Ne faisant plus confiance aux États-Unis, Ankara et Ryad forgent une nouvelle alliance
En Turquie, la visite du roi Salmane (il y passe en tout cinq jours, dont deux à l’Organisation de la coopération islamique [OCI] à Istanbul) est considérée par les médias comme un événement marquant. C’est sans nul doute une visite démesurée : la délégation du roi a réservé un hôtel gratte-ciel et disposera d’une flotte de 500 Mercedes.
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, l’hôte du roi Salmane, a montré l’importance particulière de son visiteur en l’accueillant personnellement à l’aéroport d’Ankara et en le raccompagnant en ville. Selon le protocole, le roi aurait dû être accueilli par un ministre et n’aurait rencontré le président que plus tard, dans son palais.
Le président Erdoğan a probablement rendu l’honneur similaire qui lui avait été fait lorsqu’il avait visité l’Arabie saoudite en décembre dernier et avait été accueilli à l’aéroport par le roi. Peu de temps après ont été publiées les photographies des deux chefs d’État assis ensemble sous un grand portrait de Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque laïque. Mardi, le roi Salmane s’est vu remettre la plus haute distinction turque.
Les deux pays montrent clairement qu’ils sont maintenant en passe de devenir de proches partenaires stratégiques régionaux, en fait, il faudrait peut-être maintenant utiliser le terme d’alliés.
Au cours de la visite du président Erdoğan en Arabie saoudite en décembre, les deux pays avaient signé un accord de coopération stratégique dans les domaines militaire, économique et de l’investissement et visant précisément à favoriser la coopération entre les 34 pays musulmans contre le terrorisme.
Alliance militaire
Du point de vue saoudien, ces initiatives semblent poindre vers la création d’une alliance militaire des pays islamiques pour combattre le terrorisme, semblable à l’OTAN. La Turquie, membre de l’OTAN depuis le début des années 1950, s’inquiète sans doute plus de l’édification de sa capacité stratégique régionale au Moyen-Orient et dans l’Océan Indien : outre l’accord saoudien, la Turquie construit des bases militaires au Qatar (un autre proche allié) et en Somalie et construit son tout premier porte-avions. La presse turque a couvert périodiquement l’« armée islamique » apparemment principalement saoudienne et turque en cours de création, dont le commandement central sera à Riyad.
La Turquie, avec une population de 78 millions d’habitants, au deuxième rang des forces armées de l’OTAN et des industries sophistiquées de défense et de l’électronique militaire, sera inévitablement l’un des membres les plus influents de la Force islamique contre le terrorisme. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette voie l’intéresse. À Ankara, les journalistes en faveur du gouvernement citent l’exaspération à l’égard de l’Occident et la suspicion envers les motifs américains comme autant de raisons pour lesquelles les deux pays se rapprochent tant.
İlnur Çevik écrit dans le journal pro-AKP Daily Sabah que les « deux pays sont des acteurs influents dans la région, qu’ils sont conscients de leur patrimoine commun et de leurs intérêts communs vitaux et qu’ils n’aiment pas la tournure actuelle des événements, les puissances occidentales semblant s’efforcer de redessiner la carte du Moyen-Orient en fonction de leurs propres intérêts… Ils n’aiment ce qu’ils voient en Irak, en Syrie et au Yémen. » Le rapprochement des États-Unis avec l’Iran apparaît en toile de fond de cette impression.
Une alliance qui comprend désormais 39 membres peut sembler potentiellement irréaliste, mais en février et début avril, l’alliance militaire islamique s’est déjà engagée dans des exercices militaires décrits comme les plus grands jamais vus au Moyen-Orient. La Turquie et l’Arabie saoudite entretiennent actuellement toutes deux des relations difficiles avec leur protecteur militaire historique, les États-Unis, de sorte que les discussions à Ankara vont explorer les moyens possibles pour accroître le rayonnement de la nouvelle force islamique en tant que substitut partiel au moins.
La question la plus importante est néanmoins la coopération contre l’État islamique (EI). Depuis près de deux mois maintenant, les avions de chasse saoudiens ont déjà utilisé des bases aériennes militaires turques contre l’EI. La menace posée par l’EI est maintenant explicite. Les tirs de roquettes par les forces de l’EI sur Kilis et d’autres villes turques semblent être de plus en plus en plus fréquents, alarmant la population locale. Le nombre d’arrestations signalées de membres turcs de l’EI semble aussi être à la hausse.
La Turquie et l’Arabie saoudite veulent intensifier la coopération avec d’autres pays musulmans dans la lutte contre l’EI. La nécessité de travailler ensemble contre le terrorisme devrait être un thème principal de la réunion de l’OCI à Istanbul et a été soulignée dans un communiqué commun des ministres des Affaires étrangères mardi – il convient de noter que l’un d’entre eux était le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry.
La Syrie et l’Égypte
Ensuite, il y a la guerre civile en Syrie et les efforts diplomatiques pour y trouver une solution. Bien que la Turquie semble avoir marqué une victoire en excluant le Parti de l'union démocratique (PYD) syro-kurde des négociations, elle et l’Arabie saoudite ont peu de chance d’assurer le remplacement de Bachar al-Assad en tant que dirigeant.
Par contraste, les relations turco-égyptiennes, qui sont à un niveau très faible depuis que le coup d’État militaire en Égypte a renversé le président Mohammed Morsi en juillet 2013, présentent probablement une perspective de progrès – en effet, cela pourrait être l’une des principales réalisations saoudiennes lors de cette visite.
La question des relations avec l’Égypte est très sensible pour le gouvernement turc, partisan de longue date des Frères musulmans en Égypte et en Syrie. Mais en dépit de l’engagement de la Turquie vis-à-vis du président déchu Mohammed Morsi, les temps semblent changer. Avant de s’envoler pour Ankara, le roi Salmane a effectué une visite de cinq jours en Égypte où, malgré les protestations des Frères musulmans, l’Arabie saoudite a conclu une série d’accords avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, notamment la construction d’un pont entre les deux pays – et la cession controversée de deux îles par l’Égypte à l’Arabie saoudite.
Alors la Turquie va-t-elle assouplir maintenant sa position envers le Caire ? On pourrait bien répondre par l’affirmative. L’agence de presse étatique turque Anadolu laisse clairement entendre dans un article mardi qu’il y aura un changement, attribuant les propos suivants à Muhittin Ataman, un analyste du think tank SETA de l’AKP : « Nous savons qu’il y a de sérieux problèmes entre la Turquie et l’Égypte. Ceux-ci devraient s’atténuer. »
Est-ce que cela reflète la pensée d’Erdoğan ? Il ne faudra probablement pas attendre longtemps pour le savoir puisque le test principal de ce « fléchissement » sera apparemment la présence ou non de Sissi à Istanbul pour assister au sommet de l’OCI cette semaine.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan (à droite) avec le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz (à gauche) dans le complexe présidentiel à Ankara, le 12 avril 2016 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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