Les tensions entre l'Iran et ses voisins arabes ne se dissiperont pas de si tôt
Le conflit entre l'Iran et la plupart de ses voisins arabes n’est plus seulement le simple jeu politique entre divers intérêts et quêtes d’influence. Quelle que soit la façon d’aborder ces conflits, la région arabe est à l’évidence confrontée à une question iranienne, extrêmement complexe. Le problème n’a guère de chance d’être résolu, même si les Américains acceptaient d’adopter le point de vue arabe vis-à-vis de l'Iran, comme les pays du Golfe s’efforcent depuis des mois d’en convaincre leur allié américain.
Il ne fait aucun doute que le conflit au Moyen-Orient suscite l'intérêt et préoccupe les principales puissances internationales, États-Unis en tête.
Néanmoins, l'intérêt et l'inquiétude manifestés par les États-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient, malgré l'importance de cette région sur le plan des ressources énergétiques, et alors même qu’elle est aussi à l’origine d'une nouvelle vague de terrorisme international et de millions de réfugiés ; sans même parler de l'existence d'Israël.
De toute évidence, la majorité des pays occidentaux ne perçoivent plus les dangers émanant du Moyen-Orient comme une menace sérieuse pour leur sécurité nationale, pas plus qu’ils craignent d’en perdre la maîtrise. Les conseils prodigués aux États du Golfe par Obama au sommet de Riyad fin avril ont confirmé la poursuite de la politique des États-Unis : éviter de s’empêtrer dans un conflit au Moyen-Orient.
Par contre, que les puissances occidentales aient accueilli l'escalade du conflit arabo-iranien ou redouté ses répercussions, et que les États arabes concernés aient décidé de s’opposer seuls à l'Iran ou d’attendre l’aide de leurs partenaires occidentaux, toutes les parties prenantes seraient bien avisées de comprendre l’étendue de ce conflit et de quoi il retourne – que les Arabes choisissent de négocier avec l'Iran ou de le combattre.
Voici quelques-unes des raisons pour lesquelles les voisins arabes de l’Iran ont de quoi redouter de voir s’éterniser leur problème avec ce dernier.
Tout d'abord, depuis un certain nombre d'années – et en particulier depuis l'invasion de l'Afghanistan en 2001 –, l'Iran mène un projet expansionniste dans la région. Cela découle de la nature historiquement expansionniste de l'État iranien depuis sa renaissance au début du XVIe siècle, de la perception croissante en Iran que le pays est en danger, crainte qui s’enracine dans les années de guerre Iran-Irak, et des opportunités expansionnistes offertes par la politique de guerre totale adoptée par l'administration de George Bush junior au Moyen-Orient.
Bien que l'Iran tente depuis cinq ans d’instaurer une sphère d'influence sur ses voisins à l’est et au nord de ses frontières, des considérations géopolitiques quant à ses relations avec la Russie, outre certains héritages historiques difficiles à contourner, restreignent les résultats à attendre de telles tentatives.
Son expansion dans les territoires arabes et le renforcement de son crédit géopolitique se sont avérés plus aisés. Outre le conflit israélo-arabe, la région arabe a subi depuis ces quinze dernière années deux grandes convulsions qui ont créé un vide du pouvoir et conduit à éliminer plusieurs grands États arabes de l'équilibre entre puissances régionales, tout en fournissant à l’Iran un certain nombre d’occasions d'élargir et renforcer son influence.
L'Iran a réussi à assoir sa puissance militaire et politique au Liban : le Hezbollah, qui n’est pas seulement devenu l’un des grands acteurs des décisions prises au Liban, s’est également qualifié pour intervenir dans d'autres pays arabes ; l'Iran a pris le contrôle du processus de prise de décisions au sein du nouvel État irakien en y associant un vaste éventail de forces politiques irakiennes ; il a offert sa protection au régime de Bachar al-Assad, devenant de ce fait une quasi-force d’occupation en Syrie ; et s’est sans relâche efforcé de prendre le contrôle de l'ensemble du Yémen.
On ne peut parler d’une expansion ethno-nationaliste iranienne tangible dans la sphère arabe. Cependant, le gouvernement iranien déploie un discours nationaliste afin de justifier son projet expansionniste et obtenir suffisamment de soutien populaire local pour le pérenniser. Objectif très largement atteint.
Incontestablement, l'Iran ne manque pas de ressources, tant économiques qu’humaines. En même temps cependant, le prix payé pour accroître son influence régionale est devenu exorbitant, en ce qui concerne les coûts financiers et humains, alors que le dividende économique de ce projet demeure très modeste.
C’est pourquoi les dirigeants iraniens tentent d’empêcher les diverses forces d’opposition au sein du pays de transformer en bénéfices politiques ces pertes financières, économiques et humaines. Ils cherchent en même temps à recevoir un soutien populaire à leurs politiques régionales, en s’appuyant sur un récit d'indépendance et de défense des intérêts nationaux, tout en cultivant la chimère impériale d'un État s’étendant de la mer Caspienne à la mer Rouge et du Golfe à la Méditerranée.
Pourtant, le contexte idéologique sectaire de ces dernières années s’est rapidement avéré la dimension iranienne la plus efficacement influente de son histoire. Si l'Iran ne peut se targuer d’une expansion ethno-nationaliste manifeste dans la région (puisque l'Iran lui-même n’est qu’une mosaïque d'ethnies), il bénéficie d’un spectaculaire retournement confessionnel.
Jamais l’Iran n'a représenté le centre religieux principal des musulmans chiites du monde. Or, au cours des décennies qui ont suivi la naissance de la République islamique, c’est ce qu’il est devenu, dans une large mesure. Évolution qui ne s’explique pas nécessairement par le fait que les érudits iraniens seraient les plus compétents et influents du monde chiite musulman, mais parce que la République s’est dès le début définie en termes chiites et parce que l’équipe dirigeante de la République a consacré les capacités et ressources de l'État à faire de l'Iran le centre le plus important aux yeux de l’ensemble des chiites.
Progressivement, et malgré l'existence de cercles laïques opposés à la vision iranienne du chiisme, l'influence de ces milieux n’a cessé de décroître. D'autre part, les chefs iraniens n'ont jamais hésité à mettre l'allégeance sectaire au service de leur projet expansionniste, sans vraiment se soucier des conséquences catastrophiques d'une telle politique sur les relations entre Arabes chiites et leurs concitoyens sunnites, majoritaires.
Peu à peu, les chiites libanais, de simples citoyens libanais musulmans au départ, se sont mués en un groupe politique sectaire. L'unité nationale irakienne s’est effondrée presque complètement et a cédé la place à la montée de tendances sectaires qui ambitionnent d’imposer leur hégémonie sur l'État et le pays. On assiste à une surenchère de suspicions mutuelles entre, d'une part, les Arabes chiites du Golfe et, de l’autre, leurs concitoyens arabes sunnites et leurs États. Le Yémen a, pour la première fois de son histoire, succombé à la tourmente de la division sectaire. Et on trouve actuellement une nouvelle définition aux Alaouites en Syrie et au Liban : ils sont considérés comme des chiites, eux aussi affiliés à l'Iran.
Grâce à ce processus de reformulation politico-confessionnelle, le chiisme fournit un cadre idéologique au projet expansionniste iranien et pose les fondations de l'influence de l'Iran sur un certain nombre d'États régionaux voisins. En d'autres termes, le projet régional iranien n’est plus seulement un projet géopolitique, il est aussi idéologique. Rien à voir avec celui du défunt shah Muhammad Reza Pahlavi, qui cherchait à jouer les gendarmes du Golfe, en partenariat avec les États-Unis d'Amérique. Pas plus qu’avec la Russie de Poutine cherchant à sécuriser ce voisin stratégique et à rétablir l'équilibre du pouvoir avec le continent européen. Ce projet se rapproche beaucoup plus du modèle soviétique, mais à une échelle bien plus réduite, puisque l'idéologie communiste servit de prétexte à bâtir un empire transcendant frontières, continents et nationalités.
Au cours des quinze dernières années, la politique iranienne a attisé des guerres civiles sanglantes en Irak, en Syrie et au Yémen, redéfini les identités au sein des pays voisins et anéanti plusieurs États nationaux. Cette politique a eu des conséquences désastreuses sur le tissu social, politique et culturel de nombreux pays arabes. On peut sans doute affirmer aussi que les politiques régionales de Téhéran ont infligé de lourds dommages à la structure des sociétés arabes ciblées par l'Iran.
L'Iran n’est pas une superpuissance, loin s’en faut. Même à l’aune des normes régionales, l'Iran, en termes de capacités, est un État de taille moyenne seulement. Par rapport à son voisin arabe, l’Iran n’est pas moins pluraliste, en matière d'ethnies et sectes, que l'Irak et la Syrie. Mais l'Iran est pratiquement le seul État dont la politique régionale est sous-tendue par une stratégie globale à multiples niveaux et dimensions : argent, économie, puissance militaire et affiliations sectaires. Toutes ces dimensions sont exploitées en synergie, sans s’inquiéter des conséquences désastreuses sur les peuples voisins – et l’Iran lui-même.
Les diverses dimensions de la politique iranienne, et les coûteuses répercussions de cette politique sur son voisinage arabe, rendent épineuses les relations avec l'Iran. On ne peut guère espérer qu’elles s’arrangent rapidement ou facilement.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats iraniens en tenue de camouflage défilent à Téhéran le Jour de l’Armée, le 18 avril 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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