La révolution par la danse : le dernier tango de Diyarbakır
DIYARBAKIR, Turquie – S’étreignant avec fermeté mais douceur tout en se déplaçant à pas légers, Nadire et Halil virevoltent dans des cercles complexes au milieu d’une pièce recouverte de miroirs. Il mène la danse et elle le suit. Instinctivement, ses jambes réagissent dans une réponse sensuelle, comme suspendues dans un état de vive intensité physique et émotionnelle. En ces instants, ils savent qu’ils maîtrisent le tango et le dansent de la façon dont il doit être dansé.
À cinq cents mètres de là, des coups de feu et des explosions retentissent dans la zone historique de Diyarbakır, la « capitale » du Kurdistan turc. L’armée turque y affronte des militants kurdes armés liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Après deux années de pourparlers de paix, l’été 2015 a vu une résurgence de la violence entre le gouvernement turc et les combattants kurdes. Cette dernière série de combats n’est qu’une bataille de plus dans un conflit qui traîne depuis des décennies.
Depuis les tout premiers temps de la République turque, le Kurdistan turc a été la scène d’un combat pour la reconnaissance de l’identité et de l’autonomie kurdes. Pendant les années 1980, cette lutte s’est transformée en une guerre contre l’État turc.
À l’instar de Nadire et Halil, des dizaines d’amoureux du tango viennent danser pour échapper aux réalités du quotidien à Diyarbakır. Pour Kemal Ciwan Işık, le directeur de la Tango Med School, le tango est un puissant moyen de créer un sentiment de répit dans une existence rongée par la politique et la guerre. « C’est une danse sensuelle. Les danseurs doivent s’abandonner à leurs partenaires et tout oublier. »
« Le tango est transgressif par nature »
Avant de s’installer à Diyarbakır, Kemal Ciwan Işık, la trentaine, avait une vie confortable sur la riviera turque. Se décrivant comme un activiste, il explique avoir toujours voulu revenir vivre dans sa région natale et « faire quelque chose ». Dans son esprit, le tango a le potentiel pour être un puissant instrument politique. « Le tango a une force, une énergie dont le Kurdistan a besoin », affirme-t-il.
En Argentine où il est né, le tango était dansé essentiellement par des personnes issues de classes sociales défavorisées et était considéré comme grossier et provocant par les non-pratiquants. « Le tango est transgressif par nature », observe Kemal. Selon lui, les valeurs exprimées par le tango s’opposent aux idées conservatrices et autoritaires de l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, et de son leader, le président Recep Tayyip Erdoğan.
Quand Kemal est arrivé à Diyarbakır en 2009, la ville n’offrait aucun lieu pour la danse. Il a donc ouvert en 2011 une école dédiée à l’enseignement du tango, bénéficiant du soutien financier de ses étudiants. « Il n’y avait rien à faire ici, alors son projet a très rapidement rencontré un franc succès », explique Bircan, une danseuse d’une vingtaine d’années.
Six ans plus tard, la Tango Med School demeure la principale école de tango du Kurdistan turc et Kemal pense avoir donné des cours à plus de 1 200 personnes. Beaucoup de ses danseurs participent à des festivals en Turquie et à l’étranger, par exemple à Chypre, en Espagne, en France ou aux Pays-Bas. Deux de ses anciens étudiants cherchent maintenant à ouvrir leurs propres écoles dans d’autres villes du Kurdistan turc.
Bon nombre des étudiants de Kemal partagent ses opinions politiques et sont enthousiastes à l’idée d’utiliser l’école de danse comme une plateforme pour aider à soigner les blessures du Kurdistan.
« Cela va au-delà de la politique, cela concerne notre humanité »
« Il y a de nombreux problèmes dans cette ville et puisque nous aimons notre peuple et notre culture, nous avons décidé que nous devions faire quelque chose », a témoigné Nadire.
Suite à l’émergence du groupe État islamique (EI) en Syrie et en Irak, des milliers de personnes se sont réfugiées en Turquie, où elles ont été accueillies par les municipalités kurdes. À Diyarbakır, la mairie a ouvert un camp qui héberge à présent quelque 4 000 réfugiés.
Les membres de la Tango Med School ont rapidement organisé une collecte pour apporter aux réfugiés le nécessaire dont ils ont besoin. « Nous avons récupéré assez de vêtements, de nourriture, de médicaments, de tentes et de couvertures pour remplir dix camions », indique Halil. La municipalité de Diyarbakır n’ayant pas été en mesure d’effectuer la distribution à cause d’un manque de ressources, les membres de la Tango Med School ont donné un coup de main bienvenu.
Souhaitant aider davantage, ils ont également initié des activités pour les réfugiés qui vivent dans le camp de Diyarbakır, en particulier les enfants. « Tous les dimanches, nous allions au camp pour jouer avec les enfants et parler aux hommes et aux femmes », explique Nadire. « Cela va au-delà de la politique », affirme Halil, « cela concerne notre humanité ».
« Ce genre de danse érotique encourage le péché »
La volonté de Kemal de populariser le tango au Kurdistan n’est pas allée sans heurt. En 2010, il a été invité à donner un cours à Batman, une ville conservatrice non loin de Diyarbakır. Toutefois, peu après le début du cours, une organisation locale a affirmé que le tango était immoral. « Leur problème était que des femmes dansaient », explique Kemal. Le tango est une danse intime dans laquelle les partenaires se touchent et s’étreignent. « Les conservateurs ne pouvaient l’accepter. »
Bien que l’affaire ait fait la une des médias nationaux, qui ont publié les photos des cours, Kemal a refusé de céder à la pression. « Nous avons poursuivi jusqu’à la fin de la formation. Mais les gens ont eu peur des menaces des conservateurs et, à la dernière leçon, il n’y avait plus qu’une seule personne ».
Ce n’était pas la dernière fois qu’un événement de tango allait susciter la controverse en Turquie. En 2014, une association dénommée « Well-behaved Adana Platform » (plateforme des personnes bien élevées d’Adana) a exhorté les autorités locales à annuler la tenue d’un festival international de tango à Adana. Le groupe a publié un communiqué disant qu’« un festival qui expose l’adultère à travers une telle proximité physique n’a pas sa place dans notre religion ou notre culture nationale [turque] […] ce genre de danse érotique encourage les gens à pécher ». Malgré leur demande, le festival a bel et bien eu lieu.
En dépit de la pression que Kemal a subie en enseignant le tango, les menaces contre sa personne et ce qui est jugé comme une danse transgressive sont en train de s’estomper, et de plus en plus de monde s’inscrit à ses cours.
« Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution »
Les femmes sont au cœur du projet de Kemal Ciwan Işık. Selon lui, les hommes du Kurdistan empêchent souvent les femmes de vivre à leur manière. « Pour les femmes du Kurdistan, ce n’est pas facile de danser, et nous devons faire attention à l’endroit où nous le faisons », explique-t-il.
Les traditions forcent les femmes à cacher leur corps et à en avoir honte, soutient Nadire. « En dansant, on apprend à sentir et à aimer notre corps, et on en prend le contrôle », affirme-t-elle.
Le projet qui procure le plus de fierté à Kemal a eu lieu en 2014-2015. Intitulé Jinwari (féminin en kurde), il a rassemblé 40 femmes dans des ateliers chorégraphiques de tango. Vingt d’entre elles étaient des activistes ou des avocates impliquées en politique ou dans la défense des droits de l’homme. « Nous avons dansé ensemble pendant pratiquement un an, et au final le changement était radical, nous nous sentions beaucoup plus libres », raconte Nadire. « Pour ces activistes, c’était comme une thérapie », a ajouté Kemal.
En raison de la reprise du conflit entre Ankara et les militants kurdes, beaucoup de ces mêmes activistes font désormais face à des difficultés, et Kemal s’en inquiète. À la fin de notre interview, il se lève pour retourner auprès de ses étudiants qui sont en train de danser dans la pièce adjacente. Puis il s’arrête, respire profondément et cite la célèbre anarchiste russe Emma Goldman : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution […] Une révolution qui ne permet pas de danser ne vaut pas la peine qu’on combatte pour elle ».
Traduction de l’anglais (original).
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