Les « 28 pages » classifiées : une diversion aux vrais problèmes entre Ryad et Washington
La controverse entourant les « 28 pages » notoires sur le possible lien entre l’Arabie saoudite et les terroristes du 11 septembre 2001, qui ont été retirées du rapport conjoint du Congrès sur les attentats, est à son comble. Cependant, cette controverse détourne l’attention des véritables problèmes que les politiques de l’Arabie saoudite posent aux États-Unis et à l’ensemble de la région du Moyen-Orient.
La pression politique en faveur de la publication des 28 pages s’est accrue ces deux dernières années, des résolutions des deux chambres du Congrès exhortant le président à déclassifier ces informations. Mais aujourd’hui est à l’étude au Congrès un projet de loi, qui bénéficie d’un soutien bipartisan et qui priverait tout gouvernement étranger de son immunité souveraine concernant sa responsabilité dans une attaque terroriste sur le sol américain et permettrait ainsi de poursuivre le gouvernement saoudien en justice pour les attentats du 11 septembre.
Ce développement a incité le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Jubeir à menacer le mois dernier de retirer jusqu’à 750 milliards dollars d’actifs saoudiens détenus aux États-Unis. L’administration Obama s’oppose à cette loi, mettant en garde contre des « conséquences fortuites » – en particulier le fait que le gouvernement américain pourrait se retrouver face à des poursuites judiciaires en raison de ses actions à l’étranger. Les analystes de la politique économique saoudienne ne prennent toutefois pas la menace d’al-Jubeir très au sérieux car celle-ci reviendrait tout simplement à punir l’économie saoudienne.
Pendant ce temps, dans une interview avec Charlie Rose par CBS News le 16 avril, Obama a déclaré que son directeur du renseignement national James Clapper examine les 28 pages « pour faire en sorte que, quel que ce soit ce qui est publié, cela ne compromettra pas certains grands intérêts de la sécurité nationale des États-Unis ». Obama a indiqué que Clapper avait presque terminé, si bien que la question pourrait finalement parvenir au point critique dans les prochaines semaines.
Cependant, il est peu probable que la déclassification de ces 28 pages caviardées n’ajoute une quelconque nouvelle révélation dramatique au sujet des Saoudiens et des pirates de l’air qui ont perpétré les attentats du 11 septembre. L’ancien sénateur Bob Graham, qui était à la tête de la Commission d’enquête conjointe pour le Sénat, a laissé entendre que ces 28 pages contenaient des éléments à charge sur les liens des pirates de l’air avec le gouvernement saoudien. Toutefois, les preuves tangibles de Graham seront probablement davantage des pistes spéculatives plutôt que des preuves réelles de l’appui du gouvernement saoudien aux pirates de l’air.
Par le passé, les soupçons quant à un rôle officiel saoudien dans l’aide fournie aux pirates de l’air s’étaient concentrés sur les deux agents saoudiens d’al-Qaïda, Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, qui ont déménagé dans la région de San Diego au début de février 2000 et ont été immédiatement assistés par un Saoudien qui était soupçonné par d’autres Saoudiens de la région de San Diego de travailler pour les services de renseignement saoudiens.
Ce que beaucoup ont rapporté comme encore plus suspect est le fait que 130 000 dollars en chèques bancaires certifiés ont été envoyés à l’épouse d’Omar al-Bayoumi, l’agent présumé des renseignements saoudiens, par l’épouse du prince Bandar ben Sultan, l’ambassadeur saoudien aux États-Unis mais aussi – jusqu’à plus d’une décennie plus tard – chef du renseignement saoudien.
Néanmoins, même si ces chèques étaient une manière déguisée de soutenir un agent des renseignements, la théorie plus large selon laquelle le travail de Bayoumi était de prendre soin des pirates de l’air ne tient pas à la lumière des informations disponibles. Les enquêtes menées par le FBI, la CIA et les deux principaux organismes publics sur le 11 septembre n’ont apporté aucune preuve que Bayoumi ait fourni un soutien financier aux pirates de l’air. Au contraire, elles ont montré que Hazmi et Mihdhar recevaient de l’argent lorsqu’ils en avaient besoin via un canal direct d’al-Qaïda.
Au contraire, la Commission sur le 11 septembre a appris que les pirates avaient quitté l’appartement qu’ils avaient obtenu grâce à Bayoumi très peu de temps après leur emménagement, apparemment parce qu’al-Bayoumi avait organisé une fête dans l’appartement, laquelle a été filmée par l’un des participants, et que les agents d’al-Qaïda avaient n’apparemment pas apprécié l’attention. Par ailleurs, très peu de temps après, Mihdhar a effectivement quitté les États-Unis et n’y revint jamais. Et en juin 2000, Hazmi a déménagé en Arizona, apparemment via un réseau de contacts qu’al-Qaïda avait établi à Tucson dans les années 1990.
Ainsi, Bayoumi n’a joué aucun rôle dans les plans de Hazmi et Mihdhar et les efforts visant à trouver une autre preuve que le gouvernement saoudien était bien informé sur les projets de ben Laden pour le 11 septembre n’ont jusqu’à présent rien donné. Il est peu probable que les pistes liées aux soupçons d’une implication saoudienne mentionnées dans les 28 pages soient complètement différentes de celles qui ont déjà été largement débattues dans les médias.
La relation de Bayoumi avec Hazmi et Mihdhar a donné lieu à des spéculations sur la raison pour laquelle la CIA a omis d’informer le FBI de la présence de Mihdhar aux États-Unis jusqu’à deux semaines seulement avant les attentats du 11 septembre. Le chef du contre-terrorisme de la Maison Blanche Richard Clarke était outré par le fait que la CIA savait qu’un terroriste d’al-Qaïda était en route pour les États-Unis et l’avait maintenu dans l’ignorance, alors qu’il était censé recevoir tous les rapports des renseignements en matière de terrorisme. Il a indiqué dans une interview de 2009 que la seule raison pour laquelle la CIA aurait gardé l’information pour elle était que Cofer Black, le chef du centre antiterroriste de la CIA, était déterminé à recruter Hazmi et Mihdhar comme agents de la CIA infiltrés au sein d’al-Qaïda. Clarke avait spéculé que la CIA aurait utilisé les renseignements saoudiens pour approcher les deux agents d’al-Qaïda et supposait évidemment que Bayoumi était l’agent saoudien qui avait établi le contact.
Cependant, plus d’un an s’est écoulé entre la rupture de tout contact entre les deux agents d’al-Qaïda et Bayoumi et le moment où la CIA a contacté le FBI et d’autres agences pour demander que Mihdhar soit mis sur une liste de surveillance et a elle-même commencé à le rechercher. Ce retard n’était évidemment pas le résultat d’un effort visant à recruter Mihdhar et Hazmi. La vérité est beaucoup plus choquante : le rapport de la Commission d’enquête sur le 11 septembre montre clairement que le centre antiterroriste de la CIA n’avait même pas continué à se concentrer sur Mihdhar après avoir pris connaissance de son visa en février 2000. Elle avait déjà perdu sa trace et était passée à autre chose. Ce n’est qu’après un examen en août 2001 qui a révélé cette omission que le centre antiterroriste a entrepris quelque chose à propos de Mihdhar, ce qui explique pourquoi les pirates de l’air n’ont été pas localisés avant le 11 septembre.
Le régime saoudien a certainement joué un rôle dans la suite d’événements qui ont abouti au 11 septembre, mais nul besoin d’attendre la déclassification des 28 pages pour le comprendre. Il a longtemps été bien documenté que la base socio-politique favorable à l’organisation anti-américaine de ben Laden dans le royaume était si grande et influente que le gouvernement lui-même avait été contraint de marcher sur des œufs avec al-Qaïda jusqu’à ce que commencent les attaques du groupe contre le régime saoudien en 2003.
L’administration Clinton avait appris que les partisans saoudiens de ben Laden avaient été autorisés à financer ses opérations par le biais d’organismes de bienfaisance saoudiens. Le régime saoudien a systématiquement rejeté les demandes de la CIA concernant le certificat de naissance, le passeport et les relevés de banque de ben Laden. En outre, les enquêteurs de la Commission sur le 11 septembre ont appris que, après le départ de ben Laden du Soudan pour l’Afghanistan en mai 1996, une délégation de responsables saoudiens avait demandé à de hauts dirigeants talibans de dire à ben Laden que s’il n’attaquait pas le régime, la déchéance de sa citoyenneté saoudienne et le gel de ses avoirs de 1994 seraient annulés.
Le gouvernement américain savait que le financement saoudien de madrasas partout dans le monde était une source majeure d’activisme djihadiste. Le point de vue wahhabite extrémiste du régime saoudien sur l’islam chiite est la base de sa position paranoïaque concernant le reste de la région et de la déstabilisation de la Syrie et du Yémen. Les 28 pages devraient être publiées, mais au moment où les contradictions entre les intérêts américains et saoudiens commencent enfin à être reconnues ouvertement, cette question n’est qu’une autre diversion au réel débat concernant l’Arabie saoudite – un débat nécessaire et urgent.
- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur du livre Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire »).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un militant masqué porte une pancarte de la couverture du magazine Time avec la photo du dissident saoudien Oussama ben Laden lors d’un rassemblement antiaméricain à Islamabad, le 28 septembre 2001 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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