De Saint-Pétersbourg à Astana : l’accord russo-turc a fait son chemin
Le 9 août 2016, le président turc Tayyip Recep Erdoğan a rencontré son homologue russe Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg.
Puisque la Turquie était toujours absorbée à l’époque par l’organisation de Fethullah Gülen qui était accusée d’avoir commis la tentative de coup d’État du 15 juillet, il est certain que la décision d’aller à Saint-Pétersbourg avait été prise longtemps avant.
Suite à l’éloignement entre les deux pays après que l’aviation turque a abattu un avion de chasse russe en novembre 2015, la réconciliation turco-russe s’est faite vers la fin juin. La rencontre de Saint-Pétersbourg a été organisée pour renforcer ce nouveau rapprochement.
Ou c’est au moins l’impression donnée par les remarques faites par Erdoğan et Poutine à l’époque.
Cependant, les événements suivants ont révélé que le sommet de Saint-Pétersbourg a en fait jeté les bases d’un accord beaucoup plus important entre la Turquie et la Russie. La question est maintenant de savoir combien de temps cet accord sera-t-il encore fructueux.
Plus un allié américain
Au cours de l’année 2016, les relations de la Turquie avec son allié traditionnel américain et avec l’Union européenne se sont considérablement détériorées. Cette détérioration suivait ce qui avait semblé être une longue lune de miel que le gouvernement d’Erdoğan a goûtée avec Washington pendant le premier mandat d’Obama.
La vérité est que certains responsables turcs n’arrivent pas à accepter que les services de renseignements américains n’aient pas eu préalablement connaissance de la tentative de coup d’État
En 2013, les doutes et les désaccords ont commencé à affliger les relations entre les deux pays. L’administration Obama a refusé la proposition turque d’établir des refuges sûrs en Syrie et a également renié sur son propre engagement de prendre des mesures en réponse à l’utilisation par le régime d’Assad d’armes chimiques contre son propre peuple.
Bien que Washington ait exprimé son opposition au coup d’État en Égypte, les soupçons se sont accrus à Ankara concernant le fait que Washington était au courant qu’un coup militaire allait survenir.
Au fur et à mesure que l’État islamique (EI) s’est développé en Irak et en Syrie, Ankara et Washington ont commencé à échanger des reproches. Les Américains ont accusé les Turcs de ne pas contrôler étroitement leurs frontières avec la Syrie. À leur tour, les Turcs ont prétendu que la politique inepte des États-Unis en Syrie était ce qui avait permis à l’EI de s’étendre progressivement dans la région.
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Après les opérations visant à libérer la ville syrienne de Kobané d’un siège de l’EI qui a été finalement brisé au début de l’année 2015, les Américains ont établi une alliance avec la branche syrienne du Parti des travailleurs kurdes (PKK), un mouvement considéré par Ankara comme une menace directe pour sa sécurité nationale.
En septembre 2015, la Russie s’est impliquée directement dans la crise syrienne, déstabilisant totalement l’équilibre du conflit. Lorsque les Américains se sont déclarés disposés à se coordonner avec les Russes, les Turcs sont devenus plus convaincus que jamais que l’administration Obama avait complètement abandonné le peuple syrien.
Et bien que les responsables turcs n’aient trouvé aucune preuve de l’existence d’un quelconque rôle joué par les Américains ou les Européens dans la tentative de coup d’État, les premières réactions de Washington et de plusieurs capitales européennes n’étaient pas rassurantes.
La vérité est que certains responsables turcs n’arrivent pas à accepter que les services de renseignements américains n’aient pas eu préalablement connaissance de la tentative de coup d’État, non seulement en raison de la présence de Fethullah Gülen en Pennsylvanie, mais aussi en raison des liens étroits qui unissaient les généraux de l’armée turque avec leurs collègues américains.
De plus, la déclaration faite par le secrétaire d’État américain John Kerry aux premières heures du coup d’État ne condamnait pas clairement la tentative de renverser le gouvernement élu d’un allié important.
Le refuge güleniste en Europe
La déception d’Ankara face à la position européenne n’était pas moins profonde. La plupart des pays européens, surtout l’Allemagne, ont attendu avant de dénoncer la tentative de coup d’État et de soutenir le gouvernement turc légitime. Puis, lorsque Ankara a commencé à prendre des mesures contre l’organisation Gülen, au sein et en dehors des institutions étatiques, les États européens ont rapidement exprimé leurs préoccupations au sujet de la purge et critiqué le gouvernement turc.
Pendant ce temps, plusieurs grandes villes européennes, et pas seulement celles d’Amérique, se sont transformées en abris pour des dizaines d’hommes d’affaires et de politiciens appartenant à l’organisation Gülen.
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En outre, et malgré les requêtes répétées de la Turquie, aucun pays européen n’a pris de mesures contre les activistes du PKK qui ont transformé l’Europe en une arène importante pour leur collecte de fonds et leur recrutement, ainsi que pour leurs activités médiatiques.
Ainsi, à l’été 2016, la Turquie a conclu qu’elle était confrontée à un déséquilibre massif de pouvoir dans son voisinage, en particulier au sein de l’arène syrienne, laquelle était devenue un carrefour d’interactions régionales et internationales et qu’elle ne pouvait plus se sentir à l’aise avec les politiques adoptée par ses alliés occidentaux, que ce soit les États-Unis ou l’Europe.
C’est ce qui a poussé la Turquie à se tourner vers la Russie, qui est apparue comme la force prédominante dans la crise syrienne.
Toutefois, la décision turque de s’ouvrir à la Russie n’était pas unilatérale. Pour plusieurs raisons, notamment parce qu’elle s’était rendue compte qu’aucune solution militaire n’était possible pour la crise syrienne, Poutine voulait aussi renforcer les relations avec la Turquie.
Bouclier de l’Euphrate
Et cela nous ramène au sommet de Saint-Pétersbourg, au cours duquel les Turcs et les Russes ont accepté d’accélérer la normalisation des relations économiques et commerciales entre les deux pays. Ces relations avaient beaucoup souffert de la crise qui avait suivi l’affaire de l’avion de chasse russe abattu.
L’opération « Bouclier de l’Euphrate » qui impliquait un soutien militaire turc à l’armée syrienne libre, n’aurait pu avoir lieu sans le consentement de la Russie
Mais le plus important, ce fut l’action militaire turque sans précédent qui a eu lieu le 24 août 2016 le long des frontières avec la Syrie dans le but de chasser les forces de l’EI et d’empêcher les troupes du parti kurde de l’Union démocratique, la branche syrienne du PKK, d’étendre leur contrôle à l’ouest de l’Euphrate.
L’opération, baptisée « Bouclier de l’Euphrate », qui impliquait un soutien militaire turc tangible à l’armée syrienne libre, n’aurait pu avoir lieu sans le consentement de la Russie.
Au cours des mois suivants – et bien que cette opération, dirigée vers la ville d’al-Bab, au cœur du territoire syrien, a demandé un nouvel accord turco-russe – l’aviation russe a fourni aux troupes turques et aux forces de l’armée syrienne libre, qui ont assiégé al-Bab, un soutien direct à au moins deux reprises.
En revanche, Ankara n’a informé les Américains de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » que quelques heures avant son lancement. Malgré le fait que l’EI était la principale cible de l’opération, lorsqu’ils l’ont appris, les Américains ont traité l’opération « Bouclier de l’Euphrate » comme une activité qui se déroulait en dehors du cadre de la coalition internationale contre le terrorisme.
Une entente mutuelle
Le 18 décembre, l’armée russe a conclu un accord avec les factions armées de l’opposition syrienne pour évacuer l’est d’Alep et assurer le passage en toute sécurité des civils et des individus armés assiégés dans la ville.
La réunion d’Astana semble avoir marqué la fin de l’utilité de l’accord turco-russe, lancé à Saint-Pétersbourg
Malgré les vives critiques soulevées par l’accord, considéré comme un autre épisode de nettoyage ethnique en Syrie, il est certain que celui-ci n’aurait pas été possible sans le soutien de la Turquie.
Quelques jours plus tard, Ankara accueillait des négociations sans précédent entre des responsables russes et des représentants d’un large éventail de groupes syriens armés. Le résultat s’est fait connaître sous le nom d’accord de cessez-le-feu d’Ankara.
Puis la réunion d’Astana a eu lieu les 23 et 24 janvier afin de renforcer le cessez-le-feu et de trouver un mécanisme pour surveiller les violations.
Bien que la réunion ait rassemblé des représentants du régime de Damas et de l’opposition armée en présence de représentants russes, iraniens et turcs, il était évident que la réunion d’Astana ne pouvait avoir lieu sans une entente turco-russe mutuelle.
La réunion d’Astana n’était pas une idée turque, mais un projet russe par lequel Poutine voulait affirmer son rôle de médiateur, de fournisseur de solutions et de pacificateur. Peut-être les Russes ont-ils souhaité que les négociations d’Astana deviennent une alternative à celles de Genève.
Cependant, ni les Turcs, ni les Russes n’avaient la moindre idée de la position probable de la nouvelle administration américaine, encore moins de la réaction probable des États-Unis au lancement d’une nouvelle approche pour résoudre la crise sur la base d’une entente turco-russe.
En fin de compte, les parties ont convenu que la réunion d’Astana devait se limiter à consolider le cessez-le-feu et que les négociations devaient revenir à Genève pour revenir sur les questions les plus difficiles.
Non seulement Genève offrirait une protection internationale, mais cela pourrait également rassembler toutes les parties concernées, notamment les Américains eux-mêmes. Ainsi, la réunion d’Astana semble avoir marqué la fin de l’utilité de l’accord turco-russe, lancé à Saint-Pétersbourg. Désormais, ils devront attendre de voir quelle sera la position américaine.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan donne l’accolade au président russe Vladimir Poutine alors qu’il quitte le palais Mabeyn à Istanbul le 10 octobre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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