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Reporter dans son pays d’origine : la profession la plus dangereuse dans le Yémen en guerre

Affamés jusqu’à la mort, torturés, utilisés comme boucliers humains : les journalistes qui montrent la violence et la corruption au Yémen sont des cibles potentielles
Un journaliste filme le site d’un raid aérien lancé par les forces saoudiennes à Sanaa en mars 2016 (Reuters)

TA’IZZ, Yémen – Autrefois, Hamdan al-Alie faisait des reportages sur la vie au Yémen pour la presse locale et internationale. Mais lorsque les Houthis ont commencé à gagner du terrain en août 2014, il est devenu, comme nombre de confrères journalistes, la cible des combattants et des miliciens.

« Lorsque les Houthis étaient encore en train de combattre à Sa’dah, leurs partisans qui se trouvaient à Sanaa, la capitale du Yémen, m’ont menacé de mort », rapporte-t-il.

« Lorsque les Houthis étaient encore en train de combattre à Sa’dah, leurs partisans qui se trouvaient à Sanaa, la capitale du Yémen, m’ont menacé de mort »

- Hamdan al-Alie, journaliste

Hamdan al-Alie a continué d’exercer sa profession, même lorsque les Houthis, proches de l’Iran en guerre avec la coalition saoudienne, ont pris le contrôle de Sanaa le 21 septembre 2014. Ses articles comprenaient des enquêtes sur la corruption présumée et les atrocités commises par les forces houthies, le recrutement d’enfants soldats et les victimes de mines.

Plus tard, en mars 2015, la coalition menée par l’Arabie saoudite a lancé son offensive contre les Houthis qui accusaient les journalistes d’aider les forces ennemies, la vie est devenue encore plus dure pour Hamdan al-Alie, alors âgé de 36 ans.

Hamdan al-Alie est rentré chez lui dans la province d’Al Mahwit rejoindre sa femme et ses enfants, espérant que la présence de sa famille élargie et de sa tribu les protègerait. 

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi.

Impossible d’échapper au harcèlement

Depuis 2015, au Yémen des centaines de journalistes ont été forcés de quitter leur foyer dans un pays déchiré par la guerre, fuyant généralement les forces houthies à Sanaa pour se réfugier dans des régions progouvernementales ou à l’étranger.

Contrairement aux correspondants étrangers qui écrivent sur la guerre, les risques sont accrus pour les journalistes yéménites comme Hamdan al-Alie qui doivent compter sur les éventuelles représailles qui pèsent sur leur famille et leurs amis.

En janvier 2017, des combattants houthis tout juste recrutés entonnent des slogans à Sanaa (AFP)

Le Yémen qui occupe le 167e rang sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF) fait partie du groupe des pays les moins bien classés, dans la catégorie des « très mauvais élèves ».

De retour à Al Mahwit, Hamdan al-Alie espérait pouvoir exercer son métier sans prendre autant de risques. Il poursuivit son travail d’enquête pendant sept mois, mais il reçut bientôt des menaces provenant des Houthis de son quartier. 

Ils l’accusaient souvent publiquement de transmettre des informations aux forces aériennes menées par l’Arabie saoudite sur la meilleure façon de cibler les civils. Hamdan al-Alie niait ces allégations mais craignait qu’elles incitent les habitants politiquement neutres à le prendre pour cible dans la rue.

Une autre fois, un chef houthi avait menacé publiquement d’incarcérer Hamdan al-Alie à Sa’dah, dans la prison réservée aux prisonniers les plus notoires, plutôt qu’à Al Mahwit ou à Sanaa, où les détenus ont au moins droit à un procès.

Ils l’accusaient souvent publiquement de transmettre des informations aux forces aériennes menées par l’Arabie saoudite sur la meilleure façon de cibler les civils. Hamdan al-Alie niait ces allégations

Il raconte encore : « Les Houthis ont envoyé plus d’une fois leurs combattants pour me chercher chez moi. Mais comme je savais qu’ils venaient, j’ai pu m’enfuir et me cacher quelque part dans l’anonymat et en sécurité ».

Fin 2015, Hamdan al-Alie a quitté Al Mahwit dans le secret avec sa femme et ses trois filles, de crainte que sa présence n’entraîne des combats entre sa tribu et les Houthis.

Au bout d’un long et difficile périple qui les a amenés à Marib, puis en Arabie saoudite, ils ont trouvé une relative sécurité en Égypte, où Hamdan al-Alie compte plusieurs amis. 

« Je suis parti pour l’Arabie saoudite dans le plus grand secret, je ne l’ai même pas dit aux membres de ma famille », confesse Alie, « car si les Houthis l’avaient su, ils m’auraient arrêté en chemin ».

« C’était horrible et dangereux. Je pensais que les Houthis allaient m’arrêter au point de contrôle ».

L’Égypte, pays d’accueil d’Hamdan al-Alie, occupe le 161e rang en matière de liberté de la presse, il est à peine mieux classé que le Yémen. Mais les autorités ne s’intéressent pas beaucoup à Alie, car il enquête uniquement sur son pays d’origine.

Un destin déterminé par les cartes de presse

Hamdan al-Alie a conscience de la chance qu’il a eue. Il connaît des journalistes détenus par les Houthis qui ont été torturés en prison, utilisés comme boucliers humains, ou tués par des tireurs embusqués.

En février 2016, par exemple, le journaliste Ahmed al-Shaibani a été tué par balle à Ta’izz. Condamnant un tel acte, Irina Bokova, alors directrice générale de l’UNESCO, a déclaré que cet assassinat relevait du crime de guerre en vertu du droit international. « En plus, cette disparition prive les civils d’informations vitales qui leur sont utiles pour faire face aux difficultés de la guerre » a-t-elle souligné, « et nuit au débat public, un outil essentiel pour aider à rétablir la paix et la stabilité ».

Selon Hamdan al-Alie : « Ce qui m’est arrivé n’est rien en comparaison de ce qu’ont subi mes collègues ».

« Les milices houthies considèrent que les journalistes sont plus dangereux que les politiques ou les combattants. « Les provocations à l’encontre des journalistes viennent directement d’Abdul Malik al-Houthi lui-même [chef des Houthis] ».

Ces traitements peuvent parfois avoir des conséquences dramatiques. Le journaliste yéménite Anwar al-Rakan est mort le 2 juin, quelques jours après avoir été libéré par les Houthis à Ta’izz. Selon RSF, il avait été victime de mauvais traitements pendant une année entière.

Sa famille se souvient qu’il avait été arrêté dans le quartier de Ta’izz, al-Houban, alors qu’il se rendait à Sanaa. Des témoins rapportent que la possession de cartes de presse a scellé son destin.

Dans un communiqué, RSF a dévoilé qu’Anwar al-Rakan était en phase terminale de sa maladie lorsqu’il a finalement été libéré. L’ONG a précisé que sa famille, ignorant qu’il était incarcéré, n’avait pas pu faire campagne pour obtenir sa libération.

Et d’ajouter : « Les Houthis détiennent toujours au moins dix journalistes et un prisonnier journaliste citoyen. Mais leur nombre pourrait être bien plus important encore, car ils ne diffusent aucune information sur leur activité, comme dans le cas d’Anwar al-Rakan, ils ne livrent pas leur identité, ni le lieu de leur détention ». L’ONG a appelé tous les camps au Yémen à arrêter de prendre les médias pour cibles et à libérer tous les journalistes incarcérés.

Le Syndicat yéménite des journalistes (The Yemeni Journalists Syndicate, YJS) reprenant les propos de la famille d’al-Anwar al-Rakan, rapportait qu’à sa libération, ce dernier était anéanti par la faim, la torture et la maladie. Des photos montrant son corps émacié ont circulé sur les réseaux sociaux.

Sophie Anmuth, directrice du bureau Moyen-Orient de RSF, a déclaré : « Les Houthis ont laissé Anwar al-Rakan tomber irrémédiablement malade en détention sans lui procurer les soins médicaux dont il avait besoin et sans avertir sa famille avant qu’il ne soit trop tard. Les journalistes qu’ils ont incarcérés, dont certains depuis 2015, doivent être libérés sans attendre.

« Toutes les parties impliquées dans la guerre au Yémen, que ce soit les Houthis, al-Qaïda ou la coalition arabe doivent arrêter d’intimider, de torturer ou d’enlever les journalistes sous prétexte qu’ils ne les aiment pas ».

Mais Mohammed al-Dailami, analyste et journaliste politique pro-Houthi, nie les accusations d’actes de torture ayant entraîné la mort des prisonniers imputés aux Houthis et affirme que ces derniers s’en prennent uniquement aux journalistes qui « dénaturent les faits dans l’intérêt des agresseurs [la coalition dirigée par l’Arabie saoudite]. De telles pratiques ne servent pas les intérêts des Yéménites, ni du Yémen.

« Les journalistes arrêtés à Sanaa font l’objet d’un procès équitable et les Houthis n’ont tué personne. Au contraire, ils traitent les journalistes avec respect et laissent les membres de leur famille leur rendre visite. »

Il a rapporté que des centaines de journalistes indépendants travaillaient dans des zones contrôlées par les Houthis et n’étaient pas pour autant poursuivis.

« Nous sommes des cibles »

Les Houthis sont tenus pour responsables des pires atrocités commises à l’encontre des journalistes pendant la guerre du Yémen, mais ils ne sont pas la seule force à prendre les journalistes pour cibles.

Selon l’YJS, 27 journalistes ont trouvé la mort depuis le début de la guerre civile au Yémen fin 2014. Douze sont retenus prisonniers par le groupe houthi, alors qu’un autre est tenu en otage par al-Qaïda dans la péninsule arabe (AQPA). En mars 2018, le groupe houthi a relâché deux journalistes après deux ans en détention.

Le Syndicat a également signalé le 4 juillet dernier que 100 cas d’atteinte à la liberté de la presse avaiet été enregistrés au cours des six premiers mois de l’année 2018, notamment des enlèvements, arrestations, cas de torture, accès bloqués aux sites d’information et gel des salaires.

Des proches se recueillent aux funérailles de Takieddin Hutheifi et Wael al-Abassi, caméramans indépendants morts dans les bombardements de Ta’izz (Reuters)

Quarante-sept cas de violations ont été attribués au gouvernement yéménite, les Houthis ont été tenus responsables pour 39 d’entre elles, six sont imputées à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, et enfin huit à des groupes inconnus ou à des individus.

Fathi Bin Lazraq, rédacteur en chef du journal Aden al-Ghad, a été arrêté à Aden le 2 juillet par deux véhicules militaires alors qu’il était au volant de sa voiture. On lui a bandé les yeux pour le conduire dans une prison dirigée par des partisans des Émirats arabes unis (EAU).

Ses ravisseurs ont répliqué qu’il avait été enlevé pour avoir critiqué le commandement militaire à Aden dans des articles sur la corruption et la confiscation des terres. Sur Facebook, il a indiqué qu’au bout de 24 heures un dirigeant pro-Hadi était arrivé, l’avait libéré et s’était excusé pour le traumatisme subi.

Ceux qui sont détenus par les forces progouvernementales passent en général moins de temps en détention que les prisonniers des Houthis – après cette épreuve, ils ont aussi tendance à rester dans les régions où la population soutient le gouvernement plutôt qu’à fuir vers d’autres destinations.

« Que ce soient les partisans du gouvernement ou les Houthis, tous considèrent les journalistes indépendants comme des ennemis et s’emploient à les faire fuir »

- Journaliste indépendant

Un journaliste indépendant témoigne à Middle East Eye sous couvert d’anonymat par crainte d’être emprisonné : « Que ce soient les partisans du gouvernement ou les Houthis, tous considèrent les journalistes indépendants comme des ennemis et s’emploient à les faire fuir ».

Il ajoute qu’il ne pouvait pas signer ses reportages par crainte d’être pris pour cible par les deux factions du conflit : « Je montre les cas de violations commis par chacun des deux camps, c’est dangereux d’agir ainsi aujourd’hui car les journalistes indépendants sont la cible des factions du conflit ».

Hamdan al-Alie dit qu’il ne peut pas retourner à Sanaa tant que le pays n’est pas libéré des Houthis. « Nous sommes la cible des milices houthies et je ne veux pas nous mettre en danger, ma famille et moi. »

« J’espère que les forces progouvernementales vont libérer le pays de l’emprise des milices houthies, pour que nous puissions exercer notre profession partout au Yémen. »

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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