir un rôle primordial pour réunir le peuple libyen et refaire son unité. Lui seul est capable de réunir les partisans de l’ancien régime et ceux qui ont fait la révolution. »

Saïf al-Islam a été placé sous le contrôle du conseil militaire (AFP)

Le reportage a provoqué des remous dans la petite ville. Et pour cause : il donne du grain à moudre aux partisans de Fajr Libya qui accusent les Zintanis d’avoir retourné leur veste en faveur de l’ancien régime. Les décisions n’ont pas traîné : Ajmi al-Atri a été interdit de parler aux médias et Saïf al-Islam a été placé sous le contrôle du conseil militaire qui affirme que le dandy est toujours officiellement prisonnier.

Mokthar al-Akhdar, un des chefs zintanis de la révolution de 2011, s’agace lorsque MEE aborde le sujet : « Les Libyens se battent contre nous à cause de Saïf. Tout le monde dit que c’est un atout pour notre ville. C’est faux. C’est un poids. Qu’est-ce que vous avez à toujours nous parler de Saïf ? » L’homme, qui contrôlait l’aéroport de Tripoli, préfère s’intéresser au potager de sa maison à proximité d’un autre aéroport, celui de Zintan.

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