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Reis : biographie d’Erdoğan ou propagande de l’AKP ?

Selon les détracteurs, le film est lié au référendum du 16 avril qui pourrait accorder au président turc Recep Tayyip Erdoğan des pouvoirs exécutifs sans précédent
Reha Beyoğlu entouré par des fans lors de la première de Reis, le 26 février 2017 (MEE/Melvyn Ingleby)

ISTANBUL, Turquie – L’acteur turc Reha Beyoğlu s’accorde quelques instants pour essuyer la sueur de son front avant qu’un autre fan n’insiste pour prendre un selfie avec lui. La star a une réputation à tenir : il n’y a donc pas grand-chose d’autre à faire que de garder le sourire.

Dans son dernier film, Reis (« Le chef »), dont la première a eu lieu le jour de l’anniversaire du président Recep Tayyip Erdoğan, le 26 février, Beyoğlu joue le rôle d’Erdoğan.

Pour les détracteurs, le timing du film est lié à une autre date importante : le 16 avril, jour où la Turquie tiendra un référendum sur des amendements constitutionnels qui accorderaient au président des pouvoirs exécutifs étendus.

« J’aime vraiment Tayyip Erdoğan. En tant qu’acteur, c’est une joie indescriptible de jouer le rôle de son président »

- Reha Beyoğlu, acteur turc

Beyoğlu est prompt à rejeter tout soupçon selon lequel le film serait lié au référendum. « Il n’est pas question que ce [soit un] film de propagande ou quoi que ce soit de semblable. C’est une biographie. Et quand on dépeint la vie de la personne la plus importante en Turquie, je peux vous assurer que les scénaristes ne peuvent pas simplement se servir de leur fantaisie. Nous dépeignons la réalité. »

Cela dit, l’acteur turc admire clairement son personnage.

« J’aime vraiment Tayyip Erdoğan. En tant qu’acteur, c’est une joie indescriptible de jouer le rôle de son président. Mais c’est aussi une responsabilité parce que je me rends compte que je suis désormais associé à lui. Je fais donc de mon mieux pour m’assurer qu’aucune de mes propres erreurs ne soit liée à notre président. »

Reis raconte la vie d’Erdoğan, de son enfance à son accession au poste de maire d’Istanbul, et se termine autour de son emprisonnement, en 1999. Hüdaverdi Yavuz, le réalisateur du film, insiste sur le fait que le gouvernement n’a pas influencé son travail et que les financements ont été obtenus par l’homme d’affaires turco-néerlandais Temel Kankıran.


Les débuts d’Erdoğan

Le film commence dans les rues étroites de Kasımpasa, un quartier pauvre d’Istanbul situé sur les rives de la Corne d’Or, où Erdoğan est né en 1954. Pendant son enfance, qu’il passe dans sa ville natale, Erdoğan est dépeint comme quelqu’un qui possède déjà l’autorité naturelle innée d’un futur président.

Tandis que ses amis passent leur temps à traîner ou à se battre, le jeune Erdoğan les rappelle à l’ordre : « Allons à la mosquée, les gars », lance-t-il dans le film.

Ce sens du devoir le mène rapidement à une carrière en politique ; le film retrace l’ascension rapide d’Erdoğan au sein de la municipalité et montre comment, en tant que maire d’Istanbul, il a considérablement amélioré les conditions de vie des Turcs ordinaires.

La religion contre l’État

En plus de se concentrer sur Erdoğan, le film souligne une distinction nette entre une population religieuse opprimée d’une part et un État laïc autoritaire de l’autre.

L’armée se décrit depuis longtemps comme la gardienne de la Turquie laïque, créée par le fondateur du pays, Mustafa Kemal Atatürk. Entre 1960 et 1980, plusieurs coups d’État militaires ont eu lieu en Turquie. En 1997, l’armée a ensuite mené une campagne qui a forcé le premier gouvernement islamique turc à démissionner.

Dans l’une des premières scènes, on voit le père d’Erdoğan pleurer la mort d’Adnan Menderes, le Premier ministre turc qui, dans les années 1950, avait acquis une grande popularité auprès des Turcs pieux, selon le film. Un an après le coup d’État de 1960, Menderes avait été exécuté par l’armée laïque.

« Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats »

– Poème lu par le président Erdoğan

« Un grand homme nous a quittés aujourd’hui », affirme dans le film le père d’Erdoğan à son fils bouleversé. « Mais si tu travailles dur, tu seras un jour tout aussi grand », a ajouté le personnage.

Reis met en lumière la bataille constante entre la religion et l’État en Turquie. Cette opposition est clairement exprimée dans un teaser diffusé l’année dernière, dans lequel un soldat frappe un imam âgé avec un fusil pour avoir effectué l’adhan (l’appel à la prière musulmane) en arabe. La foule rassemblée est interloquée par la cruauté exprimée sous ses yeux, avant qu’une voix aiguë de garçon ne parcoure soudainement les rues. Un enfant de 8 ans continue de réciter l’adhan là où l’imam s’était arrêté. Le soldat dépeint dans le film n’ose pas intervenir face au courage dont le garçon fait preuve.

Une interdiction de réciter l’appel islamique à la prière en arabe a été imposée en Turquie de 1932 à 1950. Durant cette époque, l’adhan devait être récité uniquement en langue turque.

Menderes est de nouveau mentionné vers la fin du film, lorsqu’Erdoğan est lui-même condamné à une peine de prison pour avoir lu en public un poème islamique, suite au coup d’État militaire qui a obligé Necmettin Erbakan à démissionner en 1997. Le poème en question était :

« Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats. »

Il est difficile d’estimer ce que des scènes comme celles-ci signifient pour les partisans d’Erdoğan, surtout à la lumière du coup d’État manqué de l’été dernier.

Un message politique

Selon Mesut Bostan, assistant de recherche à l’Université de Marmara spécialisé dans la relation entre le populisme et le cinéma turc, Reis porte clairement un message politique.

« Mais en soi, ce n’est pas nouveau en Turquie. Déjà à partir des années 1960, le cinéma turc était devenu particulièrement politisé », a-t-il déclaré.

« Il n’y a pas si longtemps, les actrices qui portaient le voile jouaient souvent le rôle d’islamistes suspectes »

– Mesut Bostan, assistant de recherche à l’Université de Marmara

Ce qui a changé, c’est le contenu de ces films.

« Il n’y a pas si longtemps, les actrices qui portaient le voile jouaient souvent le rôle d’islamistes suspectes, a-t-il expliqué. De nos jours, un film comme Reis exagère et simplifie également la réalité, mais surtout lorsqu’il est question du régime kémaliste. Ce dernier est présenté comme un régime immuable et autoritaire, alors qu’en réalité, les relations entre l’État et les citoyens ont été plus fluides. »

Bostan a affirmé que certains des faits présents dans le film étaient discutables. Il a mentionné la scène dans laquelle le soldat frappe l’imam pour avoir effectué l’adhan en arabe, la jugeant « très anachronique » puisque l’interdiction a été levée en 1950, alors que d’après le film, l’incident s’est produit dans les années 1960.

L’ère ottomane est un autre objet favori de la révision cinématographique de l’histoire turque. Par exemple, le film d’action de 2012 Fetih 1453 (« La conquête 1453 ») présente la victoire de la Turquie comme un triomphe clair des musulmans nobles sur les Byzantins chrétiens corrompus. Le film a rencontré un énorme succès en Turquie.

La télévision a également eu sa part de productions à succès, comme la série Muhteşem Yüzyıl (« Le siècle magnifique ») consacrée à Soliman le Magnifique, un des sultans les plus célèbres de la Turquie ottomane. Selon l’agence d’État turque Anadolu, la série a été regardée plus de 250 millions de fois dans 70 pays différents.

L’ère ottomane

Le cinéma peut avoir un certain pouvoir politique en Turquie, mais le représenter comme un simple outil politique de l’AKP serait naïf, selon Bostan.

« Ces films et séries ont clairement contribué à un climat idéologique favorable à l’AKP. Mais sans un véritable intérêt de la société, ils ne seraient jamais devenus populaires », a-t-il expliqué.

Pourtant, l’universitaire se montre pessimiste. « Il y a dix ans, l’intérêt renouvelé pour la période ottomane faisait partie d’un processus de démocratisation. L’idée était d’avoir un débat ouvert sur une période qui a longtemps été méprisée par les historiens kémalistes. L’ironie est que nous voyons aujourd’hui qu’une fois de plus, une version de l’histoire turque est mise en valeur par rapport à toutes les autres, comme l’ont fait les kémalistes », a-t-il ajouté.

Diffusion de la vidéo de campagne de l’AKP dans le métro d’Istanbul (MEE/Melvyn Ingleby)
Cela a des conséquences pour l’avenir. Dans sa dernière vidéo de campagne, l’AKP cite la sagesse d’anciens sultans ottomans célèbres afin d’en faire un guide de vote à l’occasion du prochain référendum sur le système présidentiel. Le clip a été diffusé pour la première fois par la chaîne de télévision d’État turque TRT le mois dernier et est également visible dans des espaces publics tels que le métro d’Istanbul.

« La vie n’est pas un film », lance la voix-off alors que le bruit de chevaux au galop et une musique de guerre ottomane tonnent en arrière-plan.

Des représentations de plusieurs sultans célèbres défilent à toute vitesse à l’écran, avant qu’un portrait d’Atatürk ne disparaisse pour laisser place à celui d’Erdoğan. Le message clé de cette vidéo est celui qui a été appris il y a longtemps par les cinéastes turcs : « Il est bon de tirer des leçons de l’histoire, mais ce qui compte vraiment, c’est de la créer. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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