Les dangers de la nouvelle stratégie de lutte contre l’extrémisme au Royaume-Uni
Toutes sortes de raisons peuvent mener un gouvernement démocratique à l’échec : les scandales, les conflits, l’effondrement de l’économie du pays.
Certains peuvent même aller jusqu’à perdre la raison, tout simplement. Margaret Thatcher, alors Premier ministre du Royaume-Uni à la fin des années 1980, semblait invincible. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cet état de grâce l’a mise en situation de vulnérabilité.
Elle s’est mise à adopter des attitudes irrationnelles. Notamment en mettant en place le « poll tax » (un impôt forfaitaire frappant les foyers sans distinction de revenu ou de capital), en traitant ses collaborateurs de confiance avec une brutalité sadique et en démissionnant avec fracas, au moment opportun, en novembre 1990.
L’administration du Premier ministre David Cameron affiche la même arrogance depuis la victoire écrasante des conservateurs (tories) aux élections de mai dernier.
L’humiliation des travaillistes et l’effondrement des libéraux-démocrates semblent avoir laissé le champ libre aux tories sur la scène politique. Ces vingt dernières années, jamais aucun Premier ministre britannique n’a eu autant de pouvoir entre les mains que David Cameron.
Et pourtant ces dernières semaines, le gouvernement a multiplié les impairs. Sur le plan national, l’événement majeur a été de loin l’implosion du projet de budget proposé par le ministre des Finances, George Osborne, en juillet dernier.
Dans le cadre de son programme d’austérité, George Osborne a entaillé les crédits d’impôts pour les faibles revenus, une mesure qui réduira de plus de 1 000 livres sterling par an le revenu moyen annuel de plus de trois millions de foyers parmi les plus défavorisés.
Cette mesure a provoqué un tollé non seulement dans le pays, mais également au sein du parti conservateur.
D’autre part, la semaine dernière est tombée l’annonce d’une nouvelle embarrassante. Il est apparu que le Code de bonne conduite des ministres britanniques a été secrètement modifié au lendemain de la victoire des tories. Ce document, produit par le Bureau du Conseil des ministres, établit les règles à suivre par le gouvernement en matière de déontologie.
Alors que les libéraux-démocrates, sortis du gouvernement de coalition, ne sont plus au pouvoir, les ministres ne sont plus tenus de respecter le droit international, ni du reste les obligations des traités internationaux.
Aucune explication concernant ce changement n’a pour le moment été fournie. Mais si la Grande-Bretagne ne respecte pas ses obligations prévues par les traités internationaux, les ministres auront tout le loisir d’expulser des terroristes présumés tels qu’Abou Qatada. Ce dernier avait été extradé en Jordanie par la Grande-Bretagne en 2013 au terme de longs pourparlers avec la Cour européenne des droits de l’homme.
La Grande-Bretagne a été l’un des premiers États à ratifier la Convention européenne en 1951. Si nous devions en sortir, nous rejoindrions la Biélorussie au rang des petits pays non signataires et nous enverrions au monde entier un funeste message.
Enfin un troisième élément très révélateur montre que le gouvernement de David Cameron connaît ses premiers déboires, moins de six mois après les élections.
David Cameron et Theresa May, ministre de l’Intérieur, ont présenté cette semaine la stratégie du gouvernement visant à lutter contre l’extrémisme. Le Premier ministre précise que ce document de 50 pages est destiné à « construire un pays plus cohérent pour nos enfants, nos petits-enfants et pour les générations futures ».
L’objectif est certes louable, mais ce document risque davantage de porter préjudice à la société plutôt que renforcer la cohésion sociale. Selon moi, il produira l’effet inverse et ne fera que creuser encore davantage l’écart entre les Britanniques.
Ce document nous apprend que David Cameron et Theresa May sont sur le point de créer au sein du ministère de l’Intérieur une section « Extremist analysis unit » (Unité de contrôle des extrémistes) dont le nom est évocateur.
Cette unité vise à superviser la création d’une liste secrète « d’extrémistes ». À l’instar des délinquants sexuels, ces derniers ne seront pas autorisés à travailler avec des enfants. Si l’on en croit certains rapports, le gouvernement pourra décider de fermer des mosquées (bien que je ne trouve pas dans ce document le passage le stipulant explicitement). De nouveaux moyens de censure et mesures d’interdiction seront mis en place à l’encontre des suspects considérés comme « extrémistes ».
Toute personne normalement constituée ne peut nier qu’il existe une menace terroriste en Grande-Bretagne, ni qu’il est de la responsabilité du gouvernement de protéger ses citoyens : ne pas prendre de précaution serait pure négligence de la part de Theresa May.
Cependant, je ne pense pas que le document présenté cette semaine contribuera à mettre fin au terrorisme, il ne fera qu’accentuer encore davantage l’isolement d’une grande majorité des musulmans ordinaires et non violents.
Je ne suis pas le seul à penser ainsi. À ma connaissance, de nombreux experts dans la police et les services de sécurité partagent ce point de vue. Peter Fahy, chef de la police du Grand Manchester, une personnalité de premier ordre au Royaume-Uni, a même ouvertement pris position.
Les propos de Peter Fahy, lorsqu’il évoque la stratégie de prévention, ont un poids considérable car il parle au nom de la police tout entière. Il a exprimé sa crainte au quotidien britannique The Guardian de voir « les mesures visant à surveiller les propos des extrémistes restreindre la liberté d’expression et être contre-productives si nous ne cherchons pas à préserver un certain équilibre ».
En s’exprimant ainsi, il soulève ainsi une question épineuse. Pourquoi le gouvernement Cameron s’est-il engagé dans une stratégie de lutte contre l’extrémisme alors que la majorité des spécialistes du domaine – y compris la police et des membres des services de renseignement – la considère peu judicieuse ?
J’y vois deux explications. La première est politique. En annonçant qu’il se retirerait de ses fonctions de Premier ministre avant l’échéance des prochaines élections, David Cameron a mis en branle la course au pouvoir. Theresa May est soutenue par la droite farouchement conservatrice du parti. Lorsqu’elle a annoncé la nouvelle cette semaine, ces partisans, avec une grande partie des médias traditionnels, ont adhéré à ses propos.
La seconde explication est idéologique. Le gouvernement conservateur a modifié sa stratégie de lutte contre le terrorisme afin qu’elle prenne en compte la notion « d’extrémisme non violent ».
Cette doctrine élargit le principe de suspicion bien au-delà des activistes qui projettent des actes terroristes. Il existe désormais une nouvelle catégorie de suspects jugés coupables d’avoir des opinions dangereuses. D’où les propos de Peter Fahy mettant en garde sur le respect de la liberté d’expression.
Mais les motifs d’inquiétude que suscite le terme « extrémisme » dépassent de loin le seul champ de la liberté d’expression. Qui sera chargé de définir si untel est ou n’est pas extrémiste ? Quelles sont les valeurs britanniques que ces prétendus extrémistes ne doivent pas respecter pour être en effet "extrémiste" ?
Le dernier document en date qu’a publié le ministère de l’Intérieur n’a apporté aucun élément de réponse un tant soit peu convaincant. L’incapacité des conservateurs à proposer une définition claire du concept d’« extrémisme » laisse entendre qu’ils sont engagés dans une politique de deux poids deux mesures.
En d’autres termes, ce document délivre un message clair, bien que non explicitement exprimé, à l’encontre des musulmans britanniques : on ne veut pas de vous.
Les retombées peuvent être tragiques. Mais ce rapport contient toutefois des arguments positifs. Il aborde par exemple la menace de l’islamophobie et de l’extrémisme néo-nazi avec une intensité que je n’avais jamais rencontrée auparavant.
En outre, l’annonce cette semaine d’une nouvelle catégorie de crime haineux à l’encontre des musulmans est une avancée extrêmement positive. À partir de maintenant, la police aura l’obligation légale d’enregistrer les délits islamophobes, comme c’est déjà le cas depuis longtemps – et on ne peut que s’en réjouir – pour les actes antisémites. Une mesure qui arrive bien tard. À l’heure où les défenseurs des libertés traditionnelles britanniques ont connu une semaine bien sombre, je salue cette initiative plutôt deux fois qu’une.
- Peter Oborne s’est vu décerner en 2013 le prix du meilleur chroniqueur britannique de presse. Il a récemment démissionné de son poste de chroniqueur politique du quotidien britannique The Daily Telegraph. Il est l’auteur des ouvrages suivants : « The Triumph of the Political Class », « The Rise of Political Lying » et « Why the West is Wrong about Nuclear Iran ».
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le Premier ministre David Cameron prend un verre en compagnie du président chinois Xi JinPing (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo
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