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Le Qatar s’impose comme un acteur crucial des relations entre l’Occident et l’Afghanistan

Selon les experts, Doha s’est révélé être l’interlocuteur privilégié des États-Unis et des pays occidentaux désireux de coopérer avec l’Afghanistan
Des personnes évacuées d’Afghanistan arrivent à la base aérienne d’al-Udeid au Qatar, le 21 août 2021 (Bureau de communication du gouvernement qatari/AFP)
Des personnes évacuées d’Afghanistan arrivent à la base aérienne d’al-Udeid au Qatar, le 21 août 2021 (Bureau de communication du gouvernement qatari/AFP)
Par Umar A Farooq à WASHINGTON, États-Unis

Le Qatar s’est imposé comme un acteur crucial en Afghanistan et se trouve dans la position unique de pouvoir influencer les événements dans ce pays ravagé par la guerre avec la bénédiction de Washington, compte tenu de son statut d’allié de confiance auprès de l’administration Biden comme des talibans, selon les experts.

Ce pays riche en gaz, qui abrite une importante base aérienne américaine, a joué un rôle de premier plan fin août en Afghanistan en participant à l’évacuation de milliers d’Afghans et de citoyens américains.

Les talibans ont pris le contrôle de la capitale afghane Kaboul le 15 août après que les États-Unis et leurs alliés ont retiré leurs troupes à l’issue de près de deux décennies de conflit.

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« De nombreux pays se sont mobilisés pour contribuer aux efforts d’évacuation et de réinstallation en Afghanistan, mais aucun pays n’a fait plus que le Qatar », a déclaré mardi dernier dans la capitale qatarie le secrétaire d’État américain Antony Blinken.

«  Je sais que les relations très solides que nous avons bâties avec le Qatar dans le cadre de cet effort d’évacuation et de réinstallation continueront de porter leurs fruits dans les mois et les années à venir dans de nombreux autres domaines clés », a-t-il précisé.

« On se souviendra longtemps, très longtemps, de ce que le Qatar a fait ici – pour les Américains, pour les Afghans, pour les citoyens de nombreux autres pays », a-t-il ajouté.

Une nouvelle alliance

Selon des experts interrogés par Middle East Eye, le retrait américain d’Afghanistan pourrait contribuer à la création d’une nouvelle alliance de puissances prêtes à coopérer avec les talibans, notamment le Qatar, la Turquie et le Pakistan.

« Lorsqu’une faveur relève du désespoir, elle est rendue avec une plus grande gratitude ; il semble donc qu’il s’agisse d’une manœuvre diplomatique astucieuse de la part du Qatar pour cultiver la sympathie des États-Unis au sujet de l’Afghanistan », indique à MEE Shah Mahmoud Hanifi, professeur d’histoire à l’université James Madison, spécialisé dans le Moyen-Orient et l’Asie du Sud.

En raison des actions menées par Doha au cours des dernières années, le Qatar est également « en très bonne position pour s’imposer en tant qu’intermédiaire politique dans la région au sens large », ajoute-t-il.

En plus d’abriter le bureau des talibans, Doha s’apprête à accueillir les missions diplomatiques des États-Unis, du Royaume-Uni et des Pays-Bas en Afghanistan dans un avenir proche

L’engagement du Qatar en Afghanistan remonte à près de dix ans, lorsque l’administration Obama a autorisé un groupe de responsables talibans à s’installer à Doha en 2011 pour commencer à travailler à l’établissement de négociations avec le gouvernement afghan.

En 2013, le bureau des talibans au Qatar a été officiellement ouvert, et en 2018, l’administration de l’ancien président américain Donald Trump a entamé des discussions directes avec le groupe, auxquelles le gouvernement afghan n’a pas été invité.

« L’élément essentiel ici est la capacité du Qatar à faire coïncider la présence diplomatique officielle des États-Unis et la présence des talibans », explique Shah Mahmoud Hanifi.

Après une série de négociations, les deux parties ont convenu d’un retrait américain d’Afghanistan pour mai 2021. Cette date butoir a été repoussée de quatre mois par le président américain Joe Biden.

L’accord négocié a également donné lieu à des pourparlers de paix entre les talibans et les dirigeants afghans, à nouveau accueillis par le pays du Golfe, malgré la poursuite de l’offensive militaire des talibans sur le terrain.

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Le 15 août, les talibans sont entrés dans Kaboul sans tirer le moindre coup de feu et le président afghan Ashraf Ghani a fui le pays. Compte tenu de ses relations de longue date avec les talibans, le Qatar exerce une influence notable en Afghanistan.

En plus d’abriter le bureau des talibans, Doha s’apprête à accueillir les missions diplomatiques des États-Unis, du Royaume-Uni et des Pays-Bas en Afghanistan dans un avenir proche.

« Le gouvernement qatari cherche à se présenter comme un médiateur, un petit pays qui dispose d’un ensemble de relations souples et qui peut exercer une influence au niveau régional mais aussi international, notamment avec les États-Unis », indique à MEE Sanam Vakil, chargée de recherche principale à Chatham House.

« Le Qatar semble être un interlocuteur digne de confiance qui a également la capacité de naviguer dans toutes ces différentes relations régionales », relève-t-elle.

« Peut-être qu’à l’avenir, le Qatar sera plus pertinent d’un point de vue stratégique pour Washington. En Afghanistan, il sera son interlocuteur de choix. »

Un mécanisme régional

Les experts soulignent toutefois que Doha doit faire preuve de prudence et ne pas approuver hâtivement les talibans en tant que pouvoir en place, auquel cas l’émirat pourrait être confronté à des retombées diplomatiques si le groupe finit par rétablir un régime aussi autoritaire que celui qui avait fait sa notoriété dans les années 1990.

« Le Qatar pourrait attendre parce qu’il ne veut pas mettre sa réputation en péril. Il ne veut pas être perçu comme trop prompt à accepter un gouvernement taliban en raison de tous les problèmes liés au gouvernement précédent des talibans, de 1996 à 2001 », explique à MEE Nilofar Sakhi, maître de conférences en affaires internationales à l’université George Washington.

«  Le Qatar ne veut pas être perçu comme trop prompt à accepter un gouvernement taliban en raison de tous les problèmes liés au gouvernement précédent des talibans, de 1996 à 2001 »

- Nilofar Sakhi, maître de conférences en affaires internationales 

Le ministre qatari des Affaires étrangères, Mohammed ben Abderrahmane al-Thani, a déclaré lors d’une conférence de presse fin août que la reconnaissance formelle des talibans n’était pas une priorité, avant d’exhorter les autres pays à coopérer avec le groupe.

« Sans coopération, nous ne pouvons pas réaliser […] de réels progrès sur le plan de la sécurité ou sur le plan socio-économique », a déclaré le ministre des Affaires étrangères.

« Si nous commençons à poser des conditions et à arrêter cet engagement, nous laisserons un vide et la question sera de savoir qui le comblera. »

Alors que les États-Unis ont achevé leur retrait d’Afghanistan, un grand nombre d’autres pays cherchent à coopérer avec l’Afghanistan sur le plan diplomatique et économique.

La Chine s’est engagée à aider Kaboul dans ses efforts de reconstruction, tandis que la Russie a maintenu son personnel diplomatique dans la capitale.

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Amina Khan, directrice du Centre pour l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Afrique à l’Institut d’études stratégiques d’Islamabad, estime qu’à l’avenir, il y aura probablement un mécanisme régional autour de l’Afghanistan composé de pays voisins, notamment l’Iran, la Russie et la Chine.

L’autre bloc de pays qui travaillerait avec l’Afghanistan est constitué de la Turquie, du Qatar et du Pakistan, explique-t-elle à MEE. Ces trois pays ont entretenu des relations cordiales au fil des ans et semblent être en mesure de travailler de concert dans le pays.

« Il y a cette coïncidence stratégique entre ces pays de la région qui partagent une vision commune en Afghanistan », précise-t-elle.

Un projet d’accord avec les talibans prévoit que le Qatar et la Turquie collaborent pour exploiter conjointement l’aéroport international de Kaboul, sachant qu’Ankara assurerait la sécurité par l’intermédiaire d’une entreprise privée.

Le rôle du Pakistan

Le ministre turc de la Défense Hulusi Akar s’est rendu à Islamabad le mois dernier, où il a discuté de la situation en Afghanistan avec le Premier ministre pakistanais Imran Khan.

Le pays d’Asie du Sud prévoit d’envoyer des agents des services de renseignement et des militaires à Kaboul pour aider les talibans à réorganiser l’armée afghane, rapporte Reuters. Les services de renseignement pakistanais sont largement soupçonnés d’avoir apporté leur soutien aux talibans en Afghanistan, ce que le pays dément. 

Amina Khan de l’Institut d’études stratégiques d’Islamabad relève que la récente prise de bec entre l’Arabie saoudite et le Pakistan a également rapproché Islamabad de Doha et d’Ankara.

« Si les talibans veulent essayer de construire une relation internationale décente, alors le Qatar, le Pakistan ou la Turquie pourraient former un canal utile »

- Gerald Feierstein, vice-président du Middle East Institute et ex-diplomate américain

Les relations entre les deux alliés de longue date se sont envenimées l’été dernier lorsque le Pakistan a reproché au royaume de ne pas avoir convoqué une réunion de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) au sujet de l’annulation par l’Inde du statut spécial du Cachemire.

L’Arabie saoudite a ensuite poussé le Pakistan à rembourser un prêt sans intérêt de 3,4 milliards de dollars qu’elle lui avait accordé en 2018, à un moment où la nation d’Asie du Sud était accablée par des conditions économiques désastreuses.

Islamabad a également annulé – sous la pression de l’Arabie saoudite – sa participation à un sommet de nations à majorité musulmane en Malaisie, auquel participaient le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, émir du Qatar, ainsi que le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

Si les deux pays ont semblé avoir amélioré leurs relations ces derniers temps par le biais de réunions au sommet entre leurs dirigeants, l’Afghanistan pourrait être l’élément qui rapprochera encore plus la Turquie, le Pakistan et le Qatar.

Selon Gerald Feierstein, vice-président du Middle East Institute et ancien diplomate américain, l’Afghanistan souhaiterait conserver des relations importantes avec Ankara, Doha et Islamabad si le pays cherchait à s’établir au sein de la communauté internationale.

« Si les talibans veulent essayer de construire une relation internationale décente, alors le Qatar, le Pakistan ou la Turquie pourraient former un canal utile pour ancrer plus solidement l’Afghanistan dans la répartition régionale des États », explique Gerald Feierstein à MEE.

« Cela dépendra en grande partie de la volonté des talibans de jouer le jeu et de leur vision internationale. »

L’Arabie saoudite veut reprendre contact

Les liens présumés du Qatar avec les talibans, les Frères musulmans et l’Iran ont souvent déclenché la colère de certains de ses voisins du Golfe.

En 2017, l’Arabie saoudite, l’Égypte, Bahreïn et les Émirats arabes unis (EAU) ont lancé un blocus terrestre, maritime et aérien contre le Qatar et rompu leurs liens diplomatiques et commerciaux avec Doha, l’accusant de soutenir le « terrorisme » et exigeant du Qatar la fermeture d’une base militaire turque, la rupture de ses liens avec les Frères musulmans et l’affaiblissement de ses relations avec l’Iran.

Durant les premiers jours du boycott, Donald Trump a semblé soutenir les allégations saoudiennes selon lesquelles le Qatar finançait l’extrémisme, des accusations démenties par Doha.

Si le Qatar a souffert du blocus sur le plan diplomatique, le pays a cherché à conserver le soutien de Washington, notamment grâce à son rôle de médiateur en Afghanistan, développe Sanam Vakil, de Chatham House.

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« L’une des priorités stratégiques de Doha pendant cette période très difficile pour le pays était de conserver le soutien de Washington. Il y est parvenu grâce à sa stratégie déployée non seulement en Afghanistan, mais aussi à une échelle plus large », ajoute la chercheuse. 

Selon les informations relayées, le puissant prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane a récemment chargé l’ancien chef des services secrets Turki al-Fayçal de renouer des contacts avec les dirigeants talibans dans le but de gagner en influence auprès du groupe.

Âgé de 76 ans, Turki al-Fayçal a dirigé les services de renseignement saoudiens de 1979 à 2001 et participé à la coordination de la résistance avec les moudjahidine afghans au cours de l’invasion soviétique du pays.

Selon Intelligence Online, Turki al-Fayçal a récemment rencontré le mollah Yaqoub, fils du cofondateur des talibans, le mollah Omar, et organisé des réunions au Qatar avec le mollah Baradar, haut responsable taliban. 

Malgré les récentes manœuvres d’autres pays du Golfe, Amina Khan affirme que Doha est mieux placé que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans les années 1990, lorsqu’ils étaient les deux seuls pays arabes à reconnaître officiellement le gouvernement taliban – une décision qui les a plombés sur le plan politique après le refus des talibans d’extrader le chef d’al-Qaïda, Oussama ben Laden.

« Le Qatar a fait un excellent travail en parvenant à se présenter comme cet acteur neutre modéré », ajoute-t-elle. « Nous avions besoin d’un pays comme celui-là au Moyen-Orient pour endosser ce rôle. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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