Comment la montée en puissance des talibans a mis à nu les mensonges du Pentagone
Il y a un mois, alors que l’armée américaine se préparait à mettre fin à vingt ans d’occupation de l’Afghanistan et à remettre les clés aux forces de sécurité locales qu’elle avait armées et formées, les cartes montraient de petites poches relativement isolées sous contrôle taliban.
Or à la mi-août, les combattants islamistes sont entrés sans opposition à Kaboul, contrôlant dès lors la quasi-totalité du pays. Les évaluations des services de renseignement américains selon lesquelles il aurait fallu jusqu’à trois mois aux talibans pour s’emparer de la capitale afghane se sont révélées totalement erronées.
La véritable explication du succès « surprise » des talibans est que les publics occidentaux ont été dupés depuis le début
Il ne leur a fallu que quelques jours.
Les ressortissants étrangers ont dû se précipiter vers l’aéroport de Kaboul, tandis que les fonctionnaires américains ont été évacués à la hâte en hélicoptère. Ces événements font ainsi écho à la chute de Saïgon en 1975, lors de laquelle le personnel de l’ambassade américaine a été chassé du Sud Vietnam après des années d’une guerre tout aussi calamiteuse.
Le 15 août, le président afghan Ashraf Ghani a déclaré qu’il avait fui le pays – à bord d’un hélicoptère bourré d’argent, a-t-on rapporté – pour « éviter un bain de sang ». Néanmoins, tout indique que ses forces de sécurité corrompues n’ont jamais été en mesure d’opposer une résistance sérieuse à une prise de pouvoir des talibans.
Les rats quittent le navire
C’est avec une rapidité sidérante que les talibans ont rétabli leur emprise sur un pays qui était censé être reconstruit comme une sorte de démocratie libérale à l’occidentale. C’est du moins l’impression que partagent ceux qui ont cru que les commandants militaires américains et britanniques, les responsables politiques occidentaux et les médias grand public avaient été honnêtes pendant tout ce temps.
La véritable explication du succès « surprise » des talibans est que les publics occidentaux ont été dupés depuis le début. La plus longue guerre de l’histoire des États-Unis était vouée à l’échec dès le départ. Les membres corrompus et aucunement représentatifs de l’élite de Kaboul allaient dans tous les cas quitter le navire dès que Washington aurait cessé d’envoyer des troupes et des fonds.
Selon le magazine Forbes, pas moins de 2 000 milliards de dollars ont été injectés en Afghanistan au cours des vingt dernières années – soit 300 millions de dollars par jour. La vérité est que les responsables politiques et les médias occidentaux se sont entendus pour imaginer intentionnellement une fiction et vendre une énième « guerre » impériale dans un pays lointain en la faisant passer pour une intervention humanitaire bien accueillie par la population locale.
Comme l’a souligné Daniel Davis, ancien lieutenant-colonel de l’armée américaine et détracteur de la guerre, « depuis début 2002, la guerre en Afghanistan n’a jamais eu la moindre chance d’aboutir ».
Néanmoins, de nombreux responsables politiques et commentateurs continuent de prononcer la même rengaine et de fustiger l’administration Biden pour avoir « trahi » l’Afghanistan, comme si les États-Unis avaient le droit d’être là – et comme si des années supplémentaires d’ingérence américaine étaient susceptibles de renverser la situation.
Un échiquier colonial
Personne n’aurait dû être choqué par l’effondrement quasi instantané d’un gouvernement afghan et de ses services de sécurité imposés au pays par les États-Unis. Mais il semblerait que certains soient encore assez crédules, même après les mensonges catastrophiques qui ont justifié les « interventions » en Irak, en Libye et en Syrie, pour croire que la politique étrangère occidentale est motivée par le désir d’aider les pays pauvres plutôt que par celui de les utiliser comme des pions sur un échiquier colonial mondial.
Certains sont encore assez crédules pour croire que la politique étrangère occidentale est motivée par le désir d’aider les pays pauvres plutôt que par celui de les utiliser comme des pions sur un échiquier colonial mondial
Les Afghans sont comme nous autres. Ils n’aiment pas être dirigés par des étrangers. Ils n’aiment pas qu’on leur impose des priorités politiques. Et ils n’aiment pas mourir à cause des jeux de pouvoir de quelqu’un d’autre.
Si la chute de Kaboul doit prouver quelque chose, c’est que les États-Unis n’ont jamais eu d’alliés en Afghanistan, si ce n’est une minuscule élite qui y a vu l’occasion de s’enrichir sous la protection de la puissance de feu américaine et britannique et en bénéficiant d’un alibi offert par les libéraux occidentaux, qui estimaient que leur propre discours simpliste en matière de politique identitaire était prêt à être exporté.
Certes, les talibans seront une mauvaise nouvelle pour les femmes et les jeunes filles afghanes – ainsi que pour les hommes – qui se préoccupent avant tout du maintien de leurs libertés individuelles. Mais le public occidental pourrait être amené à la difficile conclusion selon laquelle de nombreux Afghans, qui ont souffert de décennies d’invasions et d’ingérence coloniale, ont des priorités divergentes.
Tout comme en Irak, de larges pans de la population semblent prêts à renoncer à la liberté en échange d’une garantie de stabilité communautaire et de sécurité individuelle, ce qu’un régime client des États-Unis qui cherche à détourner l’aide vers ses propres poches n’allait jamais assurer. Pendant que les États-Unis étaient aux commandes, plusieurs dizaines de milliers d’Afghans ont été tués. Nous ne connaîtrons jamais le véritable chiffre car leurs vies étaient considérées comme bon marché. Des millions d’Afghans ont également été contraints à l’exil.
Des butins de guerre
Aucun aspect de l’intervention occidentale en Afghanistan n’a été tel qu’on l’a dépeint. Ces supercheries sont largement antérieures à l’invasion américaine et britannique de 2001, dont le but supposé était de traquer Oussama ben Laden et ses combattants d’al-Qaïda après les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center.
Lorsqu’on l’observe aujourd’hui, l’attaque contre l’Afghanistan ressemble davantage à une mise en scène et à une rationalisation, compte tenu de l’invasion et de l’occupation illégales de l’Irak qui ont suivi peu après. Ces deux campagnes ont servi le programme néoconservateur visant à accroître la présence américaine au Moyen-Orient et la pression sur l’Iran.
Cela fait longtemps que l’Occident poursuit des intérêts géostratégiques en Afghanistan, étant donné la valeur du pays en tant que route commerciale et son rôle de tampon empêchant l’accès des ennemis au golfe Persique. Au XIXe siècle, l’Afghanistan a été l’arène centrale des manœuvres des empires britannique et russe dans le cadre du « Grand Jeu ».
Ce sont des intrigues similaires qui ont motivé les efforts déployés par les États-Unis pour expulser l’armée soviétique après son invasion et son occupation de l’Afghanistan dans les années 1980. Washington et Londres ont contribué à financer, à armer et à entraîner les combattants islamistes, les moudjahidines, qui ont chassé l’Armée rouge en 1989. Les moudjahidines ont ensuite renversé le gouvernement communiste laïc du pays.
Après leur victoire contre l’armée soviétique, les dirigeants moudjahidines se sont divisés, à la suite de quoi certains n’étaient guère plus que des seigneurs de guerre régionaux. Le pays a été plongé dans une guerre civile sanglante au cours de laquelle les moudjahidines et les seigneurs de guerre ont pillé les zones qu’ils ont conquises et souvent traité les femmes et les jeunes filles comme des butins de guerre.
Alors même que les responsables à Washington n’ont cessé de clamer leur inquiétude face aux violations des droits des femmes commises par les talibans et de s’en servir comme prétexte supplémentaire pour poursuivre l’occupation, les États-Unis n’ont montré aucune volonté de s’attaquer à ces abus lorsqu’ils étaient commis par leurs propres alliés moudjahidines.
Le règne des seigneurs de guerre
Les talibans sont apparus dans les années 1990 dans des écoles religieuses du Pakistan alors que la guerre civile faisait rage en Afghanistan. Ils ont juré de mettre fin à la corruption et à l’insécurité ressenties par les Afghans sous le règne des seigneurs de guerre et des moudjahidines et d’unifier le pays sous la loi islamique.
Ils ont recueilli un certain soutien, notamment dans les zones rurales pauvres qui avaient le plus souffert du carnage.
La « libération » ultérieure de l’Afghanistan par les forces américaines et britanniques a livré le pays – en dehors d’une ville de Kaboul fortifiée – à un chaos encore plus complexe. Les Afghans ont été exposés à la violence des seigneurs de guerre, des talibans, de l’armée américaine et de ses intermédiaires locaux.
Pour une grande partie de la population, Hamid Karzai, l’ancien chef moudjahidine devenu le premier président afghan installé par le régime d’occupation américain, n’était qu’un seigneur de guerre pillard de plus, qui été le plus fort pour la simple et bonne raison qu’il était soutenu par les armes et les avions de guerre des Américains.
Interrogé début juillet au sujet de la perspective d’un retour au pouvoir des talibans, Biden a formulé des propos révélateurs en déclarant que « la probabilité qu’il y ait un gouvernement unifié à la tête de l’ensemble de l’Afghanistan [était] très faible ». Non seulement il avait tort, mais il laissait entendre que Washington préférait en fin de compte que l’Afghanistan reste faible et divisé entre plusieurs hommes forts antagonistes.
L’armée américaine, les entreprises de sécurité privées et les fabricants d’armes ont puisé dans ce qui est devenu un puits sans fond – et se sont donc de plus en plus investis dans le maintien de cette illusion de guerre gagnable
C’est précisément pour cette raison que la plupart des Afghans souhaitaient le départ des États-Unis.
Washington a consacré au moins 88 milliards de dollars à la formation et à l’armement d’une armée et d’une force de police afghanes de 300 000 hommes qui se sont évaporées à Kaboul – le bastion supposé du gouvernement – à la vue des talibans. Le contribuable américain aurait raison de se demander pourquoi des sommes aussi phénoménales ont été gaspillées dans l’arène d’une guerre inutile au lieu d’être investies dans leur pays.
L’armée américaine, les entreprises de sécurité privées et les fabricants d’armes ont puisé dans ce qui est devenu un puits sans fond – et se sont donc de plus en plus investis dans le maintien de cette illusion de guerre gagnable. Cette occupation futile et sans fin, sans objectif clair, a gonflé leur budget et a permis au complexe militaro-industriel de s’enrichir et de gagner en puissance.
Tout porte à croire que ce même poids lourd qu’est l’industrie de la guerre va simplement changer de cap en jouant sur des menaces venues de Chine, d’Iran et de Russie pour justifier la poursuite de hausses budgétaires qui seraient autrement menacées.
Aux abonnés absents
Les raisons de la connivence des responsables et des grands groupes américains dans cette grande supercherie sont claires. Mais qu’en est-il des médias grand public, « quatrième pouvoir » autoproclamé et chien de garde supposé du public face aux abus de pouvoir de l’État ? Pourquoi ont-ils été aux abonnés absents pendant tout ce temps ?
Ce n’est pas comme s’ils ne disposaient pas des informations nécessaires pour mettre à nu les mensonges du Pentagone en Afghanistan, s’ils en avaient eu envie. Les indices étaient là et ont même été relayés occasionnellement. Mais les médias ne sont pas restés attentifs.
Dès 2009, alors que les États-Unis préparaient un déploiement inutile de troupes pour lutter contre les talibans, Karl Eikenberry, alors ambassadeur en Afghanistan, a envoyé un câble à la secrétaire d’État Hillary Clinton, qui a été divulgué au New York Times. Il y écrivait que des forces américaines supplémentaires ne feraient que « retarder le jour où les Afghans prendr[aient] le pouvoir ». Dix ans plus tard, le Washington Post a publié des documents secrets, baptisés « Afghan Papers », qui mettaient en évidence les supercheries et les mensonges systématiques du Pentagone. Le sous-titre était « En guerre contre la vérité ».
Bob Crowley, un colonel de l’armée qui avait conseillé des commandants militaires américains en Afghanistan, s’y confiait ainsi : « Chaque donnée était altérée de manière à présenter la meilleure image possible. » Le Washington Post a conclu que le gouvernement américain avait tout fait pour « tromper délibérément le public ».
John Sopko, l’inspecteur général spécial en charge de la reconstruction de l’Afghanistan nommé par le Congrès en 2012, avait depuis longtemps détaillé le niveau de gaspillage et de corruption observé en Afghanistan ainsi que l’état lamentable des forces afghanes. Mais ces rapports ont été ignorés ou ont rapidement disparu sans laisser de traces ; ainsi, le Pentagone était libre de colporter encore plus de mensonges.
Encourager au lieu d’examiner
Dans un énième rapport publié au cours de l’été, John Sopko n’a pas mâché ses mots face aux affirmations selon lesquelles des leçons seraient tirées : « Ne croyez pas ce que vous disent les généraux, les ambassadeurs ou les personnes de l’administration qui jurent que nous ne recommencerons plus. C’est exactement ce que nous avons dit après le Vietnam […] Et voilà que nous sommes allés en Irak. Puis en Afghanistan. Nous recommencerons. »
Si le Pentagone peut continuer de recycler ses mensonges, c’est en grande partie parce que ni le Congrès, ni les médias ne lui demandent des comptes.
En effet, les médias américains n’ont pas fait mieux. En réalité, ils avaient leurs propres motivations pour encourager les guerres récentes au lieu de les examiner. Ils profitent notamment du côté sensationnel de la guerre, puisque davantage de téléspectateurs allument leur poste, ce qui leur permet de revoir leurs tarifs publicitaires à la hausse.
Les médias américains avaient leurs propres motivations pour encourager les guerres récentes au lieu de les examiner. Ils profitent notamment du côté sensationnel de la guerre, puisque davantage de téléspectateurs allument leur poste, ce qui leur permet de revoir leurs tarifs publicitaires à la hausse
La poignée d’entreprises qui dirigent les plus grandes chaînes de télévision, les plus grands journaux et les plus grands sites web aux États-Unis font également partie d’un réseau de sociétés transnationales dont la croissance économique incessante a été stimulée par la « guerre contre le terrorisme » et le transfert de milliers de milliards de dollars du public au privé.
Les liens étroits entre les médias américains et l’armée se reflètent également à travers le défilé incessant d’anciens responsables du Pentagone et de généraux à la retraite qui s’installent dans les studios de télévision pour commenter les guerres américaines en tant qu’« experts indépendants » et analystes. Leurs échecs en Irak, en Libye et en Syrie n’ont semble-t-il pas entamé leur crédibilité.
Ce système pourri jusqu’à la moelle a été une nouvelle fois fièrement exposé la semaine dernière lorsque les médias ont partagé les observations de David Petraeus, l’ancien commandant américain en Afghanistan, sans y opposer le moindre regard critique. Bien que ce dernier ait une part de responsabilité considérable dans les deux dernières décennies d’échecs militaires et de supercheries du Pentagone, il a appelé à restaurer la « puissance de l’armée américaine » pour une dernière offensive contre les talibans.
S’il était encore possible de demander des comptes aux responsables américains, la récente montée en puissance des talibans aurait réduit David Petraeus au silence et fait s’écrouler la gigantesque escroquerie belliciste de Washington.
Au contraire, les industries de la guerre n’auront même pas besoin de faire une pause et de se réorganiser. Elles continueront malgré tout de croître et de prospérer, comme si leur défaite face aux talibans n’avait pas la moindre signification.
- Jonathan Cook est un journaliste anglais basé à Nazareth depuis 2001. Il a écrit trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et remporté le prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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