Face à un tourisme en perdition, les bédouins de Jordanie retournent dans les grottes de Pétra
PÉTRA, Jordanie – La traversée à pied de l’imposante gorge du Siq qui débouche sur la célèbre Khazneh a paru étrangement calme.
Alors que nous pensions devoir nous faufiler à travers une cohue de touristes brandissant leur canne à selfie, ce qui a été au départ une agréable surprise s’est transformé en un sentiment de malaise lancinant tout au long de cette marche tranquille à travers la célèbre cité rose de Pétra, en Jordanie. Il n’est pas rare que les visiteurs manquent à l’appel en janvier, lors de la saison creuse, mais pas à ce point.
« Il n’y a plus tant de touristes qui viennent ici », a déploré une jeune bédouine de 16 ans qui vend des colliers en dents de chameau pour quelques dinars la pièce, et dont la voix faisait écho à travers les cavités caverneuses. « C’est trop calme, et cela rend la vie très difficile pour nous qui vivons ici », a-t-elle ajouté, replaçant, l’air abattu, son stock de bibelots invendus réparti sur un keffieh rouge et blanc.
L’ancienne cité perdue nabatéenne, affublée du célèbre titre de cité « moitié vieille comme le temps » et sculptée dans un grès rouge hypnotique, se présente comme le joyau archéologique de la Jordanie et l’attraction touristique la plus visitée et la plus emblématique du pays.
Toutefois, les affaires vont mal pour les marchands de Pétra et pour les communautés bédouines locales, l’instabilité dans la région et les craintes alimentées par l’État islamique étant à l’origine des difficultés rencontrées par le secteur touristique en Jordanie, pays voisin de la Syrie et de l’Irak.
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« Mes parents étaient très inquiets. Même si je leur ai dit que tout irait bien, je ne serais jamais venue ici en dehors d’un voyage organisé », a confié Shoshana, une touriste américaine de 23 ans en visite en Jordanie dans le cadre d’un programme de deux jours avec une agence de voyages basée à Jérusalem. Elle reconnaît avoir été stressée à l’idée de visiter ce pays du Moyen-Orient.
Un gagne-pain en danger
En 2014, le tourisme a généré 14 % du produit intérieur brut du royaume, soit 4,4 milliards de dollars, formant la deuxième plus grande source de revenus après les envois de fonds des expatriés.
Toutefois, le nombre de touristes a été réduit de moitié entre 2010 et 2014 et a continué de baisser depuis. Le nombre de touristes à Pétra a chuté de 32 % au cours des huit premiers mois de 2015.
Nuwar Johed, guide touristique spécialiste de Pétra depuis 22 ans, a pu observer le changement que ces dernières années ont causés sur le site et l’impact sur ceux qui dépendent de l’économie touristique.
« Depuis 2011 et le début de la guerre en Syrie, il y a eu une énorme baisse du tourisme à Pétra et en Jordanie en général, a-t-elle expliqué à MEE. C’est une problématique d’ordre régional, et je pense que la montée de l’État islamique en Syrie fait que beaucoup de gens ont peur de venir ici. »
L’implication de la Jordanie dans la coalition contre l’État islamique a pris de l’ampleur lorsque le royaume a intensifié les frappes aériennes contre des cibles syriennes, après que des militants ont brûlé vif un pilote de chasse jordanien dans une cage l’an dernier.
« Le tourisme apporte généralement trois milliards de dinars jordaniens [4,234 milliards de dollars] en Jordanie chaque année, de sorte que cela affecte chacun d’entre nous au niveau national, mais en ce qui concerne l’effet sur les communautés locales, l’impact est dévastateur sur les Bdouls, les bédouins locaux », a poursuivi Johed.
Les Bdouls
Les Bdouls vivant autour de Pétra sont originaires de la tribu des Howeitat, qui affirment descendre directement des Nabatéens et avoir ainsi prétendument hérité de la cité ancienne de leurs ancêtres.
Cependant, depuis que l’UNESCO a classé Pétra au patrimoine mondial en 1985, le gouvernement jordanien a contraint les Bdouls à quitter les grottes et le site archéologique pour le protéger contre les effets de l’empiétement. Le gouvernement a rassemblé les Bdouls dans des logements sédentaires construits à cet effet, formant un « village bédouin » connu sous le nom d’Umm Sayhoun, où la plupart d’entre eux vivent encore aujourd’hui.
Nuwar Johed a confirmé que si la plupart des bédouins sont partis, même si quelque peu à contrecœur, certains ont refusé d’être expulsés et environ 150 représentants de la communauté vivent encore dans des grottes.
Le retour des derniers habitants des grottes
Tofik Abdullah, un bédouin local de 28 ans tentant, en vain, de vendre à la criée des promenades en chameau à une poignée pitoyable de touristes près de l’église byzantine, a décrit comment sa famille est arrivée ici il y a plusieurs centaines d’années.
« Ma famille vit dans les grottes de cette région depuis plus de 450 ans. Ils sont venus en tant que nomades avec des chèvres, des chameaux et des moutons, et se sont intégrés au territoire. Leurs chameaux y ont trouvé des sources d’eau, et eux y ont trouvé l’herbe, puis les grottes ; l’endroit était paisible, alors ils ont décidé de rester », a-t-il raconté, à califourchon sur un chameau, en montrant le terrain rocheux qui enveloppe les ruines archéologiques.
« Nous aimons notre vie traditionnelle de nomades : c’est la liberté, vous savez. Du moins, cela l’était avant le tourisme : maintenant, le gouvernement nous a déplacés dans un "village bédouin". Mais certaines personnes, comme moi, restent dans les cavernes et refusent de bouger », a-t-il indiqué à MEE.
Alors que quelques-uns ont résisté à la pression du gouvernement, davantage de Bdouls ont commencé à retourner dans leurs habitations traditionnelles en roche, partiellement en raison de la chute spectaculaire du tourisme, mais aussi par manque d’espace pour développer le village.
« De plus en plus de gens reviennent parce que nous n’avons plus de terres pour construire dans le village. Nous avons essayé de parler avec le gouvernement pour demander plus de terres, mais ils disent que c’est interdit. Je pense qu’il y a plus de 700 familles qui n’ont pas de maison et qui vivent à l’étroit avec leurs parents », a expliqué Abdullah.
Si la pression causée par le ralentissement économique et le manque de terres a motivé la décision de retourner dans les grottes, Abdullah a expliqué qu’il s’agissait en réalité pour lui d’un mode de vie préférable.
« Je suis allé en Allemagne et j’y ai vécu huit mois, pour essayer de vivre en ville et en Occident, mais je suis revenu. »
« Pour moi, c’est une meilleure vie que la vie en ville : il y a moins de gens, moins de voitures, plus de nature et plus de liberté. En été, il fait frais et en hiver, il fait chaud ; la grotte est le miroir inversé des saisons. »
« C’est vraiment naturel et plus calme », a convenu Khaled Arbaya, 26 ans, qui a également décidé de vivre dans une grotte plutôt que dans les logements exigus financés par le gouvernement.
« Je suis né dans une grotte ; j’ai vécu toute ma vie dans une grotte. Ma famille est partie vivre dans le village, mais je suis resté parce que je préfère vivre ici : c’est beaucoup plus amusant et beaucoup plus intéressant. On fait tout avec le feu. Je dois porter de l’eau jusqu’à la grotte avec un âne, 50 gallons [environ 190 litres] à la fois. Idem pour la nourriture, nous devons tout transporter, et je dois laver mes vêtements à la main. »
Fonder une famille
Arbaya a expliqué pourquoi les jeunes hommes bdouls en particulier ont commencé à revenir dans les grottes.
« Les hommes en particulier commencent à ramener leur famille dans les grottes. Si je veux avoir des enfants un jour et vivre avec ma famille, j’ai besoin d’espace. Comment vos enfants, votre épouse et votre famille sont-ils censés vivre tous ensemble dans deux pièces ? »
Interrogé sur son état matrimonial, Arbaya a affiché un sourire malicieux. « Pas d’épouse, toujours célibataire : les filles ne veulent pas vivre dans la grotte ! », a-t-il ricané, avant d’ajouter, un peu penaud : « Pour être honnête, je n’ai pas fait tant d’efforts, cela arrivera peut-être un jour. »
« Mais au-delà de vouloir fonder une famille, les jeunes sont plus intéressés par un retour dans les grottes et par un retour à leur mode de vie naturel et à leurs racines », a-t-il ajouté.
Un retour aux « anciennes habitudes »
Nuwar Johed, la guide touristique, s’est identifiée à l’élan des jeunes bédouins souhaitant redécouvrir leur patrimoine. « Au cours des deux dernières décennies, j’ai observé un changement dans le mode de vie des bédouins : c’est devenu une approche plus consumériste et plus matérialiste, éloignée des anciennes habitudes traditionnelles et plus simples », a-t-elle expliqué.
« Avant l’explosion du tourisme dans la région, les Bdouls avaient une économie plus diversifiée et spécialisée dans d’autres secteurs, notamment l’agriculture. Mais leur culture a changé, et maintenant, ils dépendent de l’afflux des touristes. »
Ainsi, du point de vue de Nuwar Johed, la lueur d’espoir face à la baisse du tourisme à Pétra est que cela semble inciter un grand nombre de bédouins à retrouver leur mode de vie traditionnel, plus diversifié sur le plan économique.
« Depuis que les touristes sont arrivés ici, les bédouins ont commencé à gagner de l’argent grâce à eux et ont abandonné leur ancienne vie, mais aujourd’hui, ils y reviennent, et c’est vraiment très bien de retourner aux anciennes habitudes et de garder la culture en vie », a expliqué Khaled Arbaya, empli d’un enthousiasme juvénile.
« Quatre-vingt-dix pour cent des bédouins autour de cette région gagnent leur argent à partir du tourisme, mais cette tendance est à la baisse de nos jours. Beaucoup de bédouins changent à nouveau et retournent à l’élevage d’animaux de course, comme dans l’ancien temps. Des chèvres, des moutons et des chevaux de course, pour les vendre sur les marchés. »
« Mes grands-parents ont quitté la grotte en 1997, où ils produisaient du yaourt, du fromage et du beurre. Et aujourd’hui, les gens reviennent à ces activités. En son cœur, la culture des bédouins est restée la même. »
« Il y a un changement infime », a-t-il reconnu après coup. « Avant, s’il y avait un problème, quelqu’un tirait trois coups de feu en l’air et les gens accouraient, alors que maintenant, il suffit d’utiliser son téléphone portable », a-t-il ajouté en riant de bon cœur. « C’est donc peut-être bien qu’il y ait du changement. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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