États-Unis et Turquie, une course vers la rupture alimentée par une décennie de tensions
ISTANBUL, Turquie – Chaque fois que les relations semblent toucher le fond, Washington et Ankara creusent un peu plus profond. Du personnel consulaire est arrêté. Des citoyens sont privés de visas de voyage. Un traité d’extradition est complètement ignoré. Les gouvernements soutiennent deux camps opposés dans les guerres régionales. Les deux parties ne s’embarrassent plus des mondanités diplomatiques en public, et aucune ne semble vouloir reconsidérer ses positions bien établies.
Au cours des dix derniers jours, une série de disputes et de représailles, ainsi que des alliances régionales en mutation rapide, ont soulevé la question de savoir jusqu’où les relations entre la Turquie et les États-Unis pouvaient plonger avant d’être endommagées de façon irréversible.
John Bass, l’ambassadeur sortant des États-Unis à Ankara, s’est mis la semaine dernière à dénoncer « les actions motivées par la vengeance de certains au sein du gouvernement turc » suite à l’arrestation le 4 octobre d’un membre local du personnel consulaire américain.
La partie turque, principalement à travers les médias qu’elle contrôle, a insinué à plusieurs reprises que les États-Unis, s’ils ne sont pas impliqués dans la tentative de coup d’État de juillet dernier, hébergent tout du moins l’un des fugitifs les plus recherchés de Turquie, le responsable présumé du putsch, Fethullah Gülen.
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Le refus des États-Unis de l’extrader en dépit d’un traité bilatéral est cité comme preuve.
L’appui des États-Unis au Parti de l’union démocratique (PYD) et aux Unités de protection du peuple (YPG) kurdes syriens, que la Turquie considère comme étant liés au PKK, et le fait de les armer pour en faire leur principale force terrestre, est un autre exemple du sentiment de trahison ressenti par Ankara à l’égard de son allié.
Les analystes sollicités par Middle East Eye affirment que ces dernières fractures sont le résultat d’une décennie de tensions latentes non traitées, aujourd’hui agitées par les personnalités obstinées des présidents Donald Trump et Recep Tayyip Erdoğan.
Ahmet Kasim Han, professeur de relations internationales à l’Université Kadir Has d’Istanbul, a déclaré que ces problèmes avaient conduit à un sérieux problème d’imprévisibilité.
« Je ne suis pas surpris, mais tout de même, je ne m’attendais pas à ce que les relations se détériorent autant. Si je ne suis pas étonné, c’est en raison de la façon dont les relations fragiles ont été gérées et qu’en conséquence, la possibilité d’une escalade latente a toujours existé », explique Han.
« Les deux parties ont marché sur des œufs, essayant constamment d’éviter la collision, mais cela a entraîné une situation pire encore. »
Faruk Loğoğlu, ancien ambassadeur turc à Washington, explique à MEE que les parties ont eu toutes deux un rôle très malheureux dans la crise.
« La décision américaine de suspendre les visas pour les citoyens turcs est déplacée, inacceptable et injustifiée. Elle affecte des personnes qui n’ont rien à voir avec ces développements », affirme Loğoğlu.
Il a également contesté la remarque de l’ambassadeur des États-Unis la semaine dernière sur des « membres du gouvernement turc agissant sur la base de la vengeance ».
« Les deux parties ont marché sur des œufs, essayant constamment d’éviter la collision, mais cela a entraîné une situation pire encore »
- Ahmet Kasim Han, professeur de relations internationales
« L’ambassadeur lance cette critique, mais ensuite vous voyez que la réponse de la partie américaine à ces développements est disproportionnée », poursuit Loğoğlu.
« Ceci est plus qu’un prêté pour un rendu. Une foule de questions non solutionnées, comme les liens avec les groupes kurdes syriens – le PYD et les YPG –, le rapprochement de la Turquie avec l’Iran et la Russie. Tout cela combiné a abouti à cette action. »
Recherche d’équilibre
Néanmoins, selon Han, Ankara doit encore équilibrer sa réponse en raison des relations fragiles, quoiqu’en plein essor, avec la Russie et l’Iran.
« La Turquie n’est pas d’accord avec la Russie ou l’Iran sur de nombreuses questions. La réalité politico-militaire de la région est l’une des raisons pour lesquelles la Turquie sait qu’elle doit rester ancrée à l’ouest », souligne-t-il.
Selon Han, la réponse de la Turquie à la mesure américaine concernant les visas était un signe qu’Ankara ne cherchait pas l’escalade.
« La crise actuelle constitue un nouveau creux dans les relations mais je ne pense pas qu’elle s’aggrave. La relation a été construite de manière à pouvoir résister à de telles crises »
- Faruk Loğoğlu, ancien ambassadeur de la Turquie à Washington
« La réponse turque est exactement la même mot pour mot que la déclaration américaine. La façon dont je l’interprète est qu’elle montre qu’Ankara n’a aucun intérêt à aggraver la crise », analyse Han.
Il estime également que l’impact économique d’une détérioration des relations avec les États-Unis, non seulement sur le plan du commerce bilatéral mais également à un niveau régional plus large, a poussé Ankara à calmer les choses.
L’avenir d’Incirlik
Loğoğlu et Han conviennent tous deux du fait que la question de la base aérienne d’Incirlik, utilisée par les États-Unis dans le sud de la Turquie, ne sera pas abordée dans la mesure où cela n’est dans l’intérêt d’aucune des parties.
« L’avenir d’Incirlik surgit toujours dans les esprits lorsque de telles situations se présentent. Comme auparavant, je ne pense pas que la Turquie fermera la base d’Incirlik aux États-Unis », assure Loğoğlu. « La crise actuelle constitue un nouveau creux dans les relations mais je ne pense pas qu’elle s’aggrave. La relation a été construite de manière à pouvoir résister à de telles crises. »
Malgré l’absence de désir d’escalade, l’imprévisibilité des relations est également due aux deux dirigeants actuels de ces pays, selon Han.
Selon lui, tant Erdoğan que Trump ont joué la carte démagogue et n’aiment pas se rétracter vis-à-vis de leurs positions déclarées.
« Erdoğan cherche à courtiser ses électeurs, tandis que Trump cherche à flatter le Congrès américain. Tous deux considèrent une volte-face dans leurs positions comme une perte de poids politique », estime Han.
« Lorsqu’on prend cela en considération, on comprend que toutes les possibilités sont ouvertes. Les choses pourraient aller mieux comme elles pourraient échapper à tout contrôle. »
Photo : Erdogan et Trump. Deux présidents obstinés, une relation particulièrement agitée (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
This article is available in French on Middle East Eye French edition.
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