L’Iran et les Frères musulmans : les meilleurs ennemis du monde ?
Une reconnaissance mutuelle
« La démocratie islamique » en partage : pour Mustapha Zahrani, directeur de l’Institut for Political and International Studies (IPIS), le centre de recherche du ministère des Affaires étrangères iranien, Téhéran et les Frères musulmans ont des valeurs communes.
« La pensée des Frères a été importante pour les fondateurs de la République islamique », explique-t-il. « Nous croyons dans la démocratie islamique et un islam modéré : tout comme les organisations proches des Frères musulmans, en Turquie comme en Égypte ».
Les affinités intellectuelles sont réelles : l’ayatollah Ali Khamenei fut le traducteur en persan d’ouvrages de Sayid Qutb, un intellectuel frériste exécuté dans les prisons égyptiennes en 1966. Les affinités politiques également, entre soutien aux Palestiniens et opposition aux puissances occidentales : dans les années 1980, la République islamique est un modèle pour d’importants leaders des Frères, du Libanais Fathi Yakan au Tunisien Rached Ghannouchi, fondateur du Mouvement de la tendance islamique (MTI) – futur mouvement Ennahda.
En juin 2012, Mohamed Morsi, le dirigeant du parti Liberté et Justice, proche des Frères musulmans égyptiens, est élu à la présidence de la République. L’Iran applaudit. Deux mois plus tard, Mohamed Morsi se rend en Iran, à l’occasion du Sommet des pays non-alignés. C’est un événement : depuis 1979, l’Iran ne pardonnait pas à l’Egypte d’avoir signé un traité de paix séparé avec Israël. Mais après 33 ans de froid diplomatique, un président égyptien est invité par Téhéran – et c’est un Frère musulman.
Vice-ministre des Affaires étrangères en charge des Affaires arabes, Hossein Amir-Abdulahian affirme que l’Iran a « condamné le renversement du président égyptien Mohamed Morsi par l’armée, en juillet 2013 ».
« Nous avons signalé aux Égyptiens que nous ne considérions pas les Frères musulmans comme une organisation terroriste. Néanmoins, nous nous sommes rendus à la cérémonie d’investiture du maréchal Sissi. »
L’Iran a appelé l’armée égyptienne à la retenue, dénonçant la répression en Égypte à l’encontre des Frères musulmans. En janvier 2014, les autorités égyptiennes, froissées par le soutien iranien aux Frères, ont convoqué l’ambassadeur d’Iran en Égypte, Mojtaba Amani.
Hossein Amir-Abdulahian considère que « l’Égypte n’avait pas besoin d’un coup d’État. Mais il y a maintenant deux forces en Égypte, les Frères et les partisans du maréchal Sissi. La société égyptienne est coupée en deux ».
Des relations détériorées par la crise syrienne
Cependant, Téhéran ne pardonne pas à l’ancien président égyptien d’avoir participé, le 13 juin 2013, à une conférence islamique « pour la victoire du peuple syrien », tenue au Caire. Mohamed Morsi y avait notamment annoncé la coupure de toutes les relations diplomatiques avec la Syrie, tout en critiquant l’intervention militaire du Hezbollah libanais – principal partenaire arabe de Téhéran – en appui à Bachar al-Assad.
Ancien chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ), au Caire, spécialiste de l’Égypte, Patrick Haenni rappelle que cette conférence « est un tournant. Elle réunissait d’importants leaders salafistes, en une forme de front sunnite de soutien à la révolution syrienne. Les Frères se sentaient menacés. Certains de leurs leaders, comme Khayrat al-Shater, étaient proches des salafistes, qui représentaient alors 25 % de l’électorat égyptien ».
La crise syrienne divise l’Iran et l’ensemble des organisations se réclamant de la pensée de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. En février 2012, le mouvement Ennahda est à la tête du gouvernement tunisien, qui accueille alors la Conférence internationale des amis de la Syrie, censée soutenir le Conseil national syrien (CNS) rassemblant les principaux courants d’opposition – au sein duquel les Frères musulmans syriens sont majoritaires.
Le Hamas palestinien, pourtant partenaire de Téhéran, se rapproche à l’époque du Qatar et de la Turquie. En juin 2013, son principal dirigeant, Khaled Mechaal, assiste à une conférence de soutien à l’opposition syrienne, au Qatar : le prédicateur égyptien Youssef al-Qardawi, principal théoricien contemporain des Frères musulmans, s’en prend violemment au Hezbollah libanais, qu’il nomme le « Hezb al-Shaitan » – le Parti du diable.
En février 2016, Fahmi Howeidy, un intellectuel égyptien proche des Frères musulmans, est invité à Téhéran par les Affaires étrangères. Il s’attaque alors à la politique iranienne dans la région. Ses critiques sont néanmoins publiées sur le site internet du think tank des Affaires étrangères iraniennes.
« L’Iran a renversé le chah. Et maintenant il soutient Bachar al-Assad. C’est l’aveuglement du gouvernement syrien qui a pavé la voie aux interventions étrangères. J’ai été aux côtés de la révolution islamique pendant 37 ans. Mais lorsque j’ai critiqué les positions iraniennes, j’ai été très attaqué ».
L’Iran ne voit pas dans le soulèvement syrien la trace d’un soulèvement populaire. Il s’inquiète du soutien des principaux pays du Golfe à l’opposition syrienne, du développement exponentiel des courants djihadistes dans la région, ou encore du silence des principaux pays occidentaux face à la répression, depuis 2011, des populations chiites à Bahreïn.
« Comment appelle-t-on une révolution syrienne à laquelle, dans les premières semaines, ont participé des représentants d’ambassades occidentales ? », s’interroge Mustapha Zahrani, le directeur de l’IPIS. Il fait notamment référence à la visite à Hama, en juillet 2011, de Robert Ford et Éric Chevallier, à l’époque ambassadeurs américain et français en Syrie.
Sous couvert d’anonymat, un responsable de l’Islamic Research Institute for Culture and Thought (IRICT), un centre de recherche proche du cheikh iranien Ali Akbar Rachad, se veut réaliste : « L’Iran sait qu’il s’est aliéné une partie des sunnites arabes, dont les Frères musulmans. La Syrie est un régime dictatorial. Mais la guerre en Syrie est une guerre défensive pour l’Iran. Notre problème principal, c’est le conflit avec l’Arabie saoudite, et la menace intégriste ».
Une exception turque et palestinienne ?
En dépit des désaccords sur la Syrie – ou sur le Yémen –, certains représentants des Frères musulmans dans le monde arabe sont encore considérés par l’Iran comme les représentants d’un islam « modéré » : le Tunisien Rached Ghannouchi, par exemple, garde un certain crédit intellectuel auprès des autorités religieuses iraniennes.
L’homme politique tunisien a maintenu des relations cordiales avec la représentation diplomatique iranienne en Tunisie – même s’il soutient l’opposition syrienne. En septembre 2015, il rencontre le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif. En février 2016, il se rend à l’ambassade d’Iran pour participer aux cérémonies du 37e anniversaire de la révolution islamique.
Cependant, la crainte d’une « salafisation » des Frères musulmans n’est pas absente chez les dirigeants iraniens. En janvier 2016, le bureau de l’ayatollah Nasser Makaram Shirazi – une des principales autorités religieuses du pays – publie une série de brochures consacrées aux courants « extrémistes et takfiristes » – dont une sur l’histoire des Frères musulmans, au risque de quelques amalgames.
D’une affinité élective originelle, Frères musulmans et République islamique d’Iran sont ainsi passés progressivement à une défiance mutuelle. Elle est susceptible d’encourager les processus de polarisations confessionnelles entre sunnites et chiites dans la région.
La détérioration des relations entre les Frères musulmans et l’Iran depuis 2013 a cependant deux exceptions notables. La première est sans doute la plus étonnante : c’est celle avec la Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan, membre du Parti de la justice et du développement (AKP), s’est fait le protecteur des Frères musulmans égyptiens, syriens et tunisiens. En Syrie, son hostilité à Bachar al-Assad n’est plus à prouver.
Et pourtant, l’Iran et la Turquie ont préservé, depuis 2011, des relations diplomatiques allant au-delà de la simple cordialité. En mars 2016, le Premier ministre turc, Ahmed Davutoglu, s’est rendu en Iran, accompagné de cinq ministres et de plusieurs hommes d’affaires turcs. Les partenariats économiques maintenus entre les deux pays, mais aussi leurs convergences sur la question kurde, expliquent le maintien de relations positives entre Ankara et Téhéran.
La seconde exception, c’est le Hamas. Certes, en novembre 2014, un membre de son bureau politique, Salah Raqab, accuse l’Iran de vouloir établir « un empire perse » dans la région – jouant dangereusement sur la peur d’une « chiitisation » des Palestiniens. Et pourtant, le Hamas palestinien et l’Iran se sont réconciliés.
En février 2016, le responsable des relations extérieures du mouvement palestinien, Oussama Hamdan, se rend à Téhéran. À l’issue des rencontres avec les officiels iraniens, le communiqué du Hamas est sans ambiguïté : il s’agit d’ouvrir une « nouvelle page » avec Téhéran. La question palestinienne fait partie de l’ADN idéologique de l’Iran : en dépit des divergences de vue sur la crise syrienne, le soutien iranien au Hamas ne s’est jamais démenti.
Les relations historiques entre l’Iran et les organisations se réclamant de la pensée des Frères musulmans ne sont donc pas binaires : elles conjuguent méfiances confessionnelles, inimitié politique autour de la crise syrienne et dialogue difficile passant par Ankara et Gaza. L’Iran et les Frères musulmans ne vont pas disparaître du spectre politique régional : ils doivent maintenant rester les meilleurs ennemis du monde.
Les entretiens cités dans cet article ont été menés dans le cadre d’une délégation en Iran du programme européen WAFAW (When Authoritarianism fails in the Arab World-European Research Council). Le contenu de l’article relève de la seule responsabilité de l’auteur. Tous les droits sont réservés à Middle East Eye.
Photo : cliché publié par la présidence iranienne montrant le président égyptien Mohamed Morsi (à droite) rencontrant son homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad au Caire le 5 février 2013 pour discuter notamment de la guerre en Syrie. Il s’agissait de la première visite en Égypte d’un président iranien depuis 1979 (AFP).
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