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Afghanistan : comment le lien entre les Émiratis et les Haqqani a pris le pas sur les relations entre le Qatar et les talibans

Abou Dabi s’est immiscé en tant que nouveau médiateur en Afghanistan afin de rivaliser avec le Qatar, dans le cadre d’une grande stratégie engagée dans le but de devenir un acteur clé en Asie centrale
Khalil Haqqani, ministre afghan des Réfugiés, assiste à un rassemblement organisé à l’occasion du premier anniversaire du retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, le 15 août 2022 à Kaboul (AFP)
Khalil Haqqani, ministre afghan des Réfugiés, assiste à un rassemblement organisé à l’occasion du premier anniversaire du retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, le 15 août 2022 à Kaboul (AFP)

Cela fait un an que les talibans se sont emparés de la capitale afghane Kaboul, à l’issue de deux décennies d’insurrection.

Lorsqu’il est apparu clairement que le gouvernement fantoche du président Ashraf Ghani avait lâchement abandonné le pays et son peuple, les forces américaines et leurs alliés se sont retrouvés pris au piège, contraints de livrer l’Afghanistan aux talibans.

Les vols d’évacuation organisés dans un climat de panique par les partenaires de l’OTAN ont tout juste permis d’extraire leur personnel militaire, en laissant derrière eux des dizaines de milliers d’employés locaux ainsi que leurs familles, qui avaient partagé le fardeau de l’effort de guerre occidental.

Lorsqu’en 2021, le Qatar a réussi à traduire ses liens avec les talibans en capital politique en Occident, Abou Dabi a curieusement fait volte-face sur sa politique en Afghanistan et sa position à l’égard des talibans

Au milieu de ce chaos, le Qatar a saisi l’occasion d’utiliser les réseaux qu’il avait développés avec les talibans, qu’il accueillait sur son sol à la demande des États-Unis depuis 2010.

Le Qatar est soudainement apparu comme le médiateur le plus important en Afghanistan.

Outre l’organisation de vols d’évacuation et l’accueil de réfugiés afghans, le Qatar a négocié des accords bilatéraux pour ses partenaires occidentaux avec les insurgés arrivés au pouvoir. Cela a incité les partenaires américains et européens à transférer leur ambassade afghane à Doha, faisant de la capitale qatarie la nouvelle porte d’entrée en Afghanistan. 

Le succès du Qatar en matière de soft power était une surprise. Pendant des années, ses rivaux voisins – en premier lieu les Émirats arabes unis – ont considéré qu’en laissant les talibans installer un bureau sur son territoire, le Qatar soutenait directement le terrorisme.

En 2017, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont allés jusqu’à imposer un blocus au Qatar, invoquant entre autres l’accueil des talibans par Doha. Mais lorsqu’en 2021, le Qatar a réussi à traduire ses liens avec les talibans en capital politique en Occident, Abou Dabi a curieusement fait volte-face sur sa politique en Afghanistan et sa position à l’égard des talibans. 

Un nouveau médiateur

Un an après le coup de soft power qatari, Abou Dabi s’est curieusement immiscé en tant que nouveau médiateur en Afghanistan afin de rivaliser avec le Qatar, formant ce qui s’apparente de plus en plus à un jeu à somme nulle. Dès l’été 2021, Abou Dabi a joué une première carte pour tenter de garder le pied dans la porte afghane en permettant à Ashraf Ghani, le président afghan déchu, de se réfugier sur son territoire. 

À partir du début des années 1980 […], le réseau Haqqani s’est appuyé sur les Émirats en tant que plaque tournante pour ses activités de blanchiment d’argent et de recrutement […] transformant ce sous-groupe taliban en la force de combat la plus efficace de l’insurrection

Depuis lors, Abou Dabi a relancé des réseaux personnels avec le réseau Haqqani, une puissante faction du mouvement taliban qui s’est imposée comme le véritable faiseur de rois à Kaboul depuis septembre 2021.

Et contrairement au Qatar, dont l’influence auprès des talibans se limite aux individus plus pragmatiques qui entourent le mollah Baradar, aujourd’hui largement mis à l’écart, les Émiratis entretiennent des liens de longue date avec les Haqqani, qui remontent aux années 1980. 

Le groupe, fondé par Djalalouddine Haqqani, a été la force de combat la plus efficace parmi les nombreuses factions militantes qui ont participé à l’insurrection menée pendant deux décennies contre l’alliance dirigée par les États-Unis en Afghanistan.

Alors que les membres les plus pragmatiques du mouvement taliban élaboraient des plans politiques depuis le confort de l’exil qatari, les Haqqani portaient le fardeau de la guerre dans une insurrection incessante contre l’Occident. Ainsi, alors que le Qatar espérait voir les pragmatiques occuper des postes essentiels au sein du nouveau gouvernement taliban, il n’était guère surprenant de voir les factions les plus puissantes du mouvement – les Haqqani – s’emparer de portefeuilles clés. 

Une transition du pouvoir

Sirajouddine Haqqani, le fils du fondateur du réseau, est devenu ministre de l’Intérieur, prenant ainsi possession des portefeuilles clés de la sécurité intérieure et du renseignement. Cela a permis de retirer le pouvoir aux talibans qui vivaient au Qatar depuis de nombreuses années et qui étaient pour la plupart originaires de la région de Kandahar.

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L’ascension de Sirajouddine, qui figure toujours sur la liste des individus les plus recherchés par le FBI, coïncide avec le déclin de l’influence qatarie sur les politiques des talibans. De nombreux talibans anciennement établis au Qatar ont été mis sur la touche en faveur d’acteurs plus proches des réseaux tribaux du Nord-Est et du Sud-Est de l’Afghanistan. 

En parallèle, Abou Dabi s’empresse de cultiver ses propres réseaux au plus près des nouveaux faiseurs de rois à Kaboul.

À partir du début des années 1980 et tout au long des années 2000, le réseau Haqqani s’est appuyé sur les Émirats arabes unis en tant que plaque tournante pour ses activités de blanchiment d’argent et de recrutement. Par le biais de sociétés écrans et d’un réseau d’expatriés afghans de confiance, les Haqqani ont construit une infrastructure solide aux Émirats pour financer leurs opérations, transformant ce sous-groupe taliban en la force de combat la plus efficace de l’insurrection.

Si les Émirats ont répondu à la pression exercée par les États-Unis en 2014 pour inscrire le réseau Haqqani sur liste noire, les opérations n’ont probablement fait que passer sous les radars : certains commentateurs supposent que les opérations informelles de blanchiment d’argent menées par les Haqqani via les Émirats n’ont jamais cessé

Alors que le Qatar espérait voir les pragmatiques occuper des postes essentiels au sein du nouveau gouvernement taliban, il n’était guère surprenant de voir les Haqqani s’emparer de portefeuilles clés

Cette estime éprouvée à l’égard des Émirats arabes unis était si profonde que le fondateur du réseau, Djalalouddine, a pris une épouse arabe d’origine émiratie avec laquelle il a eu au moins un fils, notamment Sirajouddine, l’actuel ministre de l’Intérieur des talibans. Sirajouddine effectuerait de longs séjours aux Émirats pour rendre visite à sa mère, apprendre l’arabe et interagir avec des recrues étrangères. 

En janvier 2017, une bombe a tué l’ambassadeur émirati et quatre autres diplomates émiratis à Kandahar – une attaque qui aurait été perpétrée par des intermédiaires des Haqqani et qui a mis à mal les relations entre les Émirats et les Haqqani, même si l’attaque ne visait probablement pas les diplomates émiratis. 

Une influence en jeu

En 2021, dans un contexte de concurrence entre grandes puissances en Afghanistan après la prise de pouvoir des talibans, les Émirats arabes unis se sont réengagés dans le pays d’Asie centrale par le biais de l’aide humanitaire.

Les Émirats considèrent l’Afghanistan comme le cœur de leur grande stratégie mercantiliste […] ce dont le réseau Haqqani, aujourd’hui à la tête des talibans, est heureux de profiter

Selon plusieurs sources à Kaboul, l’ambassade des Émirats arabes unis a systématiquement engagé des protégés clés du réseau Haqqani dans les régions de Khost et de Loya Paktia, le cœur de leur tribu, dans l’Est de l’Afghanistan.

Des diplomates émiratis auraient noué des relations étroites avec le gouverneur de la province de Khost, qui serait également un ami personnel de Sirajouddine Haqqani. D’autres sources affirment que l’ambassade émiratie a également établi des liens avec l’assistant personnel de Sirajouddine au cours de l’année passée. 

Alors que les négociations entre le Qatar et la Turquie avec les talibans concernant la gestion de l’aéroport de Kaboul ont échoué plus tôt cette année en raison des exigences des Qataris et des Turcs, qui souhaitaient continuer d’assurer la sécurité de l’aéroport, les Émirats arabes unis disposaient des réseaux nécessaires pour faire pression sur le ministère de l’Intérieur de Sirajouddine afin de remporter le contrat. Contrairement à ses concurrents, Abou Dabi n’a posé aucune condition au contrat, confiant au réseau Haqqani la sécurité de l’aéroport.

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Au final, c’est un consortium établi aux Émirats arabes unis, GAAC, qui a remporté l’appel d’offres, entérinant ainsi la victoire des Émirats arabes unis face au concurrent qatari. D’autant plus que l’Asie centrale est devenue un terrain clé pour le développement du réseau mercantiliste émirati et la collaboration sino-émiratie ; il est ainsi logique qu’Abou Dabi ambitionne de devenir un interlocuteur clé de la Chine dans la région. 

Après tout, contrairement au Qatar, qui a joué un rôle de médiateur largement impartial dans le conflit, les Émirats considèrent l’Afghanistan comme le cœur de leur grande stratégie mercantiliste consistant à connecter les nœuds logistiques et les chaînes d’approvisionnement en Asie centrale – ce dont le réseau Haqqani, aujourd’hui à la tête des talibans, est heureux de profiter.

- Andreas Krieg est professeur assistant au département d'études de la défense du King's College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des clients gouvernementaux et commerciaux au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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