Le projet de loi sur le 11 septembre, l’Arabie saoudite et l’histoire secrète de cette journée
Il y a une dizaine de jours, les deux branches du gouvernement élu des États-Unis ont décidé par le biais d’un vote d’outrepasser le veto du président Obama à un projet de loi qui permettra probablement à des avocats représentant des citoyens américains d’attribuer la responsabilité des attentats du 11 septembre 2001 à des éléments de l’État saoudien et à exiger une compensation financière au nom de leurs clients.
En ce sens, le « Justice Against Sponsors of Terrorism Act » (JASTA), qui sera presque certainement promulgué, représentera la dernière marche d’une série d’étapes marquantes pour un recours collectif de longue date déposé par l’association 9/11 Families and Survivors United for Justice Against Terrorism.
L’action en justice a connu sa première grande percée en 2014, lorsqu’un tribunal fédéral de New York a jugé que le gouvernement saoudien n’était pas autorisé à invoquer l’immunité souveraine et était donc susceptible d’être poursuivi en dommages et intérêts si le lien avec le 11 septembre pouvait être avéré.
Depuis lors, sa progression est devenue une sorte de baromètre de la position globale des États-Unis vis-à-vis de l’Arabie saoudite et d’une alliance vieille de plusieurs décennies qui semblerait désormais s’effilocher.
Un plan cyclique
L’alliance est soutenue depuis plusieurs décennies par le rôle de producteur « pivot » de pétrole joué par l’Arabie saoudite dans le monde et donc par son rôle central dans la domination des puissances occidentales sur les approvisionnements mondiaux en énergie. Elle a également reposé sur la capacité du royaume à recycler chaque année une partie de ses « pétrodollars » en coûteuses importations d’armes occidentales et, plus largement, en une variété d’actifs aux États-Unis et en Europe occidentale.
Avec plus de 2 800 personnes tuées le 11 septembre 2001, dont 11 enfants qui n’ont pas eu le temps de naître, le premier vrai test avait commencé pour l’alliance américano-saoudienne
Souvent passée sous silence, l’alliance a également été essentielle pour la victoire américaine dans la guerre froide, en particulier en Asie centrale et au Moyen-Orient. Le soutien financier et idéologique apporté par Riyad à des mouvements islamistes extrémistes a donné à Washington un utile contrepoids réactionnaire et religieusement conservateur contre des mouvements nationalistes et des fronts de libération populaire plus progressistes et largement laïcs, ainsi que de nouveaux régimes tels que le Parti démocratique populaire d’Afghanistan – qui ont tous menacé de nationaliser les ressources et de mettre fin aux monopoles occidentaux, et dont certains n’avaient guère d’autre choix que de demander la protection de l’Union soviétique.
Avec plus de 2 800 personnes tuées le 11 septembre 2001, dont 11 enfants qui n’ont pas eu le temps de naître, le premier vrai test avait commencé pour l’alliance américano-saoudienne, a fortiori après qu’il est apparu que 15 des 19 pirates de l’air du 11 septembre étaient des citoyens saoudiens et qu’un avion à destination de l’Arabie saoudite avait reçu en secret une autorisation spéciale pour quitter les États-Unis le 13 septembre.
Mais alors que les pétrodollars saoudiens étaient encore vitaux pour la santé de l’économie américaine et que des rumeurs circulaient selon lesquelles Riyad avait acheté jusque-là plus de 100 milliards de dollars de bons du Trésor américain, il était impératif de maintenir intacte cette relation stratégique.
Choisissant la moins mauvaise option en dénonçant « al-Qaïda » et en s’en prenant donc dans les faits au même genre de groupes djihadistes que ceux que la CIA avait aidé à financer en Afghanistan une décennie plus tôt et soutenus dans leur lutte contre le gouvernement serbe dans les années 1990, l’administration George W. Bush est parvenue à détourner l’attention du public américain des riches et mystérieux mécènes des terroristes.
Au lieu de cela, l’accent a été mis sur les efforts déployés par l’armée américaine pour éliminer les régimes auxquels on pouvait vaguement reprocher de fournir un refuge à al-Qaïda et qui, dans le cas des talibans et de l’Irak de Saddam Hussein, s’avéraient être des obstacles à l’exploitation des ressources naturelles locales par des sociétés occidentales.
Un récit qui s’effiloche
Aujourd’hui, cependant, ce n’est pas par hasard que ce récit de quinze ans sur le 11 septembre a finalement commencé à se défaire.
De toute évidence, dans le sillage de la révolution de l’huile de schiste connue par les États-Unis en 2014, qui a vu les entreprises américaines dépasser brièvement l’Arabie saoudite et la Russie au rang de plus grands producteurs de pétrole du monde, Riyad a clairement perdu son rôle convoité de « producteur pivot ».
Des centaines de petites plates-formes pétrolières américaines peuvent se lancer avec un préavis d’à peine une semaine si les prix du pétrole viennent à grimper de quelques dollars supplémentaires par baril
Pour dire les choses simplement, les nouvelles technologies et les nouveaux gains d’efficacité – dont les États-Unis sont la plupart du temps pionniers – ont fait que des centaines de petites plates-formes pétrolières américaines peuvent se lancer avec un préavis d’à peine une semaine si les prix du pétrole viennent à grimper de quelques dollars supplémentaires par baril. Face à l’impossibilité de mettre en œuvre des réductions de production, par crainte de perdre des parts de marché et de plonger dans un déficit plus profond, Riyad doit tout simplement continuer de pomper du pétrole.
En ce sens, malgré les efforts de lobbying coûteux et importants fournis par des sociétés de relations publiques sponsorisées par l’Arabie saoudite ainsi que la prostitution intellectuelle considérable qui a touché des universitaires occidentaux, les États-Unis de nouveau riches en énergie et leurs élites politiques ont été largement libérés de la nécessité de continuer de fournir une couverture diplomatique sans faille au royaume saoudien.
Alors que certaines circonscriptions chercheront sans doute encore à remporter des contrats lucratifs avec des princes saoudiens, la plupart ont probablement déjà compris qu’un royaume saoudien plus nerveux et moins stable n’est peut-être pas aujourd’hui une mauvaise chose pour les intérêts américains, d’autant plus que Riyad n’a pas encore vraiment d’autre choix que de continuer de payer la protection des États-Unis.
De plus, avec le filon trouvé par les hommes d’affaires déjà en route vers l’Iran dans la foulée de l’« accord sur le nucléaire » de l’an dernier, et alors que Téhéran est prêt à signer certaines des plus grandes concessions pétrolières occidentales depuis l’époque des chahs, une situation dans laquelle l’Iran et l’Arabie saoudite peuvent continuer d’être dressés l’un contre l’autre dans une sorte de nouvelle « guerre froide du Golfe » semble préférable à l’idée de voir l’un ou l’autre de ces régimes devenir une puissance hégémonique régionale.
Cela est particulièrement vrai si un tel conflit par procuration garantit quelques gros accords d’armement supplémentaires malgré un prix faible du pétrole et permet à l’Occident de commercer librement avec chaque camp.
La « Golden Chain »
Il reste à voir comment la loi JASTA alimentera cette nouvelle dynamique, dans la mesure où le recours collectif pourrait encore prendre des années avant de se concrétiser.
Néanmoins, dans le même temps, chaque preuve supplémentaire rassemblée par les avocats travaillant sur le 11 septembre et rapportée dans les médias semble pouvoir contribuer à rabaisser une nouvelle fois la réputation de l’Arabie saoudite auprès du public américain, et peut-être finalement à la faire tomber au niveau que la Libye de Kadhafi ou l’Iran d’Ahmadinejad ont connu.
En outre, il est également tout à fait possible que bien avant que l’action en justice soit conclue, un consensus émerge aux États-Unis quant au fait que des éléments importants de l’État saoudien ont été effectivement impliqués dans les événements du 11 septembre.
Les révélations récentes, dont la publication d’environ 85 % du contenu de 29 pages (désignées à tort comme les « 28 pages ») qui ont été extraites (et expurgées) de l’enquête conjointe du Congrès sur les attentats du 11 septembre, ont fourni des preuves indirectes supplémentaires, bien que non confirmées, d’un rôle joué par l’Arabie saoudite. Mais il existe également aujourd’hui un nombre considérable de documents récemment déclassifiés, d’éléments divulgués, de transcriptions d’interrogatoires et de fichiers obtenus sur injonction qui font référence à une connexion beaucoup plus importante et à l’existence manifeste de financeurs saoudiens du 11 septembre ainsi que d’une cellule saoudienne aux États-Unis qui fournissait une assistance logistique aux pirates de l’air.
Rassemblées pour la première fois dans mon nouveau livre Shadow Wars: The Secret Struggle for the Middle East, ces nouvelles preuves dépeignent un tableau clair d’un réseau d’hommes d’affaires saoudiens clés et de membres de la famille régnante, connu sous le nom de « Golden Chain », qui a joué un rôle dans le financement du djihad afghan des années 1980 et qui a ensuite été revigoré au milieu des années 1990 après la fatwa d’Oussama ben Laden semblable à un chantage, qui critiquait les références islamiques du roi saoudien.
Connus des services de renseignement occidentaux, les membres du réseau comprenaient trois princes, dont l’un se trouvait à bord du vol secret qui a quitté les États-Unis le 13 septembre 2001, et qui ont tous les trois été nommés peu de temps après par un membre d’al-Qaïda fait prisonnier et soumis à un « waterboarding » poussé. Les hommes sont morts à une semaine d’intervalle en juin 2002, leur décès ayant été attribué à une « crise cardiaque » (à 43 ans), à un accident de voiture pour lequel il n’existe aucune archive convaincante et à une « mort par soif » qui a eu lieu sans témoins au cours d’une randonnée dans le désert.
Du point de vue de Riyad, en plus de refuser tout simplement de verser toute indemnisation accordée aux familles des victimes du 11 septembre, il est évidemment possible d’affirmer que ces personnes ne représentent pas l’État et donc que l’État ne peut être poursuivi en justice.
Cependant, dans la mesure où la majorité des princes saoudiens ont toujours reçu une rémunération généreuse de l’État et puisque la cellule du 11 septembre, comme beaucoup d’autres opérations d’al-Qaïda, a sans doute été aidée par des fonds d’organismes de charité soutenus par l’État, le problème est que cette ligne de défense pourrait bien échouer devant les tribunaux américains.
Se retirer – et vite
De façon plus immédiate – ce qui est beaucoup plus préoccupant pour l’Arabie saoudite –, l’existence même de cette action en justice pourrait bien commencer à avoir des conséquences graves pour la stabilité intérieure du royaume et la légitimité de son régime.
Sur le champ de bataille yéménite, par exemple, Riyad est toujours embourbé dans un conflit avec l’alliance entre les Houthis et Saleh nominalement soutenue par l’Iran et se montre incapable de progresser de manière significative vers la capitale. La perspective d’une augmentation de l’aide américaine en matière de logistique et de renseignement semble donc de plus en plus lointaine, alors que la capacité du royaume à reconstituer facilement les stocks épuisés de munitions et de blindage à l’aide de ses fournisseurs occidentaux sera considérablement réduite.
Sur le plan économique, alors que les prix du pétrole restent faibles et que le maintien par Riyad des salaires et des subventions du secteur public continue de soutenir son contrat social avec les citoyens, la loi JASTA ne pouvait pas tomber à un pire moment. Pendant que le royaume tente de se tourner vers les marchés obligataires internationaux pour contribuer à combler son déficit public béant et que, dans le même temps, sa réputation coule, l’appétit des investisseurs est sans surprise en déclin.
Ayant évoqué récemment ce sujet avec plusieurs dizaines de spécialistes de l’industrie, mon impression est que peu d’entre eux voudront risquer leur argent en l’attachant à une obligation ou à une offre publique liée à un régime que les tribunaux américains pourraient identifier comme un sponsor du terrorisme.
Dans un tel scénario, il est entendu que Riyad devra se préparer, au moins sous la forme d’un plan d’urgence, au gel de ses actifs aux États-Unis, et devra donc accélérer son retrait des bons du Trésor américain.
Alors que le voile du secret qui recouvrait ces obligations a déjà été levé plus tôt en 2016 et que les avoirs saoudiens ont chuté de 123 milliards de dollars à seulement 96 en l’espace de six mois, les retraits supplémentaires, qui s’inscrivent dans un cercle vicieux, ne servent qu’à accélérer encore plus l’effilochement des relations américano-saoudiennes.
- Christopher M. Davidson enseigne la politique à l’Université de Durham, en Angleterre. Son nouveau livre Shadow Wars: The Secret Struggle for the Middle East, est paru le 6 octobre.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président américain Barack Obama passe devant des délégués saoudiens lors de son arrivée au sommet du G20, à Hangzhou (Chine), en septembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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