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Afghanistan : un an après le retour des talibans, le danger a laissé place à la pauvreté

Les routes, villes et villages en dehors de Kaboul se sont peut-être débarrassés des combats et des bombes, mais de nouvelles difficultés ont fait leur apparition dans les provinces afghanes
Un jeune berger joue avec l’un de ses moutons en Afghanistan dans la province de Lôgar (AFP)
Par Ali M Latifi à POL-É ‘ALAM, Afghanistan

Lorsque Mohammad Aslam a commencé son activité de taxi entre Kaboul et Lôgar en 2019, la province était déjà l’une des plus dangereuses d’Afghanistan.

Bien que le nord de cette province soit à peine à 40 minutes au sud de Kaboul, la situation sécuritaire y avait empiré d’année en année depuis 2014, lorsque Ashraf Ghani (lui-même originaire du Lôgar) est devenu président. En 2015, même le district le plus proche de Kaboul était devenu un coupe-gorge pour de nombreux Afghans.

Mais au moment où Aslam est devenu chauffeur entre Kaboul et Lôgar, la capitale et ses environs étaient eux aussi devenus de plus en plus dangereux : la criminalité urbaine, les assassinats ciblés non revendiqués et même les bombes se multipliaient à chaque année qui passait.

« Il y avait des combats partout et tout le temps », raconte Mohammad Aslam à propos des 70 km de trajet. En fait, en un an et demi, sa voiture s’est fait tirer dessus seize fois. Lorsqu’il se retrouvait pris dans des fusillades, il s’arrêtait contre un mur et espérait que personne ne vienne lui demander qui étaient ses passagers.

À l’époque, beaucoup de ses clients étaient membres de l’armée afghane et de l’agence de renseignement, principales cibles des talibans, dont les combattants surgissaient à tout moment sur la route, qui porte toujours les stigmates des mines.

« Quel choix avais-je ? Je devais gagner de l’argent tant bien que mal », confie le jeune homme de 29 ans.

Noor Abdur Rahman, serveur, s’estime chanceux d’avoir toujours un emploi (MEE/Ali M. Latifi)
Noor Abdur Rahman, serveur, s’estime chanceux d’avoir toujours un emploi (MEE/Ali M. Latifi)

Maintenant que les talibans, principaux responsables de la peur sur les routes, sont de retour au pouvoir, Aslam assure ne plus craindre de conduire des passagers entre Kaboul et Lôgar. Il y a quelques jours à peine, il est rentré chez lui après avoir transporté un passager malade vers un hôpital de Kaboul à 2h30 du matin, chose impensable il y a seulement un an, lorsque les talibans patrouillaient sur les routes dès le crépuscule.

Mais la hausse des prix du carburant ronge énormément sa marge. Il y a un an, un litre d’essence lui aurait coûté 28 afghanis, soit un peu plus de 0,30 dollars. Aujourd’hui, il coûte 89 afghanis. Étant donné que chaque passager le paye 150 afghanis (1,68 dollars) par trajet, les prix de l’essence lui laissent à peine de quoi équilibrer ses comptes à la fin de la journée.

Mohammad Aslam et d’autres habitants de Lôgar disent tous la même chose au premier anniversaire de la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan : le danger a peut-être disparu, mais la pauvreté l’a remplacé.

« Allez sur les marchés, il n’y a personne. C’est désert », indique Aslam devant sa Corolla Hatchback argentée récemment réparée.

Magasins vides

Les commerçants de Pol-é ‘Alam, la capitale de la province, abondent en ce sens. Ils indiquent que leurs magasins sont désormais déserts la plupart du temps car les sanctions internationales et la suppression des aides étrangères qui ont suivi le retour au pouvoir des talibans ont affecté l’Afghan lambda, non l’Émirat islamique (nom donné à leur gouvernement par les talibans).

Les États-Unis ont gelé 7 milliards de dollars d’actifs de l’ancien gouvernement afghan placés auprès de la Réserve fédérale de New York. Une partie de cet argent (3,5 milliards de dollars) sera donnée à un groupe de victimes du 11 septembre 2001 – une somme qui, beaucoup estiment, pourrait être utilisée pour atténuer la pauvreté en Afghanistan.

Selon l’Organisation internationale du travail, plus d’un million de personnes, dont des dizaines de milliers de femmes, ont perdu leur emploi au cours de l’année en Afghanistan. Cela a eu un impact direct sur les marchés locaux, même dans des villes comme Pol-é ‘Alam, qui relie Kaboul et les provinces du Sud-Est.

La famille de Mohammad Sajed est rentrée en Afghanistan depuis le Pakistan voisin il y a deux ans. Depuis, il travaille dans le négoce d’or de sa famille. Le jeune homme de 19 ans témoigne du fait que l’année écoulée a été désastreuse pour leur commerce.

« On se contente de rester assis toute la journée dans nos magasins déserts pour passer le temps », indique-t-il, assis dans le magasin d’un tailleur où travaille son ami.

Il indique que son commerce a été frappé à hauteur de 70 % au cours des douze derniers mois. Les clients qui leur restent cherchent à vendre leur or pour compenser les revenus perdus, mais même cela rapporte peu.

« Les clients sont malins. Ils ont de la patience, allant de magasin en magasin jusqu’à trouver la personne qui va bien vouloir leur donner ne serait-ce qu’un centime ou 1 % de plus pour leurs boucles d’oreille ou leur collier. »

Mohammad Sajed rapporte que certains Afghans vendent leur or pour tenter d’avoir des fonds et joindre les deux bouts (MEE/Ali M. Latifi)
Mohammad Sajed rapporte que certains Afghans vendent leur or pour tenter d’avoir des fonds et joindre les deux bouts (MEE/Ali M. Latifi)

Le propriétaire du magasin d’or dit être écrasé par son loyer d’environ 112 dollars par mois, alors qu’il a du mal à dégager des bénéfices.

Le magasin d’or et le tailleur d’à côté incarnent pourtant les deux faces de l’un des plus gros et prospères secteurs de l’Afghanistan moderne : les mariages.

Les mariés et leurs familles qui achètent des tenues pour les noces sont un des rares rayons de soleil pour ceux qui travaillent chez le tailleur.

Ajab Khan est l’un d’entre eux. Il confirme que la demande en tenues de mariage se maintient. En revanche, la demande n’a pas suivi lors de l’Aïd, lorsque les Afghans achètent traditionnellement de nouveaux vêtements pour les festivités.

Le jeune homme de 22 ans constate qu’au cours de ces deux dernières années, les familles ont réduit les dépenses de l’Aïd, mais pas celles des mariages. Selon la Banque mondiale, 70 % des ménages afghans n’ont pas les moyens de couvrir leurs besoins de base, mais Khan et Sajed avancent tous deux que les Afghans ne renonceront toutefois pas à leurs somptueux mariages.

« Les mariages sont obligatoires, alors les gens en auront toujours et auront toujours besoin de nouveaux habits pour cela », assure Khan.

Il semblerait néanmoins que ce qui vaut pour le tailleur ne vaut pas pour le bijoutier.

« Les familles tentent de leurrer les autres avec des métaux dorés au lieu d’or véritable. Ils achètent ce qui n’est pas cher », déplore-t-il.

« Tous ceux qui connaissaient un métier sont partis »

Les mariages sont une rare exception et offrent une brève distraction du marasme que les sanctions et les réductions d’aide ont engendré pour l’économie afghane. Noor Abdur Rahman, serveur dans un restaurant de Pol-e ‘Alam, ne le sait que trop bien.

Il a réussi à conserver son travail là ou d’autres n’ont pas eu cette chance. « Ça va pour l’instant, mais la nation ne va pas se reconstruire avec seulement une personne. Il faut relancer l’économie d’une façon ou d’une autre », insiste le jeune homme de 28 ans.

Il ajoute que la principale inquiétude des familles actuellement est l’augmentation des prix de la nourriture. Selon Rahman, il y a un an, un sac de riz de 25 kilos coûtait l’équivalent d’environ 20 dollars, alors qu’il a atteint les 34 dollars au cours de l’année. L’huile de cuisson a presque également doublé cette année.

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Rahman précise que ces prix se conjuguent au fait que des milliers d’habitants du Lôgar ont perdu leur emploi auprès du gouvernement ou ont vu leur salaire réduit de plus de la moitié. Il dit ne plus voir de clients qui travaillaient dans les ONG et les sociétés privées depuis près de douze mois car la plupart sont désormais sans emploi ou ne peuvent plus se permettre de sortir manger.

À l’instar des habitants de Kaboul, ceux du Lôgar rencontrés par Middle East Eye s’inquiètent de la fuite des cerveaux.

« Tous ceux qui connaissaient un métier sont partis », témoigne Rahman, faisant écho aux inquiétudes des commerçants à travers le pays.

Ce ne sont pas que les professionnels très éduqués qui ont fui au premier jour de la prise de pouvoir des talibans. Rahman fait également référence à ceux qui travaillaient dans la construction, le textile, l’édition et d’autres secteurs.

Le jeune homme mesure la chance qu’il a par rapport à ses amis et voisins. Il est reconnaissant pour les quelque 112 dollars de salaire qu’il perçoit. Sachant que 23 millions de personnes en Afghanistan, dont 3,2 millions d’enfants, risquent la malnutrition, il s’estime heureux.

« Je dois être reconnaissant pour ce que j’ai, parce que c’est tellement rare de nos jours. Imaginez si j’étais ingrat, que diraient alors les millions de personnes qui rencontrent vraiment des difficultés ? »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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