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Ce que les Émirats arabes unis craignent le plus : la démocratie

Les Émiratis peuvent intervenir dans les conflits de la région, installer des dictateurs et organiser des coups d’État. Ils peuvent appliquer une force maximale. Mais ils ne gouverneront jamais avec le consentement d’autrui

Les futures générations d’historiens étudieront la période que nous vivons avec une curiosité particulière, si ce n’est morbide.

Ils se creuseront la tête pour comprendre pourquoi nous avons gardé intact le système bancaire qui a créé ce krach de 2008, un événement qui devait se répéter à plus grande échelle.

Ils examineront la fusion entre social-démocratie et libéralisme. Ils se demanderont pourquoi les musulmans ont été ciblés en Europe et pourquoi le terrorisme a été détourné en monopole détenu par l’islam ; ils étudieront les discours de ministres qui ont vu des chevaux de Troie là où il n’en existait pas.

Nous savons ce qui est mort, à savoir la théorie de l’interventionnisme libéral après les fiascos militaires de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye, mais qu’est-ce qui vient la remplacer ?

Un futur Edward Gibbon qui écrira sur l’« Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire occidental » examinera d’autres symptômes du malaise – l’instabilité de l’opinion publique, l’explosion de la politique identitaire, l’application de tests incohérents de citoyenneté, la dépendance obsessionnelle et compulsive vis-à-vis de l’héroïsme passé (bataille d’Angleterre, Dunkerque), l’anxiété face à l’avenir.

Ils réfléchiront au retrait américain du Moyen-Orient et au rétrécissement de la Grande-Bretagne.

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On peut déjà en grande partie saisir cela sans recul. Pour ne prendre qu’une seule piste d’investigation, existe-t-il une politique étrangère britannique ? Peut-on la définir ? Avons-nous même un ministre des Affaires étrangères ?

John Kerr, ancien chef du service diplomatique et ancien ambassadeur britannique aux États-Unis et à Bruxelles, ne semble pas le penser. Se livrant cette semaine à une entreprise de démolition du gouvernement actuel, il a déchiqueté Boris Johnson, l’accusant de ne rien dire et de ne rien faire.

« Pourquoi gardons-nous le silence lorsque le président Trump refuse d’exclure une action militaire contre le Venezuela ? Ou qu’il menace de prendre des mesures commerciales contre la Chine ? Ou qu’il vocifère contre l’accord nucléaire avec l’Iran que nous avons aidé à négocier ? Quelle est notre position quant à la crise saoudo-qatarie ? Sommes-nous encore détendus à l’idée de savoir que les Saoudiens bombardent le Yémen frappé par le choléra ? », a écrit Kerr.

Quelle est en effet la politique ? Nous savons ce qui est mort, à savoir la théorie de l’interventionnisme libéral après les fiascos militaires de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye, mais qu’est-ce qui vient la remplacer ? La politique vis-à-vis de l’Arabie saoudite consiste-elle simplement à maintenir des dizaines de milliers d’emplois chez BAE ?

Retour vers le futur

En pratique, une grande partie du trafic et de l’influence circule dans l’autre sens. La Grande-Bretagne ne parcourt plus le monde pour dénicher des matières premières, comme le fait la Chine aujourd’hui. C’est désormais l’inverse. La Grande-Bretagne vend ses matières premières – prix des terres à Londres – aux marchés émergents et aux anciennes colonies. C’est ce que vient de faire le borough londonien de Haringey avec le plus grand programme de réaménagement urbain d’Europe.

Pendant des siècles, les politiques nationales dans de vastes étendues du monde ont été ouvertement manipulées par les puissances coloniales depuis leurs ambassades. La politique coloniale britannique dans le Golfe consistait à remplacer les cheikhs difficiles par des cheikhs dociles. Désormais, cette relation est inversée. Leurs ambassadeurs nous font la morale de la même manière que nos ambassadeurs la leur faisaient.

Aux yeux des Russes, les affirmations de l’appareil de sécurité américain selon lesquelles Moscou s’est ingéré dans les élections présidentielles américaines comportent une lourde ironie

Aux yeux des Russes, les affirmations de l’appareil de sécurité américain selon lesquelles Moscou s’est ingéré dans les élections présidentielles américaines comportent une lourde ironie. Quelle était la politique à l’ère post-soviétique en Russie, mis à part un effort vain des Américains visant à façonner la Russie de Boris Eltsine à leur image ? Cela s’est poursuivi pendant une décennie sous le couvert de la promotion de la démocratie et de la construction de l’État. Lorsque cette initiative a échoué, Washington s’est même demandé comment il avait pu « perdre » la Russie.

Percevant la désintégration interne à Washington comme étant semblable à celle qui a condamné l’Union soviétique, le maître tacticien Vladimir Poutine a renversé la tendance. Que cela plaise ou non à Washington, l’ancien ambassadeur russe de Poutine à Washington, le grégaire Sergueï Kislyak, y est devenu un acteur politique.

Youssef al-Otaiba l’est toujours. Comme Kislyak, Otaiba, en tant qu’ambassadeur des Émirats arabes unis aux États-Unis, se considère comme un acteur du pouvoir dans son pays hôte. Il peut placer des éloges dépourvues d’esprit critique à l’intention de Mohammed ben Salmane dans le New York Times et le Washington Post. Il peut s’emparer de certaines parties du calendrier présidentiel de Trump. Il peut organiser des rencontres secrètes avec le président. Il peut entacher la réputation du cousin et rival de Mohammed ben Salmane.

Youssef al-Otaiba, ambassadeur des Émirats arabes unis aux États-Unis (AFP)

Otaiba considère que les dimensions de son travail sont beaucoup plus grandes que le simple fait de représenter les Émirats arabes unis, un petit État du Golfe.

Tout d’abord, il a consacré la majeure partie de son énergie à promouvoir un prince d’un autre pays, Mohammed ben Salmane, le futur roi saoudien, alors que l’ambassade d’Arabie saoudite a été presque totalement passive et écartée de la boucle.

Ensuite, Otaiba nourrit une énorme ambition : construire un discours plausible dans lequel son minuscule État, à travers l’argent et des intermédiaires, reprend le rôle des États-Unis au Moyen-Orient tandis que les Américains se retirent pour affronter la Chine dans le Pacifique.

Otaiba pense déjà que son maître, Mohammed ben Zayed, a le contrôle de l’Arabie saoudite avec la montée du jeune prince saoudien, l’éponge idéale pour les desseins émiratis. Ce procédé se reproduit au Yémen, où une division entre les Houthis et l’ancien dictateur Ali Abdallah Saleh fait le jeu des Émiratis.

Ils ont besoin que cela se produise en Libye et ils ont déjà changé de camp en Syrie. Le monde arabe sera bientôt dominé par des dictatures partageant la même vision.

La véritable menace

Les mots employés par Otaiba dans ses e-mails pour dissimuler un futur empire maritime émirati – les ports qui s’étendent du golfe Persique jusqu’à la mer Rouge et au canal de Suez – sont du pur charlatanisme. Il parle d’un Moyen-Orient dominé par les gouvernements laïcs. Il a déclaré à Charlie Rose de la chaîne américaine PBS : « Nous aimerions voir des gouvernements plus laïcs, plus stables, plus prospères, plus émancipés et plus forts ».

En réalité, les monarchies absolues du Golfe se servent de l’islam et des imams pour soutenir la dictature avec encore plus de vigueur que les islamistes politiques. Mohammed ben Salmane a choisi un soir très important dans le calendrier islamique pour recevoir son allégeance en tant que nouveau prince héritier et, bien sûr, cela s’est passé à La Mecque. C’était la 27e nuit du Ramadan, Laylat al-Qadr, la nuit du destin, au cours de laquelle les prières valent mille mois de prières.

En réalité, les monarchies absolues du Golfe se servent de l’islam et des imams pour soutenir la dictature avec encore plus de vigueur que les islamistes politiques

Les prédicateurs rivaux sont considérés comme des terroristes – mais pas parce que leur interprétation de l’islam est plus extrême. C’est leur modération que craignent les ecclésiastiques saoudiens.

L’une des sources de la fureur émiratie (et israélienne) est incarnée par un éminent érudit des Frères musulmans, Youssef al-Qaradawi, qui vit à Doha. Qaradawi n’est pas un social-libéral. Il n’est pas sur le point d’approuver l’homosexualité ou le féminisme à l’occidental. Mais ce ne sont pas ces traits qui l’ont placé sur la liste terroriste des Saoudiens.

En mai 2008, Qaradawi a émis une fatwa autorisant la construction d’églises dans les pays musulmans. Il a déclaré que cela était permis par l’islam et que les musulmans devaient les respecter et les protéger.

Qaradawi est depuis la cible d’attaques, accusé de trahir les textes de la charia. En mai 2008, le cheikh Abdallah ibn Mani’, membre du Conseil supérieur des oulémas, a écrit que la construction d’églises devait être considérée comme un acte de collaboration au péché et à une agression.

« Notre Messager a explicitement spécifié qu’il ne devait pas y avoir deux religions dans la péninsule arabique », a-t-il écrit. Dans le même texte, il a déclaré : « Retirez-les de la péninsule arabique [...] Il ne fait aucun doute que les États de la péninsule arabique sont forts, bien placés et indépendants sur le plan des questions internes. Par conséquent, je considère que permettre l’existence de tout temple qui n’est pas islamique constitue effectivement une violation de la directive délivrée par le Messager d’Allah, que la paix soit avec lui, ainsi qu’une incohérence vis-à-vis de celle-ci. »

À LIRE : « Complètement cinglés » : un émissaire émirati se moque des dirigeants saoudiens dans un e-mail

En mars 2012, Abdelaziz Abdallah al-Cheikh, président du Conseil supérieur des oulémas et mufti d’Arabie saoudite, a entonné le même refrain. Il a été invité à se prononcer sur les appels à la démolition des églises lancés par le parlement koweïtien.

 « Le Koweït fait partie de la péninsule arabique, où toutes les églises doivent être démolies, dans la mesure où approuver l’existence de ces églises équivaudrait à approuver une religion autre que l’islam », a-t-il répondu.

Cette décision saoudienne est encore en vigueur aujourd’hui. Le site web du cheikh saoudien Saleh ben Fawzan al-Fawzan indique qu’« en ce qui concerne la péninsule arabique, il n’est pas permis d’y conserver des églises ou d’autres temples parce que c’est la source de la mission, la source de l’islam ».

À la poursuite de la légitimité

Pendant combien de temps Washington gobera-t-il l’argument selon lequel les Émiratis et les Saoudiens combattent le terrorisme ?

En 2004, George Tenet, ancien directeur de la CIA, s’est exprimé devant la commission du 11 septembre au sujet du moment où ils ont dû annuler une attaque aérienne suspectée contre Oussama ben Laden car, selon ses propres dires, « on aurait pu anéantir la moitié de la famille royale des Émirats arabes unis en faisant cela ».

Au Yémen, les Émirats arabes unis continuent de se servir des intermédiaires d’al-Qaïda pour mettre à mal le parti al-Islah dans le bastion rebelle assiégé de Ta’izz. Un rapport confidentiel de l’ONU sur le Yémen rédigé par un panel d’experts pour le Conseil de sécurité des Nations unies a souligné l’émergence à Ta’izz du cheikh Abou al-Abbas, commandant salafiste opposé aux Houthis.

« Abou al-Abbas reçoit un soutien financier et matériel direct des Émirats arabes unis, a indiqué le rapport. Sa stratégie à Ta’izz est d’engager les Houthis en tant que cible principale tout en limitant l’influence politique et militaire d’al-Islah. L’engagement direct des Houthis qu’il entreprend signifie qu’il a permis la propagation d’éléments d’AQAP [al-Qaïda dans la péninsule arabique] dans la ville pour démultiplier sa force. »

Ce qui fait de Qaradawi une menace pour les élites dirigeantes n’a rien à voir avec l’islam. Cela est dû au fait qu’il apporte une lecture alternative et que les Frères musulmans continuent de jouir d’une légitimité démocratique.

Regardez ce qui vient d’arriver lors des élections locales en Jordanie, une autocratie qui a tenté de diviser les Frères musulmans en fermant leurs bureaux et en créant des groupes approuvés officiellement. Lorsqu’il y a des élections plus ou moins libres, les Frères musulmans continuent d’apparaître comme le plus grand parti. Si les Frères musulmans rendaient l’âme et si les nationalistes arabes réapparaissaient, la même chose leur arriverait.

C’est ce que craignent Otaiba et consorts. On appelle cela la démocratie. Et c’est pour cela que leurs plans sont voués à l’échec. Ils peuvent intervenir, installer des dictateurs et organiser des coups d’État. Ils peuvent appliquer une force maximale. Mais ils ne pourront jamais gouverner avec le consentement d’autrui.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Émiratis effectuent une danse traditionnelle devant des drapeaux représentant le prince héritier d’Abou Dabi, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane (à gauche), le cheikh Sultan ben Zayed al-Nahyane (au centre) et le cheikh Khalifa ben Zayed al-Nahyane, président des Émirats arabes unis (à droite), lors de la fête dédiée à l’héritage du cheikh Sultan ben Zayed al-Nahyane, organisée à l’hippodrome de Sweihan, dans la région d’al-Aïn, aux Émirats arabes unis, en février 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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