Le Musée palestinien : un lieu sans risque pour des idées risquées
CISJORDANIE, Palestine – Au sommet des collines de Birzeit, une ville universitaire située à une trentaine de kilomètres de Jérusalem, un édifice moderne flambant neuf domine le vert paysage en terrasses. Des hommes coiffés de casques de chantier s’affairent devant la façade de grès et de verre sous le soleil de ce début de printemps, mais ils seront bientôt remplacés par les nouveaux gardiens du bâtiment : le personnel du Musée palestinien.
Quand il ouvrira ses portes aux visiteurs mi-mai, le Musée palestinien sera un musée public unique en son genre en Palestine, et l’un des musées les plus singuliers du monde. Conçu, financé et réalisé sur fond d’occupation israélienne, le musée a pour objectif, comme l’affirme sa devise, de procurer « un lieu sans risque pour des idées risquées ».
Un lieu sans risque pour des idées risquées
Compiler l’histoire fragmentée de la Palestine et de son peuple à la fois dans leur terre d’origine et dans le contexte de la diaspora n’est pas une mince affaire. Le musée a dû adopter une approche novatrice dans ses programmes de recherche et d’exposition, qui sont spécialement adaptés pour représenter une histoire arabe longtemps marginalisée et occultée par l’actuelle occupation israélienne de la Palestine.
L’idée initiale du musée a été conçue il y a dix-huit ans par la Welfare Association, une organisation non-gouvernementale internationale qui s’emploie au développement et à la préservation de l’identité et du patrimoine culturel palestiniens. Omar al-Qattan, le directeur du groupe de travail du musée, a joué un rôle déterminant dans la réalisation du projet et s’est remémoré les premières discussions consacrées à la meilleure façon de présenter l’histoire culturelle de la Palestine.
« Pour commencer nous ne sommes pas tombés d’accord, parce que les propriétaires du musée sont une organisation associative ayant beaucoup de points de vue différents », a expliqué Omar al-Qattan au cours d’un voyage récent pour rencontrer des membres de l’équipe à Ramallah et à Birzeit. « Il y avait des divergences de vues entre générations, et aussi des interprétations différentes de ce que sont les musées. L’un des camps était dominé par le regretté professeur Ibrahim Abu-Lughod, de la génération qui a vécu la Nabka – il proposait un projet de musée mémorial. Certains d’entre nous, plus jeunes, ont répliqué : attendez – oui d’accord, mais nous voulons également quelque chose qui évoque la Palestine contemporaine et aussi qui nous aide à imaginer comment le futur pourrait être. »
L’ambition nourrie par Omar al-Qattan de créer un musée thématique avec un programme d’expositions basé sur la recherche et une portée qui dépasse la Palestine fut mise en veilleuse quand la seconde Intifada éclata en l’an 2000. Les membres de l’organisation échangèrent des idées et des plans au cours de la décennie suivante et en 2010, un concours architectural fut lancé pour dessiner le nouveau bâtiment. La recherche de financement commença en 2011, et la construction de la première phase du musée débuta en 2013.
« Le concept que j’ai proposé est toujours présent – le concept de base, l’idée d’un vaisseau-mère [noyau central] avec des satellites [avant-postes] pour illustrer la dispersion des Palestiniens et le fait que la communication est tellement difficile », a expliqué Omar al-Qattan. « L’idée, c’est que nous allons nous fonder sur la recherche pour construire notre collection, qu’elle soit numérique ou physique. Cela fera partie des exigences de nos programmes. »
Un vaisseau-mère et ses satellites
Le bâtiment, que Qattan et son équipe surnomment le « vaisseau-mère », ouvrira ses portes au mois de mai, mais le programme des expositions ne démarrera qu’à l’automne.
Comme avec n’importe quel projet de cette envergure il y a eu des problèmes au démarrage : des retards et des contraintes de financement, exacerbées par le conflit politique actuel et les restrictions qu’il implique. Jack Persekian, le directeur artistique, a quitté le musée fin 2015, et l’exposition qui était prévue pour l’inauguration, une découverte des biens les plus précieux des Palestiniens « ordinaires » intitulée Never Part (« Jamais séparés »), a dû être mise en veilleuse.
Mais l’un des buts essentiels du musée consiste à toucher les communautés palestiniennes à l’étranger. Rachel Dedman, une conservatrice indépendante basée à Beyrouth, a été invitée à superviser la première de ses expositions « satellites », dont l’inauguration à Beyrouth, en mai, devait coïncider avec l’ouverture au public de l’espace de Birzeit. À la place, elle s’est retrouvée en train de gérer ce qui est devenu l’exposition inaugurale du musée, At the Seams (« Sous toutes les coutures ») – une histoire approfondie, multimédia, de la broderie palestinienne – même si elle aura lieu à près de 250 km du musée proprement dit.
« Avoir un espace physique est vraiment crucial parce que cela ramène à ce qu’un musée peut réellement faire, qui est d’opposer une résistance à des menaces existentielles, et la réalité physique de l’espace est vraiment importante », a expliqué Rachel Dedman sur Skype depuis Beyrouth, faisant référence à ce qu’elle considère comme l’activité dématérialisée du musée. « En même temps, l’idée du satellite est vraiment fascinante parce qu’elle répond à un besoin global pour les musées de refléter et de satisfaire le caractère universel de leur public. C’est particulièrement vrai des Palestiniens, qui depuis si longtemps sont déplacés, expulsés, marginalisés, privés d’expression et qui vivent désormais dans le monde entier ; le concept du satellite permet à ces idées d’être mises en valeur et élargies. »
Rachel Dedman explique que son désir de redonner vie aux objets culturels faisant partie d’At the Seams rejoint l’engagement du musée à entreprendre une recherche approfondie et de longue durée. L’exposition, qui ouvrira ses portes le 25 mai à Dar el-Nimer, puise dans des collections privées de broderies, des images et des textes d’archives, et des interviews originales. Elle fait aussi intervenir des designers palestiniens contemporains, et inclut un film spécialement réalisé, basé sur les recherches sur le terrain de Rachel Dedman.
« Ma recherche s’est basée sur la conviction que la culture matérielle – ces choses fabriquées par des personnes, pour être portées – est fondamentalement politique », a déclaré Rachel Dedman. « Ces choses peuvent nous livrer des informations sur l’histoire palestinienne, y compris l’histoire palestinienne au Liban, informations qui vont susciter aujourd’hui des discussions et des débats vraiment productifs. À mon avis, c’est un véritable élargissement de la mission du musée – d’engager une conversation, d’être un lieu sans risque pour des idées risquées et d’impliquer un vaste public, où qu’il soit. »
L’album d’une famille palestinienne
Il faudra attendre la nomination d’un nouveau directeur artistique pour que le programme des expositions dans le « vaisseau-mère » de Birzeit soit définitivement fixé, mais pendant ce temps l’équipe sur le terrain s’est aussi concentrée activement sur les éléments virtuels essentiels qui font partie de la mission du musée.
Dans le but de toucher les Palestiniens de la diaspora ainsi qu’un public international qui, autrement, ne s’intéresserait peut-être pas aux histoires quotidiennes des Palestiniens, le cœur de la plate-forme internet du musée est occupé par son projet d’Album de famille.
À côté d’une chronologie historique interactive, les archives de l’Album de famille présentent des photos de famille de tous les jours accompagnées d’entretiens détaillés avec leurs propriétaires. Elles devraient être disponibles dans une banque de données en ligne cet été.
« L’Album de famille a démarré avec l’idée que les photos de famille sont quelque chose que nous conservons et que nous chérissons », a expliqué Dalia Othman, directrice des archives audio-visuelles du musée. « C’est une fantastique fenêtre ouverte sur les traditions familiales, les coutumes, la culture, les périodes significatives de l’histoire. Ces photos fournissent un moyen idéal pour aborder l’histoire palestinienne ».
Fin 2014, l’équipe des archives commença à faire savoir, par l’intermédiaire de leurs familles et de leurs amis, qu’ils recherchaient des photographies – n’importe quelles photographies. Ils installèrent une tente sur la place al-Manara, au centre de Ramallah, pendant deux jours, pour expliquer aux passants que leurs vieilles photos de famille pouvaient contribuer à illustrer l’histoire de la Palestine au sens large. La nouvelle s’est répandue et à ce jour, les archives ont rassemblé plus de 10 000 photos scannées digitalement.
Conformément aux normes exigeantes du musée, qui a été homologué par le Conseil international des musées, les archivistes ont parcouru la Palestine avec des contrats de numérisation et ont pris le temps d’enregistrer les moindres détails de chaque photographie. Après avoir été confiées au musée pendant deux semaines, les photos ont été restituées à leurs propriétaires accompagnées d’un CD numérique des scans ainsi que de consignes expliquant comment conserver correctement ces précieux documents.
« Notre but est de relier les Palestiniens entre eux », a affirmé Dalia Othman. « Il s’agit d’une vision analytique de l’histoire de la Palestine, et parce qu’elle est numérique, qu’elle est sur internet et qu’elle ne sera pas physique, des gens du monde entier pourront accéder à ce contenu. Cela revient à créer une passerelle pour que la diaspora puisse communiquer et renouer avec ces racines. »
Face aux nombreux défis intérieurs et extérieurs, Omar al-Qattan est fier des stratégies et des plates-formes novatrices du musée. Mais il est aussi extrêmement conscient des problèmes divers qui pourraient surgir une fois que le musée aura ouvert ses portes en mai. En dépit de l’attention portée à la sécurité, il existera toujours certaines choses que le musée ne pourra pas contrôler.
« Je pense qu’il s’agit probablement du premier musée qui ait été construit sous occupation militaire, donc c’est extraordinaire d’en être arrivé là », a commenté Omar al-Qattan en riant. « Mais cela implique aussi des problèmes spécifiques, parce que nous ne disposons pas de la liberté de circulation, et notre public local non plus. Nous sommes très vulnérables à la violence des colons et de l’armée israélienne, et les gens hésitent évidemment beaucoup à soutenir ou à financer un projet aussi incertain. Mais c’est un risque qu’il nous faut courir. »
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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